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Arthur Poindefert : la voie classique

À 22 ans, Arthur Poindefert vient de grimper Digital Crack, une voie légendaire en 8a sur l’arête des Cosmiques. Mais au lieu de célébrer sa performance en descendant boire une bière dans la vallée, il a choisi de jouer Bach sur place, au violoncelle, à près de 3 800 mètres d’altitude. Entre geste sportif et performance musicale, son projet, À travers les cordes, convoque poésie, absurdité logistique et hommage vibrant à Maurice Baquet, pionnier extravagant de cette pratique singulière : faire résonner les cimes autrement qu’à coups de crampons.


Arthur Poindefert  Violoncelle montagne
Arthur Poindefert © Noa Barrau

« Va donc jouer en montagne, ce serait un beau projet ! » disaient souvent ses parents musiciens, avec la légèreté propre aux idées irréalisables. Mais Arthur Poindefert, 22 ans, a pris ces mots au sérieux. Alpiniste prometteur, violoncelliste confirmé, il décide de combiner ses deux mondes dans un même geste : gravir une voie extrême, puis jouer Bach au sommet, sans redescendre.


Fin avril 2025, après des mois de préparatifs logistiques, techniques et musicaux, il met son plan à exécution sur le gendarme des Cosmiques, perché à près de 3 800 mètres dans le massif du Mont-Blanc. L’objectif : réussir Digital Crack, une voie emblématique cotée 8a, puis enregistrer sur place, face au vide, le célèbre Prélude de la première suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Le projet, intitulé À travers les cordes, porte parfaitement son nom : une fusion improbable entre corde dynamique et corde musicale, entre friction sur le granit et vibration des notes.


Filmée par ses compagnons d’aventure, cette performance aboutit à un court-métrage singulier, une « parenthèse artistique d’une poésie brute », désormais disponible gratuitement en ligne.


Digital Crack : un mythe in real life


Choisir l’arête des Cosmiques n’a rien d’anodin. Ce n’est pas une scène ordinaire. Lieu emblématique de l’alpinisme chamoniard, l’arête, proche de l’aiguille du Midi (3 842 m), abrite surtout un morceau de roche dressé vers le ciel : le Grand Gendarme des Cosmiques. Soixante mètres de granit vertical, posé à près de 3 800 mètres d’altitude, avec sur sa face une fissure devenue légendaire, Digital Crack (8a). Ouverte au milieu des années 80, cette ligne fait partie des premiers 8a au monde réalisés en altitude, toujours aussi redoutée pour son extrême technicité.


Arthur Poindefert a beau afficher un niveau très solide en escalade (jusqu’au 8c/9a en falaise), le défi est loin d’être anecdotique. Il s’attaque à Digital Crack à vue, c’est-à-dire dès son premier essai, sans repérage préalable. « Le crux m’a poussé dans mes retranchements, reconnaît-il après coup sur Outside. Là-haut, chaque mouvement est éprouvant. L’altitude aspire l’oxygène, les jambes tremblent sous l’effort et le granite impose une technicité qui ne pardonne rien. »


La voie se découpe en trois parties très distinctes : une entrée en matière technique cotée 6c jusqu’à une plateforme intermédiaire, suivie d’un passage extrêmement délicat, une dizaine de mouvements précis sur micro-réglettes et pieds minuscules – le fameux crux, le cœur absolu de la voie –, avant une dernière envolée verticale, moins physique mais tout aussi exigeante. Quand Arthur atteint enfin le relais, des grimpeurs sur le glacier en contrebas applaudissent. Lui ne lâche qu’un seul mot : « Victoire ».


70 kg sur le dos : une absurdité logistique en altitude


Pour réaliser un tel projet, grimper Digital Crack avec un violoncelle et tout l’équipement nécessaire au tournage, il fallait une logistique plus proche du cauchemar que du rêve. Arthur Poindefert s’entoure donc de deux complices indispensables : Jean Rouaux, ami fidèle et compagnon de cordée, et Noa Barrau derrière la caméra. Le trio embarque tout – matériel de grimpe, équipement de bivouac, caméras, drones, et un violoncelle, le tout pour un total délirant de 70 kg – en prenant d’abord le téléphérique de l’aiguille du Midi pour atteindre rapidement les 3 800 mètres.


