CLIPPE : comment des grimpeurs ordinaires sauvent leurs falaises
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 2 jours
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 16 heures
Depuis 2020 et le retrait brutal de la FFME des falaises françaises, l’association CLIPPE rassemble des grimpeurs du Royans-Vercors pour maintenir l’accès aux sites naturels. Comment ces passionnés locaux ont-ils réussi à contourner la crise ? Récit d'une bataille pour l'escalade libre.

Printemps 2020 : la FFME lâche une bombe administrative en annonçant son retrait progressif des conventions de falaises françaises. De quoi transformer les grimpeurs en équilibristes juridiques, suspendus à l’incertitude de perdre leurs spots favoris. Dans le Royans-Vercors, une bande d’irréductibles locaux a refusé cette épée de Damoclès administrative et fondé CLIPPE, un collectif aux accents anarcho-bucoliques dont l'acronyme sent bon l'huile de coude et la résistance calcaire.
« Un Far-West vertical »
Parmi les visages de cette petite révolte locale, il y a Bastien Minni, grimpeur passionné, entraîneur et franc-tireur de l’escalade installé depuis quelques années dans le Royans-Vercors. Il le dit sans détour : pour les habitués, cette interdiction est presque un détail, « ça ne changera rien, on ira grimper pareil ». Mais loin du confort égoïste d’une falaise désormais privatisée par décret, c’est surtout une démarche « pour tous ceux qui débarquent sans connaître les lieux », les grimpeurs du dimanche, touristes et autres citadins perdus sur du calcaire inconnu, venus « user de la gomme sans la moindre info fiable ».
Ce paradoxe, Bastien l’exprime sans prendre de gants : sans convention, les falaises deviennent vite « un far-west vertical ». Plus de topos à jour, plus de panneaux clairs, juste du bouche-à-oreille approximatif et une sécurité approximative elle aussi. Bref, « un jeu de piste absurde » où l’on s’en remet au hasard et à la chance. Face à cette ubuesque situation administrative, CLIPPE préfère donc transformer sa désobéissance civile en combat de terrain. Derrière la posture rebelle se cache ainsi une véritable volonté altruiste : éviter que les parois locales deviennent un piège à grimpeurs imprudents. Une sorte d’anarchisme raisonné, finalement beaucoup moins punk qu’il n’y paraît.
CLIPPE : autogestion sauce anarcho-calcaire
Sans chef ni hiérarchie, CLIPPE revendique clairement une autogestion joyeusement assumée, façon ZAD du calcaire mais sans les dreadlocks. Derrière ce choix presque philosophique (« on est collégiaux, on n’a pas de dirigeant » précise Bastien), se cache en réalité une nécessité pratique : s’organiser localement, vite et bien, sans attendre le feu vert d’une FFME « obnubilée par la compétition et les promesses olympiques ».
« On ne parle pas d’entretien, justement, mais de veille, parce qu’on ne veut surtout pas qu’on vienne nous imposer des normes absurdes. Ici, le caillou du Vercors n’est pas toujours bon, les prises cassent facilement, et on n’a aucune envie de tomber dans un excès sécuritaire »
En revanche, pour traiter concrètement les conventions, CLIPPE doit jongler avec les acteurs locaux. À commencer par la Communauté de communes (ComCom) et la FFCAM, qui certes manque de glamour médiatique, mais fait discrètement le job. Avant même d’aborder le volet administratif, l’asso s’est cependant retrouvée confrontée à un casse-tête digne d’un mauvais roman kafkaïen : identifier les propriétaires des terrains équipés. Bastien raconte avec une ironie lasse la complexité du problème, quand « la ComCom donne des parcelles cadastrales pas du tout à jour » et que certains propriétaires découvrent, souvent ébahis, qu’ils possèdent depuis vingt ans un pan de falaise régulièrement squatté par des grimpeurs.

