Et si la grimpe nous sauvait du vide social contemporain ?
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 3 jours
- 11 min de lecture
Dans une société où l’on a remplacé les rendez-vous par des meeting Zoom, les groupes d'amis par les groupes WhatsApp et le voisinage par un algorithme, quelque chose s’est fissuré : nos repères collectifs. Émile Durkheim appelait cela l’ « anomie », un état de dérèglement social, de perte de normes. Et si, entre deux séances de bloc et une bière fraîche, les salles et falaises d’escalade participaient, à leur manière, à recoller les morceaux ?

Fin de journée, métro bondé, notifications qui s'accumulent... Chacun rentre chez soi avec sa petite boule d’angoisse coincée entre le plexus et l’écran d’accueil de son smartphone. On a discuté toute la journée sur Teams ou Slack, on a « liké » des stories, on a commenté un mème dans un groupe Whatsapp, mais on réalise soudain que l'on n’a pas regardé une seule personne dans les yeux plus de dix secondes. Au même moment, à quelques rues de là, une salle d'escalade est en train de se remplir. On s'y croise en tenue de sport, magnésie sur les mains, traces de gomme sur les tapis. On se passe des brosses, on se partage des méthodes, on s’assoit à côté d’inconnu·es qui deviennent des visages familiers. On se tutoie sans se demander si c’est « professionnel » ou non. On vit, littéralement, à la verticale.
Ce contraste est au cœur de la question que posait déjà Émile Durkheim - l'un des pères fondateurs de la sociologie moderne - à la fin du XIXᵉ siècle, bien avant Instagram : que se passe-t-il quand les grandes structures collectives – religion, village, corporation, famille élargie – cessent d’organiser nos vies quotidiennes, sans qu’autre chose ne prenne le relais de manière stable ? Ce moment de flottement, de désorientation, il le nomme « anomie ». La modernité hyperconnectée n’a fait qu’accélérer cette bascule. On n’a jamais été autant relié·es technologiquement, et pourtant, rarement aussi désajusté·es socialement. L’impression de « vide » n’est pas seulement psychologique : elle a une histoire, une structure. Et c’est précisément à cet endroit que l’escalade devient une pratique intéressante à observer, non pas simplement comme loisir, mais comme tentative – partielle, imparfaite – de fabriquer du lien et des règles dans un monde qui en manque cruellement.
Bienvenue en régime d’anomie
Chez Durkheim, l’anomie n’est pas un gros mot pour désigner « les jeunes qui ne respectent plus rien ». C’est un diagnostic : la société, dit-il, traverse des phases où les normes qui organisent les comportements ne tiennent plus. Les règles du jeu se brouillent, les attentes deviennent floues, les promesses de la modernité (progrès, ascension sociale, consommation) se heurtent à la réalité. Résultat : sentiment de vide, frustrations, isolement, dépressions, augmentation du nombre de suicides et des conduites autodestructrices. Dans son ouvrage Le Suicide (1897), le sociologue d'Épinal décrit ce moment où le désir individuel est comme livré à lui-même, sans garde-fous collectifs. Résultat : sentiment de vide, frustrations, isolement, dépressions, augmentation du nombre de suicides et des conduites autodestructrices. Chacun se débrouille, bricolant sa petite morale sur fond de marché, de concurrence et de mobilité permanente.
Là où l’anomie dissout les repères, la salle les redonne, sous une forme très concrète. On sait ce que l’on vient y faire, on sait à peu près comment se comporter, on sait ce qu’on peut ou non attendre des autres.
Transposé à notre époque, le tableau semble particulièrement à propos : précarité professionnelle devenue norme, familles éclatées, urbanisme qui fait disparaître les lieux de sociabilité gratuits, plateformes numériques qui organisent nos interactions selon une logique marchande. La promesse de liberté se paye en angoisse diffuse : que vaut ma vie, à quoi je sers, où est ma place, qui se soucie de moi si je décroche ? L’anomie, ce n’est pas l’absence totale de règles, c’est plutôt une inflation de micro-normes contradictoires : être productif mais cool, compétitif mais collaboratif, indépendant mais toujours disponible, authentique mais présentable. On joue plusieurs personnages selon les contextes, et on termine par ne plus toujours savoir lequel est « le vrai ».