« Mes mains étaient coupées par le granit, complètement gelées. Le vent se levait, la fatigue accumulée devenait pesante. Mais hors de question de faire demi-tour. Je joue le morceau » Arthur Poindefert

Mais c’est ensuite que l’affaire se complique. Il faut descendre l’arête des Cosmiques, effectuer un long rappel sur son versant nord, puis contourner par derrière pour remonter, toujours lourdement chargés, une voie d’accès cotée 6b. « Le portage était totalement absurde, confie Arthur à Outside. Chaque mètre comptait. Il nous a fallu des heures pour hisser tout ce matériel là-haut. Mais c’était aussi ça, la magie du projet. »


À peine arrivés sur l’étroite plateforme sommitale, le trio installe une tente pour bivouaquer. Mais la montagne ne tarde pas à rappeler ses règles : en pleine nuit, un orage violent éclate. « Le tonnerre nous sort brutalement du sommeil, raconte Arthur, toujours sur Outside. Ayant déjà vécu une expérience traumatisante avec la foudre aux Grandes Jorasses, j’ai tout de suite compris qu’il fallait partir. On a pris l’essentiel – le violoncelle, évidemment – et on a filé en urgence vers l’aiguille du Midi, sous les éclairs et la neige. »


Trempés mais indemnes, ils atteignent finalement le refuge du téléphérique, abandonnant sur place tout le reste du matériel. Quelques jours plus tard, profitant d’une éclaircie, ils retournent récupérer leurs affaires – tentes, drones, équipements – miraculeusement intactes après un court séjour au royaume des éclairs.


Arthur Poindefert
Arthur Poindefert sur le fil des Cosmiques © Noa Barrau

Un prélude de Bach, entre ciel et terre


Malgré les aléas météorologiques et l’épreuve physique, Arthur Poindefert ne lâche rien. À peine Digital Crack terminée, il sort son violoncelle, s’assoit sur le minuscule promontoire perché à près de 3 800 mètres, et attaque les premières notes du célèbre Prélude de la première Suite en sol majeur de Bach. « Mes mains étaient coupées par le granit, complètement gelées. Le vent se levait, la fatigue accumulée devenait pesante. Mais hors de question de faire demi-tour. Je joue le morceau, Noa filme, et on espère que tout sera dans la boîte », raconte-t-il à Outside.


La scène est surréaliste, presque absurde : un type en doudoune rouge, casque vissé sur la tête, joue du violoncelle pour quelques sommets enneigés et des cordées en contrebas, incrédules mais enthousiastes. « Un vrai moment de partage », confie-t-il simplement. Au-delà de la prouesse physique évidente, Arthur assume pleinement la dimension poétique de son geste : « C’était un moment unique, une aventure sportive, artistique, et résolument montagnarde. Suspendu quelque part entre cordes d’escalade et cordes musicales. Je ne suis pas près de l’oublier ».


Jouer là-haut n’a rien d’une simple anecdote : le froid rend l’accordage incertain, l’air raréfié complique chaque respiration, et surtout, les doigts, abîmés par la grimpe, peinent à presser les cordes correctement. « En tant que grimpeur, tu as constamment des problèmes de peau. Jouer un morceau en altitude devient vite très compliqué. La beauté du projet, c’était aussi d’enchaîner ces deux défis sans tricher : une voie extrême à près de 4 000 mètres, puis jouer Bach le plus précisément possible. »


« Jouer de la musique en altitude, ce n’est pas totalement nouveau, mais personne n’avait encore osé enchaîner un 8a perché à presque 4 000 m, pour ensuite hisser un violoncelle et jouer du Bach face au vide » Gripped Magazine

Pourquoi le violoncelle, pourquoi Bach ? La réponse d’Arthur est simple et évidente : « Le violoncelle, c’est l’instrument qui se rapproche le plus de la voix humaine. Il n’a ni l’aigu un peu perçant du violon, ni le grave écrasant de la contrebasse. Son timbre est rond, chaud, naturel. Quant aux suites de Bach, elles se jouent en solo, sans accompagnement. C’était idéal, la meilleure option possible là-haut  ».


Maurice Baquet en écho, Arthur Poindefert en héritier


Arthur Poindefert ne cache pas son admiration pour ses prédécesseurs. Derrière le titre du projet, À travers les cordes, il y a d’abord un hommage à Maurice Baquet, alpiniste, musicien, et grand complice de Gaston Rébuffat dans les années 1950-1960. « Un joli clin d’œil à Baquet qui, déjà encordé avec Rébuffat, jouait du violoncelle au sommet du mont Blanc et d’autres cimes alpines », souligne Arthur. En effet, Maurice Baquet, personnage aussi atypique que flamboyant, emmenait systématiquement son violoncelle – surnommé « CérÉbos » – dans ses aventures montagnardes, immortalisant des scènes improbables en pleine paroi ou sur les sommets.


Pour Arthur, rendre hommage à Maurice Baquet relève de l’évidence. « Son parcours m’inspire depuis longtemps. Il avait de l’humour, une approche joyeuse de la montagne, et un sens artistique très libre. Faire résonner les cordes là-haut, c’est lui faire un clin d’œil discret mais sincère. »


Maurice Baquet
Maurice Baquet © Paulsen/Guérin

Sur un plan plus personnel, Arthur confie ressentir une « immense fierté » d’avoir mené à terme cette double performance, sportive et artistique, « un rêve de gosse », selon ses propres mots repris par le Dauphiné Libéré. Cette expérience a consolidé chez lui l’idée que la montagne peut être autre chose qu’un terrain de pure conquête : elle peut aussi accueillir une vraie proposition culturelle et artistique.


