Le tiers-lieu vertical : comment les salles d’escalade refont la ville
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 2 jours
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 18 heures
Oubliez le café du coin ou le bar branché. La nouvelle place du village urbain a des murs de cinq mètres de haut, des prises en résine, et sent la magnésie fraîche. Bienvenue dans la salle d’escalade moderne, cet étrange espace où grimper devient moins important qu'échanger, où l’on refait la société autant que son dernier bloc. Analyse d’un phénomène contemporain : le mur comme lieu de vie.

Au début, la salle d’escalade, c’était un peu l’image triste du gymnase de collège : odeur douteuse, éclairage blafard, convivialité proche du néant. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, pousser la porte d’un espace de grimpe urbain ressemble davantage à entrer dans un club social cool. Sous les néons doux, entre une IPA brassée localement et un bloc rouge, des grimpeurs et grimpeuses connecté·e·s refont le monde, échangent des conseils autant que leurs derniers coups de cœur Netflix. Salles de sport ou nouveaux espaces hybrides ? Derrière leur image conviviale et décontractée, ces lieux interrogent profondément leur fonction sociale. L’ambiance rappelle d’ailleurs étrangement celle du café de quartier où tout le monde connaît votre prénom, sauf qu’ici on vous applaudit quand vous tombez – curieuse inversion des codes sociaux, avouons-le.
Cette tendance, loin d’être anodine, résonne avec une idée chère aux sociologues : celle du tiers-lieu (ou troisième lieu, d’après l’expression originale third place) théorisé par l’Américain Ray Oldenburg. Au-delà du domicile (premier lieu) et du travail (deuxième lieu), il existerait une sorte de refuge informel, lieu de sociabilité libre et décontractée. Selon Antoine Burret, sociologue spécialiste du sujet, une salle d’escalade pourrait tout aussi bien remplir la fonction de tiers-lieu qu’une pharmacie, une bibliothèque ou même une place publique. Ce qui compte, c’est avant tout une atmosphère sociale authentique d’entraide, de solidarité et de partage. La grimpe indoor serait-elle devenue ce troisième lieu improbable du XXIe siècle ? Chaussons trop petits aux pieds et sociologues sous le bras, explorons cette hypothèse un peu farfelue… mais étrangement pertinente.
Le tiers-lieu : entre idéal sociologique et réalité marketing
Pour bien comprendre ce que Ray Oldenburg entend par tiers-lieu, imaginez le bistrot de quartier idéal : ambiance décontractée, zéro hiérarchie, tout le monde à égalité autour du zinc. Un lieu où parler politique, culture, météo ou chiffons relève du même plaisir simple : celui de faire société. Selon Oldenburg, ces espaces sont essentiels pour le lien social, l’engagement civique, et même (soyons fous) la démocratie locale. Rien que ça. Bref, des endroits où, sans avoir à le dire, on se sent tout simplement chez soi.
« On veut être proche de tout le monde et finalement recréer des petites plages de village au sein de nos salles. C'est ce qu'on veut : des lieux à la croisée des genres où tout le monde se retrouve » Antoine Kharsa, directeur de Climbing District Jaurès
Comment la salle d’escalade, temple supposé de l’effort individuel, a-t-elle pu glisser (avec élégance) vers cette définition quasi-utopique ? La réponse tient dans un subtil dosage d’ingrédients urbains modernes : design léché, cafés bios torréfiés dans le quartier, playlist lo-fi... À Paris, à Berlin, à Londres ou à Lyon, les salles branchées comme Climbing District ou Arkose ne s’y trompent pas : elles assument ouvertement leur statut hybride de lieux de vie avant d’être des salles de sport. On vient pour grimper, mais on reste pour discuter, boire un verre, flâner dans l’espace coworking ou regarder un film de montagne sur écran géant. D'ailleurs les gérants ne s'y trompent pas. Pour une émission de Radio Campus enregistrée chez Climbing Distrcit Jaurès en octobre 2023, Antoine Kharsa, directeur de la salle disait : « On s'intègre vachement dans la vie de quartier. Le "District" de "Climbing" n'y est pas pour rien. On veut être proche de tout le monde et finalement recréer des petites places de village au sein de nos salles. C'est ce qu'on veut : des lieux à la croisée des genres où tout le monde se retrouve ».