Dans cette fragmentation, les sports ne sont plus seulement des loisirs, mais des lieux où se rejouent – et parfois se réparent – des manières d’être ensemble. L’escalade, avec ses communautés de salles et de falaises, occupe une place singulière dans ce paysage.
Au nom de la grimpe
Une salle privée d’escalade contemporaine, c’est un drôle d’hybride : un peu club de sport, un peu café, un peu place de village. On y vient pour la pratique physique, bien sûr, mais on y reste pour autre chose que le simple effort musculaire. D’un point de vue purement durkheimien, c’est un laboratoire d’intégration sociale. On y retrouve plusieurs ingrédients qui manquent cruellement ailleurs :
Des rituels réguliers : la séance du lundi soir, le créneau du mercredi, la « nocturne » du vendredi. On ne va plus à la messe, mais on a son petit office de la grimpe, avec des horaires, des habitudes, des visages.
Une communauté identifiable : les habitué·es qu’on salue, les ouvreur·ses qu’on reconnaît, le staff que l’on tutoie. Ce n’est pas l’anonymat du métro, c’est un anonymat relatif qui se fissure petit à petit à force de se recroiser en chaussons.
Des règles communes très simples à comprendre : on ne traverse pas sous quelqu’un, on ne court pas sur les tapis, on check son/sa partenaire avant de grimper en tête. Ces normes ne sont pas que techniques : elles produisent du lien. Respecter une règle, ici, c’est prendre soin des autres.
Là où l’anomie dissout les repères, la salle les redonne, sous une forme très concrète. On sait ce que l’on vient y faire, on sait à peu près comment se comporter, on sait ce qu’on peut ou non attendre des autres. On est loin du grand récit politique ou religieux, mais c’est une petite boussole quotidienne.
D’un point de vue existentiel, cela change beaucoup de choses. Dans une journée saturée de tâches abstraites et de mails sans fin, la grimpe propose un type d’expérience très concret.
Les sociologues parlent parfois de « troisième lieu » (plus connu derrière le terme « tiers-lieu ») pour désigner ces espaces qui ne sont ni la maison ni le travail, mais où l’on reconstruit de l’appartenance : cafés, bars, associations, bibliothèques. Les salles d’escalade se sont imposées, presque sans le revendiquer, comme des troisièmes lieux de la génération urbaine d'aujourd'hui. On y vient seul·e, on y reste rarement seul·e. On y cherche une déconnexion, on y trouve souvent une bande. Et dans un monde où beaucoup de relations sont médiées par un écran, ce simple fait – voir des corps, entendre des souffles, partager des silences devant un bloc – est tout sauf anodin.
Tenir la prise
L’anomie, chez Durkheim, c’est aussi une question de désajustement entre les désirs et le réel. Une société qui promet tout à tout le monde et ne tient pas ses engagements déclenche mécaniquement frustration et mal-être. L’escalade, paradoxalement, propose un scénario inverse : elle promet peu, mais ce qu’elle promet, elle le tient. Une voie cotée 6b ne prétend pas être un ascenseur social. Elle dit simplement : « Voici un problème précis, avec un début, un milieu, une fin, et pour le résoudre, il va falloir du temps, des essais, des échecs ». Ça ne promet rien de spécialement confortable, mais c'est honnête. Le corps devient l’unité de mesure : pas le CV, pas le salaire, pas le nombre de followers.
D’un point de vue existentiel, cela change beaucoup de choses. Dans une journée saturée de tâches abstraites et de mails sans fin, la grimpe propose un type d’expérience très concret : saisir une prise, pousser dans les pieds, gérer sa peur, tomber, recommencer. On n’« optimise » pas sa vie, on essaie simplement de tenir trois mouvements de plus.
Les logiques de genre, de classe, d'origine, les rapports de domination traversent aussi les salles et les falaises. Tout le monde n’y trouve pas instantanément sa place, et les codes peuvent y être intimidants.