Quant à la question de renouveler ce genre de projet, il reste prudent : « Oui, évidemment, j’aimerais beaucoup. Mais je ne veux pas me précipiter, refaire ça à la pelle juste pour la performance ne m’intéresse pas. Chaque projet doit avoir du sens, le lieu doit être pensé, le choix musical abouti. Je vais prendre le temps nécessaire, pour que ça parle aux autres, mais surtout pour que ça continue à me parler à moi ».


La corde sensible du milieu montagnard


À travers les cordes n’a pas mis longtemps avant de tourner en boucle dans le milieu montagnard. Mise en ligne début mai 2025 sur YouTube, elle est aussitôt reprise et partagée massivement sur les réseaux sociaux dédiés à l’alpinisme et à la musique. Sur Instagram, les extraits les plus improbables – Arthur perché sur son bout de granite en train de jouer Bach – suscitent rapidement des milliers de vues, captant l’attention d’un public aussi varié qu’international.



Les médias spécialisés ne restent pas non plus indifférents. Alpine Mag salue la performance avec sobriété : « C’est beau et c’est un bel hommage à Maurice Baquet. » De son côté, Outside insiste davantage sur la double dimension du geste : « Une performance physique remarquable avec l’ascension à vue de Digital Crack, mais aussi une parenthèse artistique saisissante, merveilleusement retranscrite à l’écran ».


Le site prestigieux PlanetMountain relaye l’exploit à l’échelle internationale, tandis que le magazine anglophone Gripped ajoute une touche de perspective historique, non sans une pointe d’ironie : « Jouer de la musique en altitude, ce n’est pas totalement nouveau, mais personne n’avait encore osé enchaîner un 8a perché à presque 4 000 m, pour ensuite hisser un violoncelle et jouer du Bach face au vide ».


Cet enthousiasme général montre bien une chose : Arthur Poindefert n’a pas seulement signé un exploit insolite. Il a touché une corde sensible, celle de l’imaginaire collectif où la montagne, la culture et un brin de folie peuvent parfaitement cohabiter.

Des notes au sommet : petite histoire musicale des exploits en altitude


L’aventure d’Arthur Poindefert est unique par son exigence technique et sa poésie brute, mais elle fait écho à une tradition bien réelle d’exploits musicaux en haute altitude. Si jouer Bach à près de 4 000 mètres reste une première du genre, d’autres ont déjà pris les sommets alpins comme scène improvisée, avec des ambitions plus ou moins assumées. Car ces performances ne font pas toujours l'unanimité. En 2012, Zaz a déclenché une vive controverse après avoir interprété « Je veux » au sommet du mont Blanc. Malgré cinq mois d'entraînement, une partie de la communauté montagnarde l'a accusée d'avoir « commercialisé » le toit des Alpes pour un simple coup médiatique. D'autres artistes ont fait des choix plus intimistes, comme le saxophoniste Sandro Compagnon qui a adapté Bach dans des lieux emblématiques du massif pendant la pandémie, ou Sandy Lavallart du groupe Kwoon, qui a bravé des températures de -15°C pour jouer de la guitare électrique sur l'aiguille du Triolet.


Ces initiatives prouvent bien que, depuis une dizaine d’années, la haute montagne n’est plus seulement un territoire réservé aux alpinistes ou aux grimpeurs de haut niveau. Avec des initiatives culturelles grand public, la dimension alpine s’est ouverte à des publics bien plus larges. Parmi elles, l’exemple emblématique du Cosmo Jazz Festival de Chamonix, lancé en 2010 par le musicien André Manoukian, se distingue particulièrement.


Chaque été, des artistes internationaux investissent les alpages, les bords de glacier et les rives des lacs de montagne, transformant ces lieux insolites en scènes naturelles improvisées, à plus de 2 000 mètres d’altitude. Le concept séduit vite par sa simplicité audacieuse et son décor spectaculaire. Manoukian résume l’expérience en une formule qui claque : « Un jour, vous êtes assis sur des rochers face aux Drus. Le lendemain allongé dans l’herbe avec vue sur la vallée ». Une façon poétique de dire que la combinaison musique et nature fonctionne à merveille pour intensifier les émotions.


Le succès croissant du festival révèle d’ailleurs une vraie tendance : la montagne attire désormais les artistes autant que les sportifs, et le public ne demande qu’à suivre. Qu’il s’agisse d’événements médiatiques à grande échelle ou de défis personnels plus confidentiels, tous ces exemples démontrent clairement une chose : la musique magnifie l’expérience alpine autant que la montagne inspire les musiciens.


En signant son projet hors norme, Arthur Poindefert se place donc pleinement dans cette lignée. Avec une ascension en 8a suivie d’une interprétation intimiste de Bach au violoncelle à presque 4 000 mètres, il montre une fois de plus que les sommets ne sont pas seulement des espaces de conquête sportive, mais aussi des sources d’inspiration artistique inépuisables.

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