Jean-Laurent Cassely, observateur attentif des modes de vie urbains et fondateur de Maison Cassely, rappelle pourtant qu'il ne suffit pas d'être un lieu hybride pour mériter pleinement le label de tiers-lieu : « Un lieu hybride ne devient pas automatiquement un tiers-lieu. Pour l’être réellement, il doit assurer un rôle communautaire authentique, au-delà de la dimension purement transactionnelle et commerciale. Une salle d’escalade ne peut pas simplement se décréter tiers-lieu par affichage marketing. » Le co-auteur de La France sous nos yeux rejoint ainsi la pensée d’Antoine Burret, sociologue spécialiste des tiers-lieux, qui souligne clairement que « si un espace est uniquement dédié à la consommation, il ne peut prétendre être un tiers-lieu. Celui-ci doit impliquer une dimension sociale authentique de partage et d’entraide, allant au-delà de la simple transaction commerciale ».
Pour les nouveaux réseaux de salle branchée, l'escalade deviendrait même un prétexte. « On ne vend pas de la grimpe, on propose un lifestyle », confessent en toute décontraction certains gestionnaires. Au même micro de Radio Campus, Antoine Kharsa abonde : « Chez nous, l'escalade est une toile de fond. Ça reste note coeur de métier mais c'est au fond une seule des raisons qui vont venir les gens. Le bar, la restauration, les espaces de co-working... sont autant d'autres raisons que la grimpe qui encouragent les gens à oser pousser la porte de notre salle d'escalade ».
Rituels et micro-sociétés verticales
Cette dynamique sociale, la salle d’escalade la doit surtout à ses propres rituels. On ne grimpe pas seul, même lorsqu’on grimpe seul. Autour du tapis ou des canapés se créent spontanément de petites interactions délicieusement absurdes mais profondément humaines. Le fameux « Allez ! » scandé avec conviction à un.e inconnu.e pendu.e au bout des bras, le discret échange de magnésie (comme une amitié scellée dans la poudre blanche), ou l’indispensable « check du poing » après un bloc réussi... Autant de micro-rituels théorisés il y a plus d'un demi-siècle par le sociologue canadien Erving Goffman dans son ouvrage La Mise en scène de la vie quotidienne (The Presentation of Self in Everyday Life, 1959). Pour Goffman, toute interaction sociale s’apparente à une véritable dramaturgie où chacun·e joue subtilement son rôle, naviguant constamment entre solidarité, modestie affichée et fierté discrète.
« Après le Covid, les gens cherchent à intensifier leur expérience physique et sociale. Les salles d’escalade offrent parfaitement cette dimension hybride, combinant sport, sociabilité informelle et convivialité urbaine retrouvée » Jean-Laurent Cassely
Ainsi, chaque salle finit par se constituer une tribu d’habitués, ces regulars chers à Oldenburg qui donnent son âme au lieu. Ils et elles connaissent tous les recoins du mur, chaque bloc mythique, chaque membre du staff. Leur rôle, essentiel, consiste souvent à intégrer les nouveaux venus. La salle devient alors une sorte de joyeux carrefour social, où les rituels anodins facilitent l’inclusion. On grimpe, certes, mais surtout on parle, on plaisante, on s’encourage, on crée du lien. Si Goffman revenait aujourd’hui, il grimperait sans doute du 4a, mais il saisirait immédiatement ces codes subtils qui font toute l’âme des salles modernes.