On pourrait y voir une forme de fuite, et parfois c’en est une. Mais c’est aussi une manière de remettre un peu de cohérence là où tout part en morceaux. L’échelle de valeur est claire : ce n’est plus « Suis-je un individu performant sur le marché ? », mais « Ai-je progressé depuis trois mois sur ce style de bloc, dans cette salle, avec ces gens ? ». Cette focalisation sur une pratique située, avec des feedbacks immédiats, agit comme un antidote au flottement anomique. Non pas en réglant magiquement les problèmes structurels (précarité, inégalités, solitude), mais en offrant un champ où l’action a du sens, où les efforts se voient, où le temps se déploie autrement que dans la simple consommation de contenus.
Et puis il y a la chute. La chute qui fait partie du jeu, qui est anticipée, ritualisée. On apprend à tomber, à faire confiance au tapis, à la corde, à l’assureur·euse. Là où notre société laisse planer une menace permanente (crise politique, crise économique, crise écologique, crise sanitaire) sans offrir de prise, l’escalade met le risque à hauteur d’homme : on le regarde en face, on l’apprivoise, à plusieurs.
Des vies à l'horizontale
Émile Durkheim insistait sur un point : ce qui nous tient debout, ce n’est pas seulement l’individu et sa psychologie, ce sont les structures collectives qui nous entourent. Or, dans les sociétés contemporaines, beaucoup de ces structures vacillent. Le club de grimpe, qu’il soit public ou privé, intérieur ou extérieur, redevient alors une forme d’institution miniature. On y trouve des figures d’autorité (les ouvreur·ses, les encadrant·es, les ancien·nes), des rites de passage (la première voie en tête, le premier 6a, la première grande voie), des récits partagés (« Tu te souviens du projet de l’hiver dernier ? »), des solidarités informelles (co-voiturages, prêts de matos, conseils suite à une blessure quand tout le monde finit tôt ou tard par traverser les mêmes blessures).
Ce tissu social n’a rien d’anecdotique. Pour beaucoup, il remplace ou complète des formes d’appartenance qui se sont érodées ailleurs. On ne s’engage plus forcément dans un parti, un syndicat ou une paroisse, mais on investit énormément d’énergie dans une communauté sportive, avec ses valeurs implicites : entraide, humilité face au rocher, refus de l’humiliation gratuite, droit à l’échec.
L’un des effets les plus insidieux de l’anomie, c’est l’impression que tout vaut tout, que plus rien ne se tient. L’escalade, par contraste, est une école de limites assumées.
Il serait naïf de peindre la grimpe comme un royaume sans conflits ni hiérarchies. Les logiques de genre, de classe, d'origine, les rapports de domination traversent aussi les salles et les falaises. Tout le monde n’y trouve pas instantanément sa place, et les codes peuvent y être intimidants. Mais, comparée à d’autres univers, la barrière d’entrée symbolique y reste relativement basse : un short, un t-shirt, une paire de chaussons, et l’on peut très vite se retrouver dans la même voie qu’une chirurgienne, un serveur, une étudiante, un fonctionnaire. Cette co-présence de mondes sociaux qui se parlent peu ailleurs est un antidote partiel à l’anomie. Elle reconstitue des fragments de société commune, là où beaucoup d’expériences sont devenues ségrégées : quartiers qui ne se croisent plus, écoles qui se spécialisent, entreprises où l’on reste entre soi.
Les « communautés verticales » de la grimpe ne remplacent pas un projet politique, mais elles rappellent une intuition simple que Durkheim n’aurait probablement pas reniée : on ne se construit jamais tout seul. Même la plus solitaire des croix a derrière elle une foule de gestes collectifs – des ouvreur·ses, des assureur·ses, des ami·es qui ont crié « Allez ! » au bon moment.
Une discipline du corps contre le chaos des normes
L’un des effets les plus insidieux de l’anomie, c’est l’impression que tout vaut tout, que plus rien ne se tient. L’escalade, par contraste, est une école de limites assumées. Le rocher ou le mur ne négocient pas. Si la prise est trop loin, elle est trop loin. Si l’on manque de force, on tombe. Si l’on ne sait pas clipper, on ne grimpe pas en tête. Ce n’est pas de la rigidité gratuite, c’est une façon de redonner du relief à un monde où beaucoup de critères semblent interchangeables. On peut tricher sur LinkedIn, pas sur un dévers de 45°. On peut simuler en réunion, pas à 10 mètres du sol sur une prise minuscule.
Ce qui apaise peut aussi devenir un produit comme un autre, vendu précisément à celles et ceux que le vide social fragilise.
