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Quand l'escalade entre dans la société du spectacle

Dernière mise à jour : 16 oct.

Guy Debord avait prophétisé dès 1967 l'avènement d'une société où « tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation ». Cinquante ans plus tard, l'escalade discipline née de la recherche d'autonomie et de contact direct avec la nature succombe à son tour aux sirènes spectaculaires. Entre missions impossibles filmées pour Netflix et feux d'artifice sur des montagnes sacrées, décryptage d'une mutation qui transforme la verticalité en marchandise.


Alex Honnold devant la tour Taipei 101
Alex Honnold devant la tour Taipei 101, à Taïwan © Netflix

Il y a quelque chose de délicieusement ironique à voir l'escalade cette discipline née du refus des sentiers battus, de la quête d'autonomie face aux éléments devenir le terrain de jeu privilégié de ce que Guy Debord appelait dès 1967 la « société du spectacle ». Quand Domen Škofic grimpe autour d'un planeur Red Bull en plein vol, quand Arc'teryx transforme les crêtes sacrées du Tibet en plateau pyrotechnique, quand Alex Honnold s'apprête à escalader la tour Taipei 101 en direct sur Netflix, nous assistons en temps réel à la confirmation posthume de la prophétie situationniste.


Le diagnostic mérite qu'on s'y attarde, non par nostalgie d'un âge d'or fantasmé, mais parce que ces « dingueries » révèlent les symptômes d'une mutation anthropologique plus large. Car c'est précisément dans cette capacité qu'a l'escalade de révéler les mécanismes de sa propre spectacularisation que réside peut-être sa chance de résistance.


Les effets Debord


« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles », écrivait Debord en ouverture de son ouvrage fondateur. Cinquante ans plus tard, l'équation est d'une actualité troublante : nous ne grimpons plus, nous contemplons des images de grimpe qui prétendent être plus vraies que la grimpe elle-même.


Prenons le cas Škofic. Que nous donne à voir cette prestation de haut vol ? Ce que nous contemplons, c'est la pure représentation de l'escalade, débarrassée de tout ce qui pourrait entraver son efficacité spectaculaire. Le grimpeur devient littéralement un signe de l'escalade, détaché de sa pratique réelle pour mieux servir les impératifs de visibilité de la marque qui l'emploie. Cette mutation correspond exactement au basculement identifié par Debord : de l'être à l'avoir, puis de l'avoir au paraître. L'escalade a d'abord été dégradée en performance quantifiable avoir grimpé tel sommet, telle voie, tel niveau. Puis elle a basculé dans l'apparence pure paraître grimper, dans des conditions de plus en plus artificielles, pour des audiences de plus en plus massives et passives.


Domen Skofic et Redbull
Eh oui, Red Bull donne des ailes © Red Bull Content Pool

Le projet Honnold/Netflix en constitue l'illustration parfaite : il ne s'agit plus de grimper Taipei 101, mais de paraître la grimper devant des millions de spectateurs·ices qui ne grimperont jamais. L'événement existe d'abord pour être vu, accessoirement pour être vécu. L'affaire Arc'teryx au Tibet révèle quelque chose d'encore plus profond sur cette logique spectaculaire. Car que s'est-il passé exactement le 19 septembre sur les crêtes de l'Himalaya ? Une montagne réalité géologique, écosystème fragile, espace sacré pour les populations locales a été littéralement remplacée par son image publicitaire.


Le dragon pyrotechnique n'était pas un ornement ajouté au paysage, mais sa négation spectaculaire : pendant quelques minutes, la montagne tibétaine n'a plus existé que comme support de la marque Arc'teryx. Elle est devenue marchandise pure, dématérialisée en logo lumineux. Ce processus révèle ce que Marx appelait le « caractère fétiche de la marchandise » et que Debord actualise : la montagne-marchandise acquiert une vie propre, indépendante de sa réalité matérielle et des rapports sociaux qui la constituent. L'excuse d'Arc'teryx « Nous voulions célébrer la beauté de ces paysages » relève de ce que Debord appelait la « tautologie spectaculaire » : le spectacle ne dit rien d'autre que « ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ». La marque ne célèbre rien d'autre qu'elle-même, dans un mouvement d'auto-référentialité parfaite où la montagne disparaît derrière son propre spectacle.


« Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »

Guy Debord dans La société du spectacle


Cette opération soulève d'ailleurs des questions qui dépassent la seule critique du capitalisme. Comme nous l'analysions récemment, ces pratiques révèlent des enjeux de décolonisation de la grimpe : transformer les montagnes tibétaines en décor publicitaire reproduit des logiques néo-coloniales où certains territoires deviennent des terrains de jeu pour les fantasmes occidentaux. Mais le scandale révèle surtout la nature profondément sociale du spectacle. Comme l'écrit Debord : « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Le dragon tibétain matérialise un rapport de domination qui s'exerce non plus par la force brute, mais par la création d'un consensus du moins dans les locaux de la marque canadienne autour de l'évidence spectaculaire.


L'aliénation du scrolleur vertical


« Plus il contemple, moins il vit » : l'équation de Debord prend un relief saisissant appliquée à l'escalade contemporaine. Car que font majoritairement les grimpeur·ses aujourd'hui ? L'observation empirique révèle une tendance croissante : Instagram, YouTube, streaming de compétitions... La consommation de contenu escalade en ligne semble désormais occuper une place considérable dans la vie des pratiquant·e·s. Ce basculement n'est pas un simple effet collatéral du numérique. Il répond à une logique systémique : « Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé », soulignait Guy Debord. Les réseaux sociaux de l'escalade créent l'illusion d'une communauté unifiée les mêmes références, les mêmes codes, les mêmes désirs tout en organisant méthodiquement l'isolement de chacun face à son écran.


Le feu d'artifice d'Arc'teryx  au Tibet
Et paf ! Le show pyrotechnique d'Arc'teryx au Tibet (cc) Viden Wang / YouTube

Le grimpeur·se-spectateur·ice peut connaître par cœur les mouvements d'Adam Ondra, être incollable sur les projets de Katherine Choong, vibrer pour les exploits d'Alex Honnold, tout en étant incapable de grimper une 5c sans stress. Sa vraie vie d'escalade celle faite de galères, de chutes, de progrès laborieux lui apparaît misérable comparée aux représentations spectaculaires qu'il consomme quotidiennement. Cette aliénation a des effets très concrets : combien de grimpeur·ses renoncent à sortir « parce qu'il fait pas assez beau pour les photos » ? Combien de spots choisit-on non pour leur intérêt intrinsèque mais pour leur « instagrammabilité » ? Les gestes du/de la grimpeur·ses ne lui appartiennent plus : ils sont déjà habités par leur image potentielle, formatés par les codes visuels de l'industrie.


La généalogie de cette spectacularisation n'est pas née avec Instagram. Des premiers films de Warren Miller dans les années 50 à l'ascension de l'Everest filmée en direct sur Snapchat par Cory Richards en 2016, l'escalade a progressivement intégré cette logique de mise en scène. Mais quelque chose a basculé avec le numérique : ce qui était événementiel sortie de film, reportage TV est devenu permanent, ubiquitaire, incontournable.


Les médias spécialisés ne sont évidemment pas des observateurs extérieurs de cette spectacularisation. Ils en constituent des rouages essentiels, souvent malgré eux. Ces « médiations spécialisées » pour reprendre l'expression de Guy Debord relayent les opérations de communication des marques, alimentent le buzz autour des exploits spectaculaires, créent de la désirabilité autour des produits et des destinations.

Cette contradiction traverse l'ensemble de la presse outdoor. Même les critiques les plus virulentes du système spectaculaire comme celle que vous lisez en ce moment participent paradoxalement du spectacle qu'elles dénoncent. Elles génèrent de la visibilité, des clics, de l'engagement. Elles alimentent le flux informationnel qui constitue l'essence même du système qu'elles prétendent questionner.


Cette « dialectique spectaculaire » ne condamne pas la démarche critique pour autant : elle la complexifie. Car comme l'observe Debord : « En analysant le spectacle, on parle dans une certaine mesure le langage même du spectaculaire ». Il s'agit donc d'assumer cette contradiction tout en refusant de s'y complaire, de développer ce que l'on pourrait appeler une critique consciente de ses propres limites.


Certains acteurs du milieu développent d'ailleurs des pratiques de résistance interne. Cette pétition « Fossil Free » lancée récemment par des grimpeur·ses pro et amateurs·ices pour « couper le cordon entre l'escalade et les industries polluantes » témoigne d'une conscience critique croissante. De même que ces initiatives de slow-climbing, ces sorties « phone-free », ces projets de documentation non spectaculaire de l'escalade. Ces micro-résistances révèlent que le système spectaculaire, malgré sa puissance d'intégration, produit ses propres contradictions. Elles ouvrent des brèches dans ce que Jean Baudrillard autre théoricien du simulacre appelait la « simulation » : cette époque où les copies précèdent l'original, où l'escalade-spectacle devient plus vraie que l'escalade réelle.