Hic et nunc
Si le tiers-lieu lieu se définit avant tout par la convivialité, la présence physique et les échanges directs, alors la salle d’escalade moderne relève presque d’une forme de résistance subtile à la numérisation à outrance du quotidien. Là où nombre d’interactions contemporaines se passent désormais à travers un écran, la grimpe indoor, elle, impose un retour à l’immédiateté du contact. Jean-Laurent Cassely, note justement que cette tendance à la présence retrouvée a été amplifiée par la période post-Covid : « Après le Covid, les gens cherchent à intensifier leur expérience physique et sociale. Les salles d’escalade offrent parfaitement cette dimension hybride, combinant sport, sociabilité informelle et convivialité urbaine retrouvée. »
Dans ce contexte, la salle devient un espace rare, où se reconnecter physiquement et spontanément aux autres prend tout son sens. Certes, le numérique est là, jamais loin, mais la convivialité réelle qui émerge spontanément autour d’un tapis de grimpe constitue une petite victoire discrète contre l’atomisation digitale. On n’a pas forcément besoin d’une story Instagram pour valider sa séance : ici, la validation se fait dans le sourire complice d’un partenaire d’escalade, dans les applaudissements spontanés après un bloc réussi ou dans les échanges informels au bar.
« Avec l’hybridation des salles d'escalade (coworking, restauration, fitness, douches), on assiste nécessairement à une hausse des tarifs, renforçant potentiellement l’exclusion économique » Gilles Rotillon
Peut-être la salle d’escalade est-elle justement ce troisième lieu précieux qui rappelle aux urbains ultra-connectés qu’on peut encore « faire société » sans obligatoirement « faire du social » en ligne. Une piqûre de rappel physique dans un monde numérique, une sorte de résistance douce mais ferme à l’injonction permanente du tout-écran.
Quand le tiers lieu doit faire sa part
Cette « gentrification verticale », même involontaire, questionne la notion d’accessibilité du tiers-lieu. Gilles Rotillon, économiste spécialiste des loisirs sportifs, rappelle justement qu’« avec l’hybridation des salles d'escalade (coworking, restauration, fitness, douches), on assiste nécessairement à une hausse des tarifs, renforçant potentiellement l’exclusion économique ». Peut-on alors vraiment parler d’un espace social ouvert quand l’accès coûte un abonnement mensuel pas si anodin ? Peut-on vanter la convivialité universelle quand on y croise surtout ses clones sociaux ? Autant de questions un brin piquantes que les salles d’escalade doivent affronter honnêtement si elles veulent assumer pleinement leur vocation sociale.
Grimper pour mieux vivre ensemble ?
Alors, les salles d’escalade, nouveau bistrot vertical ou simple effet de mode urbain ? La réponse est probablement entre les deux. Oui, elles recréent du lien social, favorisent l’entraide et la convivialité, et permettent de « faire société » autrement. Mais elles ne doivent pas oublier leurs limites, leurs paradoxes, leurs angles morts sociaux.
En définitive, peut-être que l’avenir de la salle d’escalade comme tiers-lieu tient dans sa capacité à grimper tout en gardant les pieds sur terre : créer du lien sans exclure, jouer la convivialité sans tomber dans la caricature branchée, devenir un vrai lieu de vie sans oublier l’essence de la grimpe – le plaisir simple, partagé, vertical. Comme le rappelle Antoine Burret : « Certains bars-tabacs, commerces alimentaires ou de proximité ancrés dans leur quartier, parce qu’ils remplissent une fonction de service aux habitants et de lien social, peuvent prétendre au statut de tiers-lieu. Mais cette association n’a rien de systématique ». Une bonne manière de rappeler que rien n’est acquis, et qu’un tiers-lieu authentique ne se décrète pas : il se construit jour après jour.
Après tout, grimper ensemble, c’est déjà commencer à vivre ensemble. Et ça, ça mérite bien une IPA ou une limonade à la sortie du mur. Santé.