Cette confrontation possède des contraintes claires qui structurent la personnalité autant que les muscles. Elle apprend la patience (la progression est lente, parfois ingrate), la responsabilité (mon geste a des conséquences immédiates pour la personne que j’assure), la lucidité (reconnaître qu’aujourd’hui, ce n’est pas le bon jour pour ce projet). Durkheim insistait sur la fonction morale du collectif : non pas au sens moralisateur, mais au sens de ce qui nous aide à nous orienter dans le bien, le mal, le juste, l’injuste. La grimpe propose modestement une micro-morale très concrète : on ne fait pas autre chose lorsque l'on assure, on ne pose pas son crash-pad n’importe comment, on partage la paroi avec d'autres personnes, on respecte les sites naturels.
Dans une époque où les grandes boussoles idéologiques se sont effilochées, ces petites morales incarnées valent leur pesant d'or. Elles redonnent des repères, même provisoires, là où l’anomie dissout tout dans un grand « à chacun sa vérité ».
Quand l’escalade recycle aussi le vide
Reste une question inconfortable : l’escalade guérit-elle l’anomie ou la recycle-t-elle parfois à son compte ? Car ce qui apaise peut aussi devenir un produit comme un autre, vendu précisément à celles et ceux que le vide social fragilise. À l'inverse des clubs associatifs, les salles privées ne sont pas des sortes de monastères autogérés : ce sont des entreprises, avec des business plan, des investisseurs, des objectifs de croissance. Elles ont besoin de clients, de fidélisation, d’« expérience », de communauté… parce que tout cela se traduit en abonnements et en rentabilité. Le sentiment d’appartenance est sincère, mais il est aussi monétisé.
Les réseaux sociaux accentuent aussi ce mouvement. Ce qui était un refuge peut devenir une nouvelle scène de performance identitaire : poster ses croix, ses vidéos de blocs, ses voyages en falaise, accumuler du capital symbolique numérique. Le vide que l’on cherchait à combler offline réapparaît online, sous une autre forme : celle de la comparaison permanente, du besoin de reconnaissance, de la peur de « ne pas être au niveau ».
Peut-être que la manière la plus radicale de répondre à l’anomie n’est pas de théoriser sans fin le vide, mais de multiplier ces espaces où l’on peut, très simplement, le remplir de présences réelles.
Là encore, la grille durkheimienne est utile. Une communauté qui ne se pense pas comme telle, qui ne réfléchit pas à ses propres normes, peut très vite devenir anomique à son tour : inflation d’attentes implicites (« être fort·e », « être stylé·e », « être fun »), absence de véritables espaces de parole, tabou sur la souffrance psychique derrière la performance physique.
La question n’est donc pas de savoir si l’escalade est « bonne » ou « mauvaise » pour le vide contemporain, mais à quelles conditions elle produit réellement du lien plutôt que de simplement le simuler. Est-ce qu’on prend le temps d’accueillir les nouveaux et nouvelles, de parler de ce qui ne va pas, d’aborder les questions de harcèlement, de sexisme, de racisme, de conditions de travail dans les salles ? Ou est-ce qu’on en reste à la surface instagrammable de la communauté cool qui enchaîne les « afterworks grimpe » ?
Durkheim écrivait que la société n’est pas seulement un décor dans lequel nous évoluons, mais une force qui nous traverse, qui nous façonne, qui, parfois, nous écrase. L’anomie est le nom qu’il donne à ces moments où cette force se dérègle, où l’individu se retrouve livré à lui-même dans un univers de règles floues, changeantes, souvent contradictoires.
L’escalade ne va pas réparer la désindustrialisation, la solitude des métropoles, la précarité de masse ou la crise écologique. Mais elle offre un terrain pratique pour expérimenter autre chose que le vide : des liens concrets, des normes explicites, des engagements mutuels. Une manière de refaire société à petite échelle, prise après prise, séance après séance. À l’heure où beaucoup ont l’impression de « ne plus avoir de prise » sur leur existence, l’escalade ne propose pas un grand récit de salut. Elle offre quelque chose de plus modeste, mais de terriblement précieux : des prises auxquelles se raccrocher, des corps à côté desquels on respire, des communautés auxquelles on s'attache.














