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De l’école aux salles privées : le grand mythe de l’escalade pour tous

Bleausard et ouvrier, Jean-Jacques Naëls traîne cinquante ans d'escalade à grimper, créer et réparer des circuits. Face au discours triomphant sur la « démocratisation » de l'escalade urbaine, il décortique les chiffres, analyse la sociologie des clubs et des salles, et démonte le mythe d'un sport devenu accessible à toutes et tous. Spoiler : seule l'école publique tient sa promesse démocratique. Attention, ça décape.


Le mythe de l'escalade pour tous.
(cc) Lori Ikeda / Unsplash

Nous l’entendons partout. Depuis que l’escalade s’est installée en ville, elle est pratiquée par plus de 2 millions de personnes en France, voire 3 millions, allez. Pour mettre du beurre dans les épinards, on dit même que c’est la discipline sportive la plus pratiquée dans les établissements scolaires. Ce sont des données qu’on aime donner. Personnellement, je n’ai jamais trouvé confirmation de ces chiffres. En me penchant un peu sur la question, j’ai simplement trouvé que l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire plaçait l’escalade seulement à la 14ème place des sports les plus pratiqués en 2022.


Montée de fièvre


Mais bon, ce succès serait tellement spectaculaire qu’il n’est pas rare d’entendre des voix satisfaites dire que l’escalade s’est popularisée, mieux qu’elle s’est démocratisée. Nul ne peut ignorer que cet engouement pour l’escalade - en salle, notamment - va de pair avec une surcharge médiatique qui ne cesse de la promouvoir. Au point que l’on peut se demander ce qui plaît en premier lieu aux nouveaux adeptes : l’escalade à travers ses qualités intrinsèques, ou l’imagerie sociale qu’elle renvoie ? Est-ce vraiment une représentation de soi ultra séduisante et positive que l’escalade est capable de produire ? Dans ce cas, cette montée de fièvre résulterait d’un phénomène de société. Précisément : une mode. Une mode qui semble aller comme un gant à une certaine jeunesse bien en société et qui fleure bon l’oseille. D’où les exclamations condescendantes disant que l’escalade se « gentrifie », qu’elle est un sport de « bobos » comme si ce mot désignait une classe sociale, et comme si auparavant l’escalade était plus « populaire » qu’aujourd’hui. Au contraire, la vérité est que, idéalement, grâce aux murs d’escalade dans les cités, l’escalade aurait dû se « prolétariser », donc se démocratiser dans le bon sens du terme. 


« L'escalade demeure incontestablement une activité difficilement accessible à la classe sociale prolétarienne. L'explication ne semble pas être financière mais trouve des raisons culturelles et de démarquage sociologique »

Au-delà des contradictions formulées à droite et à gauche, s’il est indéniable que les centaines de Structures Artificielles d’Escalade (SAE) commerciales et municipales érigées dans les métropoles ont contribué au succès quantitatif de l’escalade citadine, peut-on vraiment affirmer qu’elle est devenue accessible à toutes et tous ? On peut être tenté de le prétendre, puisque nombreux sont les clubs d’escalade dits populaires qui réunissent les conditions pour que l’escalade soit accessible « à tous ». En effet, les cotisations sont peu élevées, puisque allant de 55 euros à seulement 70 euros l’an suivant les clubs. Ces licences bon marché étant possibles du fait que le local et la structure d’escalade dont disposent les clubs sont gracieusement mis à disposition par la ville, que la gestion ludique du mur, l’animation et l’initiation sont dispensées en principe par des bénévoles convaincus, et que l’équipement nécessaire à l’escalade est prêté contre une caution. Ce qui implique qu’au pied de murs accessibles à toutes et tous, on devrait rencontrer des grimpeurs et grimpeuses de tous styles de vie, de toutes origines, alors que dehors, dans la vie civile, les diplômes, les salaires, la culture, le langage même, les séparent.


