top of page

Pourquoi il faut (re)lire « L’Escalade libre en France »

Vingt ans après sa parution, L'Escalade libre en France d'Olivier Aubel reste d'une actualité saisissante. Ce livre universitaire austère cache en réalité une analyse jouissive et visionnaire de l'escalade française. Entre prophétie sportive et contradictions d'une communauté rebelle devenue mainstream, Aubel avait tout prévu.


L'Escalade libre en France - Sociologie d'une prophétie sportive Olivier Aubel
© Pierre-Gaël Pasquiou / Vertige Media

L’Escalade libre en France : Sociologie d’une prophétie sportive d’Olivier Aubel a tout du livre universitaire typique : une couverture austère, un titre à rallonge, une maison d’édition qui sent bon l'amphi de fac (L'Harmattan, oui monsieur). Publié en 2005, ce pavé sociologique n'a pas forcément eu sa place entre les topos et les récits de grimpe. Dommage, parce que derrière ce vernis académique se cache un bouquin jouissif, truffé d'idées lumineuses sur l’histoire (très mouvementée) de l’escalade libre française. Vingt ans plus tard, on peut clairement dire que ce livre avait deux longueurs d'avance sur son temps.


Il était une fois, une rupture


La thèse d’Olivier Aubel, qui s’appuie sur les grands classiques de la sociologie – Max Weber, Pierre Bourdieu et Erving Goffman – raconte comment, à la fin des années 60, une poignée de grimpeurs français claque violemment la porte au nez de l’alpinisme traditionnel. Bye bye les sommets héroïques, bonjour les falaises-écoles, les blocs à Bleau, et les solos dans le Verdon. L’auteur n’hésite pas à qualifier cette rupture de « prophétie sportive » : oui, ces types savaient exactement ce qu’ils faisaient en se lançant dans cette aventure radicale. Ils inventaient un sport, une pratique entièrement nouvelle, affranchie des codes poussiéreux de la montagne d’alors.


Aubel décrit avec jubilation les contorsions intellectuelles de grimpeurs qui veulent tout à la fois refuser l’argent sale du sponsoring et goûter aux joies du matériel gratos

À travers des chapitres méthodiquement construits, Olivier Aubel démonte habilement l’idée reçue d’une escalade libre née simplement d’un élan romantique et désintéressé. Oui, les pionniers du libre rêvaient de liberté, d’autonomie et d’anti-système, mais Aubel met aussi à jour leurs ambitions secrètes : devenir les patrons de leur propre terrain de jeu. Créer une discipline, c’est aussi créer ses propres héros, ses propres règles, et (subtilement) tirer quelques bénéfices économiques et symboliques au passage. Une réalité délicieusement ambivalente qui, vingt ans plus tard, résonne étrangement avec notre époque de salles ultra-commerciales et d’influenceurs Instagram.


Grimpeurs : libres mais pas trop ?


C’est là que le bouquin devient particulièrement croustillant. En analysant finement les contradictions du milieu, Olivier Aubel montre comment, dès les années 80, l’escalade libre tombe dans son propre piège. Censée être un sport rebelle et anti-institutionnel, l’escalade libre se retrouve confrontée à la double pression du marché et de l’institutionnalisation. On assiste, médusés et amusés, à la naissance des compétitions (forcément « contestées »), aux premières salles privées, aux débats éthiques infiniment sérieux autour du « bon style » ou de l’usage de la magnésie. Aubel décrit avec jubilation les contorsions intellectuelles de grimpeurs qui veulent tout à la fois refuser l’argent sale du sponsoring et goûter aux joies du matériel gratos.


Mention spéciale à ses passages sur Patrick Edlinger et Alain Robert. Loin des clichés médiatiques, Olivier Aubel rappelle que ces icônes hyper médiatisées ont certes popularisé l’escalade mais ont aussi éclipsé toute une communauté diverse et complexe. Le mythe du grimpeur solitaire et héroïque masquant l'incroyable foisonnement de pratiques bien plus collectives et nuancées.


À travers ce livre, on comprend mieux pourquoi les grimpeurs cultivent souvent un esprit rebelle tout en cherchant constamment à être reconnus

Mais la force réelle du livre, c’est peut-être son regard tendre, ironique et parfois mordant sur la tribu des grimpeurs elle-même. Des hippies bronzés du Verdon aux Bleausards bougons, des adeptes du solo aux compétiteurs fluo, Olivier Aubel dévoile une communauté grimpante en pleine crise d’identité, oscillant constamment entre revendication d’une pureté originelle et désir d’intégration dans la société de consommation. À travers ce livre, on comprend mieux pourquoi les grimpeurs cultivent souvent un esprit rebelle tout en cherchant constamment à être reconnus.


Si tu fais partie de celles et ceux qui parlent du niveau de cotation comme on évoquerait un diplôme universitaire (« T'as quoi toi ? Ah seulement 7b ? »), ce livre t’explique précisément comment et pourquoi on en est arrivé là. Les cotations ne mesurent pas seulement la difficulté : elles hiérarchisent socialement les grimpeurs entre eux, avec tout ce que ça implique d’ego, de tensions et de reconnaissance.


Un incontournable à (re)découvrir


En refermant l’ouvrage, la question est inévitable : pourquoi un grimpeur de 2025 s’intéresserait-il à un livre paru en 2005 ? Tout simplement parce qu’Olivier Aubel avait compris avant tout le monde les enjeux sociaux, économiques et institutionnels auxquels l’escalade libre allait se heurter. Aujourd’hui, alors que l’escalade est olympique, que les salles sont partout, que les marques dictent presque notre manière de grimper, on se dit que ce livre est plus actuel que jamais. Les débats autour du sponsoring, de la fédération, des JO, ne sont qu’un remake grandeur nature des conflits analysés par Aubel vingt ans auparavant. Autant dire que sa lecture est devenue essentielle pour comprendre où on met les pieds aujourd’hui.


On ne va pas se mentir : ce livre ne se lit pas en diagonale sur un crash-pad entre deux essais. Olivier Aubel ne fait aucune concession : c’est dense, intellectuellement exigeant, parfois ardu. Mais c’est précisément cette rigueur qui rend l'ouvrage incontournable. C’est la preuve que la grimpe mérite qu’on s’y intéresse sérieusement, qu’elle n’est pas juste un loisir sympathique ou une discipline fun pour remplir les salles privées.


Alors oui, si tu veux comprendre pourquoi tu grimpes tel que tu grimpes aujourd’hui, mets tes chaussons au repos et prends le temps de lire ou relire ce bouquin. Parce que savoir d’où l’on vient, c’est encore la meilleure façon de ne pas devenir complètement aveugle sur là où on va.

Vertige Party.gif

PLUS DE GRIMPE

bottom of page