Vers une dialectique de la désescalade ?


Le système spectaculaire appliqué à l'escalade révèle pourtant ses propres limites. Contrairement à d'autres domaines plus facilement dématérialisables, la grimpe garde un noyau irréductible de réalité physique. On ne peut pas totalement virtualiser le contact avec le rocher, la gestion de l'effort, l'apprentissage de l'équilibre. Ces dimensions résistent à la totale société du spectacle de la grimpe. Et c'est peut-être là que réside l'espoir d'une dialectique positive. Non pas dans un retour nostalgique à une pratique « pure » qui n'a jamais existé l'escalade a toujours eu ses vedettes, ses récits héroïques, ses enjeux économiques mais dans la construction d'une pratique consciente de ses propres mécanismes de spectacularisation.


C'est à l'ensemble d'un secteur de saisir ces contradictions pour les pousser jusqu'à leur point de rupture. Non pas pour détruire l'escalade, mais pour la libérer de ce qui l'empêche d'être elle-même.

Cette conscience passerait d'abord par une réappropriation critique des outils numériques. Plutôt que de subir passivement les algorithmes de recommandation des plateformes, certains comptes Instagram développent déjà des modes de documentation qui privilégient la réflexivité sur la viralité. Ils décryptent les codes de mise en scène, révèlent les coulisses de la production d'images, questionnent leurs propres pratiques. Cette approche s'inspire de ce que l'anarchiste américain Hakim Bey appelait les « zones d'autonomie temporaire » : des espaces-temps soustraits, même momentanément, aux logiques dominantes.


La diversification des modèles économiques constitue un autre levier. L'hyperdépendance aux sponsors oblige les athlètes à se transformer en publicitaires permanents. Explorer d'autres formes de financement coopératif, public, mécénat éthique permettrait de desserrer cette contrainte. Plusieurs projets expérimentent déjà ces alternatives, à l'image de ces collectifs de grimpeur·ses qui mutualisent leurs équipements ou financent leurs expéditions via des plateformes participatives indépendantes des logiques marchandes traditionnelles.


L'éducation à la critique spectaculaire mériterait aussi d'être intégrée. Non pour diaboliser les aspects commerciaux de l'escalade, mais pour conscientiser leurs mécanismes. Comprendre comment fonctionne l'industrie culturelle appliquée au sport permet de s'y mouvoir sans s'y perdre. Enfin, la protection d'espaces de non-spectacle apparaît comme un enjeu crucial. Identifier et préserver des zones, des moments, des pratiques où l'escalade peut se déployer hors de toute logique de visibilité. Ces refuges temporaires ne constituent pas des solutions définitives, mais ils maintiennent vivante l'expérience de ce que pourrait être une escalade libérée de ses chaînes spectaculaires.


Guy Debord - La société du spectacle
La société du spectacle - Guy Debord (Folio/Gallimard) © Vertige Media

Au fond, la question n'est pas de savoir si l'escalade peut échapper complètement à la société du spectacle elle ne le peut probablement pas. La question est de savoir si les acteurs·ices du milieu peuvent développer les anticorps nécessaires pour que cette spectacularisation ne devienne pas totale, ne les dépossède pas complètement de leur pratique. Le spectacle de l'escalade a cela de particulier qu'il met en scène sa propre contradiction : des corps en mouvement dans un monde d'images fixes, une recherche de liberté dans un carcan économique, une quête d'authenticité dans un environnement artificialisé. Ces contradictions ne constituent pas des bugs du système elles en constituent le moteur dialectique.


C'est à l'ensemble d'un secteur de saisir ces contradictions pour les pousser jusqu'à leur point de rupture. Non pas pour détruire l'escalade, mais pour la libérer de ce qui l'empêche d'être elle-même : un art du déplacement vertical qui apprend, dans le même mouvement, à gravir les parois et à surmonter les aliénations. Reste maintenant à savoir si le milieu aura le courage de cette désescalade critique. Ou s'il préférera continuer à contempler les dragons pyrotechniques en se demandant vaguement pourquoi le rocher n'a plus la même saveur sous les doigts.

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