Une absurdité administrative qui oblige aujourd’hui CLIPPE à maîtriser autant les subtilités du cadastre rural que celles du dévers le plus engagé. Preuve s’il en fallait que dans le Royans-Vercors, sauver ses falaises est devenu un sport extrême à part entière.
Entretenir sans normer, la stratégie du flou artistique
Pour CLIPPE, tout est dans le choix subtil des mots. Prenez le terme « entretien » : bien trop connoté fédé, normes strictes et règlementations ubuesques. L’asso préfère la notion plus floue, plus poétique, et beaucoup moins contraignante de « veille ». Bastien l’explique avec une ironie soigneusement dosée : « On ne parle pas d’entretien, justement, mais de veille, parce qu’on ne veut surtout pas qu’on vienne nous imposer des normes absurdes. Ici, le caillou du Vercors n’est pas toujours bon, les prises cassent facilement, et on n’a aucune envie de tomber dans un excès sécuritaire ».
« Regardez, on le fait, ça fonctionne. Organisez-vous localement pour protéger vos falaises, personne ne le fera mieux que vous »
Derrière cette stratégie du flou artistique se cache une volonté affirmée : préserver la liberté historique d’équipement du massif, quitte à froisser quelques maniaques du règlement. En clair, il s’agit de garder le pouvoir sur leur propre rocher, de décider localement ce qui est acceptable ou non, loin des préconisations venues d’en haut. Ou comment transformer une simple question sémantique en arme politique efficace.
Concrètement, cette veille repose aussi sur un outil participatif créé par CLIPPE : depuis le site web de l’asso, chaque grimpeur peut désormais signaler un point rouillé ou un relais douteux. Le signalement est transmis au collectif qui vérifie sur place et agit en fonction du besoin réel
Falaises libérées, délivrées (ou presque)
En deux ans seulement, CLIPPE a déjà quelques victoires bien réelles à afficher à son compteur. La Presqu’île, avec ses secteurs emblématiques (île du Haut, île du Bas), reprend doucement vie grâce à un lent ballet administratif de signatures et tampons officiels. La Taupinière aussi est sur le point de retrouver une existence légale, même si Bastien, avec un sourire de circonstance, avoue : « On attend encore le retour des conventions. En attendant, bien sûr, on y grimpe tous déjà tranquillement ».
D’autres secteurs mythiques sont toujours bloqués dans les méandres administratifs. L’ Auberge Espagnole, joyau local, est encore suspendue au bon vouloir bureaucratique : « On en est exactement au même stade. La théorie dit que ça va rouvrir bientôt, mais on attend encore les papiers administratifs », résume Bastien sans surprise. En revanche, certaines falaises comme La Plage ou Côté Cour semblent définitivement hors-jeu. Là, ce sont des conflits insolubles avec des chasseurs locaux, qui voient d’un très mauvais œil ces grimpeurs perçus comme « des jeunes aux cheveux longs » débarquer sur leur territoire, qui condamnent ces secteurs emblématiques à rester dans l'ombre.

Parmi les terrains difficiles à négocier, on retrouve aussi le secteur des Grands Goulets. Ici, la situation est moins tendue mais demande tout de même un subtil jeu diplomatique. Le propriétaire, lui-même chasseur mais plus conciliant que d'autres, accepterait la grimpe sur ses terrains à condition d’établir un calendrier précis. Une démarche plutôt ouverte et constructive, mais qui souligne encore une fois la délicatesse des négociations : un pas de travers et tout peut basculer.
L’avenir : anarchistes, mais pragmatiques
Soyons clairs : pour CLIPPE, il ne s’agit pas uniquement de gratter quelques euros (« même si l’assurance coûte quand même 1000 euros par an », soupire Bastien). L’argent compte évidemment, mais le vrai combat se joue ailleurs : il s'agit d’une guerre d’image, presque un bras de fer symbolique. Et face à d’autres lobbies locaux – coucou les chasseurs –, il vaut mieux ne pas passer pour une bande de doux rêveurs à peine sortis de leur combi Volkswagen. « Quand tu arrives à la ComCom et que t’annonces 150 adhérents plutôt que 25, c’est tout de suite plus crédible », résume Bastien avec lucidité.
Dans ce rapport de force subtil, chaque nouvel adhérent, même symbolique, pèse plus lourd qu’il n’y paraît. La cotisation n’est plus seulement une entrée solidaire à 10 euros, mais un vrai geste politique, un moyen de rappeler aux élus locaux que l’escalade existe bel et bien, même dans les contrées reculées du Royans-Vercors. Bref, une façon simple mais diablement efficace de montrer qu’ici, quand on parle de falaise, on ne parle pas dans le vide.
En refusant d’attendre passivement le retour de la FFME, CLIPPE ouvre une voie résolument différente : celle de l’autogestion locale, radicale et pragmatique. Bastien Minni y voit « un anarchisme au sens d’auto-organisation sans pouvoir ». Mais pas question ici de jouer aux punks du dimanche : cette anarchie-là responsabilise et engage concrètement chaque grimpeur à défendre son terrain de jeu.
Cette démarche n’est d’ailleurs pas isolée. Depuis le retrait progressif des conventions décidé par la FFME, un peu partout en France, la réappropriation des falaises par des collectifs locaux et des clubs indépendants s’intensifie. Greenspits, créé dès 2016, avait senti venir cette crise et rassemble déjà plus de 400 adhérents engagés dans la défense et le rééquipement des falaises françaises. Des Alpes du Sud au Jura, en passant par la Bretagne ou même d’autres secteurs du Vercors, une idée fait désormais consensus : face aux inerties institutionnelles, l’escalade ne peut compter que sur elle-même, via des initiatives locales solides et pragmatiques.
Le message que porte Bastien à travers CLIPPE est clair, net : « Regardez, on le fait, ça fonctionne. Organisez-vous localement pour protéger vos falaises, personne ne le fera mieux que vous ».