Or, malgré ces facilités, il y a très peu de citadins aux salaires modestes qui viennent d’emblée s’adonner à l’escalade. En conclusion, même si les conditions semblent réunies pour que l’escalade se prolétarise dans ces clubs communaux, ce que l’on observe un peu partout, c’est qu’on y rencontre majoritairement des gens qui exercent un métier dit intellectuel et ont des revenus confortables. Cela signifie que les facilités d’accès profitent peu aux petits salaires, mais beaucoup aux salaires proches de ou supérieurs à la moyenne nationale. Un avantage qui ressemble à un privilège de classe d’une certaine manière puisque l’aumône du pauvre tombe dans la main du riche. C’est ainsi que, dans les clubs populaires, on y rencontre autant de « bobos » que dans les salles d’escalade commerciales à succès. Au passage, si « bobo » signifie être à l’aise pour choisir entre son club populaire et sa salle commerciale, je ne suis pas certain que ce soit mal. En tout cas, si je ne le suis pas encore, je veux bien en être un !


L’escalade de la vieille école


C’est à croire que les vieux déterminants sociologiques découverts dans les années soixante opèrent toujours, sans que rien ne puisse les contrarier. Ce, même dans les clubs populaires et malgré le vieux vœu militant de « détruire ce qu’il faut bien appeler une rente socioculturelle. » C’est comme ça. En dépit de l’essor des SAE sur lesquelles reposait l’espoir de la démocratisation réelle de l’escalade, celle-ci demeure incontestablement une activité difficilement accessible à la classe sociale prolétarienne. L'explication ne semble pas être financière dès lors que l’on se cantonne au mur de son club, mais trouve des raisons culturelles et de démarquage sociologique. Je pense notamment à la forme de leadership qu’exercent celles et ceux qui ont une certaine aisance culturelle, à cette sorte d’autorité naturelle qu’ils font peser sur « les gens du peuple » qui y sont quotidiennement confrontés dans leur vie professionnelle. Quoi qu’il en soit, les clubs ne répondent pas toujours à l'aspiration de leurs publics dans la pratique de l’escalade. Sinon, il n’y aurait pas autant de murs commerciaux.


Vous l’avez bien lu. J’ai l’air d’asséner que les déterminants sociétaux sont inflexibles et font loi partout. J’ai juste l’air car je pense que c’est faux. Il se trouve que l’escalade démocratique existe bien. Et l’unique voie de démocratisation en France est celle de l’école publique. Celle-ci est arrivée par l’action politique concrète au début des années quatre-vingt, précisément le 11 septembre 1981, lorsque, par décret, l’État a autorisé l’enseignement et la pratique de l’escalade par des enfants dans le cadre de la vie scolaire. Ce n’est pas anecdotique, puisque c’est suite à cette reconnaissance officielle de l’escalade comme sport à part entière et aux subventions consenties par l’État « à hauteur d’un tiers » pour promouvoir « ce nouveau sport citadin » que les municipalités, les départements et les régions ont été encouragés à financer la construction de nombreux murs « publics » partout en France.  


Des murs d’escalade que bien des clubs ont pu obtenir sans revendication particulière, en présentant simplement la discipline et en s’engageant éventuellement à en assurer la gestion. Oui, c’est bien grâce aux murs d’escalade subventionnés par la collectivité que chaque élève, quel que soit son milieu social, a pu être initié à l’escalade à l’égal de toutes les disciplines enseignées à l’école. C’est bel et bien sa mission démocratique. Et hors de l’école publique, la démocratisation de l’escalade reste ponctuelle et hasardeuse. Cela dit une chose des leviers de la démocratisation de l'escalade en France. Si les associations sont souvent des partenaires efficaces pour promouvoir et ouvrir les activités sportives au plus grand nombre, elles ne seront jamais assez puissantes. Pour bouleverser les déterminants culturels, sociaux et économiques : seul un État peut y parvenir.


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