La gentrification de l’escalade n’aura pas lieu
- Jean-Jacques Naëls
- 20 mai
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
Bleausard et ouvrier, Jean-Jacques Naëls traîne cinquante ans d’escalade à grimper, créer et réparer des circuits. Face à la démocratisation d’un sport auquel il a consacré sa vie, il nous livre son regard sur l’évolution sociologique de la discipline. Persistance des clivages sociaux, escalade bichonnée, rejet de la gentrification… attention, ça risque de zipper.

Je me présente, je suis Essonnien, j’ai plus de soixante-dix ans et ça fait un peu plus de cinquante ans que je pratique assidûment l’escalade. Il y a un demi-siècle, quand j’ai commencé l’escalade, c’était déjà une discipline préférentielle de la classe des « avantagés » de la société. Les grimpeurs lorsqu’ils pouvaient se permettre d’aller à « Cham » (Chamonix, ndlr) par exemple, prenaient une chambre dans un hôtel plus ou moins étoilé. Et ceux qui ne pouvaient pas dormaient à la belle étoile ou dans un camping bon marché, où on se lavait à l’eau froide.
Deux salles, deux ambiances : le miroir de nos fractures sociales
À l’époque, seuls 3% des adultes qui s’adonnaient à l’escalade étaient ouvriers. C’est à cause de cette réalité sociologique que l’on qualifiait alors l’escalade de sport de riche ou de sport bourgeois quand bien même on pouvait le pratiquer sans être précisément un bourgeois argenté ! Bon nombre de grimpeurs n’avaient pas de compte bien sonnant et trébuchant : les étudiants et les enseignants, les fonctionnaires et les employés ne roulaient pas sur l’or non plus.
S'il est indéniable que c’est un sport culturellement et financièrement exigeant, ce n’est pas non plus pour cela un sport réservé, en soi. Dit autrement, l’escalade ce n’est pas le polo, l’équitation, le golf ou la Formule 1, et je vois mal comment elle peut le devenir. Ces disciplines nécessitent des investissements financiers considérables, tandis que l'escalade, même onéreuse, reste plus accessible.
Il est aventureux de prétendre que l’escalade se gentrifie, sous prétexte que cela devient spectaculairement évident grâce aux salles d’escalade intentionnellement fastueuses, érigées qui plus est dans les quartiers où les grands ensembles n’existent pas
Ce qui signifie, qu’aujourd’hui comme hier, il y a une certaine disparité socio-professionnelle et culturelle dans le milieu de l’escalade, comme il peut y en avoir dans les sports comme le tennis, connoté bourgeois. Sauf qu’avec les salles d’escalade, cette démarcation très claire entre les milieux des grimpeurs se voit davantage. C’est un peu comme les hôtels fortement étoilés dans certains quartiers. Je m’explique. La clientèle des salles d’escalade correspond au profil culturel et socio-professionnel de la population du secteur dans lequel elles sont implantées. Vous avez donc d’un côté des salles qui font bar avec terrasse garnie de transats. De l’autre, des salles avec une machine à sous pour se servir une boisson et des toilettes minimalistes. Deux salles, deux ambiances, qui ne s’adressent pas à la même population.
Il est donc aventureux de prétendre que l’escalade se gentrifie, sous prétexte que cela devient spectaculairement évident grâce aux salles d’escalade intentionnellement fastueuses, érigées qui plus est dans les quartiers où les grands ensembles n’existent pas. Je comprends que l’on vienne à penser que l’escalade se gentrifie dans le sens qu’il y a vingt ans, les salles d’escalade opulentes et accessibles en métro n’existaient pas. Mais c’est quand même une affirmation hâtive.
Il me semble qu’il est aisé de voir que le démarquage socio-économique est prescrit depuis toujours par notre société., Aussi, je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de s’étonner de ce démarquage alors même que l’escalade est devenue une activité qui compte. En effet, tout le monde sait cela : l’escalade en salle commerciale est une affaire d’entreprise et de chiffre d'affaires. Personne ne s’étonne qu’il faille s’acquitter d’un billet d’entrée pour grimper, comme personne ne se plaint qu’il faille payer pour regarder un film. En somme, tout le monde est d’accord pour payer un droit de voir, d’écouter ou de faire une activité, pourvu d’être satisfait.

Les cinq étoiles de l’escalade cocooning
De fait, la bonne question est sans doute celle-ci : que paye le grimpeur lorsqu’il se rend dans une salle d’escalade avec billet d’entrée ? On peut répondre qu’il paye ce qu’il est venu chercher. Bien souvent, pour les plus exigeants : il s’agit de l’escalade bichonnée, de l’escalade cocooning. En détail, le grimpeur paye pour un espace escalade cinq étoiles, car il n’y est pas rentré par hasard. Et chaque étoile possède sa spécificité.
🌟 La proximité : on y vient en métro, à pied, en vélo, et en trottinette... Rien à voir avec les embouteillages qu’il faut se taper quand on va grimper dehors, loin de la ville, voire très loin même.
🌟La sociabilité : on vous accueille d’entrée de jeu en ami, avec un sourire radieux, tutoiement et éventuellement une tape sur l'épaule. On fait tout pour que vous soyez à l’aise, que vous vous reconnaissiez avec les autres clients qui, en gros, vous réconfortent sur votre distinction : c’est l’effet de confrérie.
🌟 Le confort : l’athlète dispose de tous les équipements nécessaires pour ranger ses petites affaires, se toiletter et relaxer ses muscles. Mieux qu’à la maison !
🌟Le désengagement aventureux : Une fois passée la porte d’entrée située juste avant l’espace bar et restauration, les aléas météorologiques du dehors n’y existent plus. Quand vous vous lancez, il y a souvent un ange gardien qui veille à vous rappeler à l’ordre si vous faites une erreur d’assurage, par exemple. Seuls ceux qui grimpent en tout terrain le savent : par rapport à l’escalade en extérieur, la prise de risque est par principe réduite.
🌟 Le cognitif simplifié : Comme l’environnement et les lignes d’escalade sont colorés pour être parfaitement discernables, cela facilite la prise de décision dans la composition des gestes à accomplir. Du moins, « la lecture » est plus évidente que sur les matériaux naturels ce qui incite à la paresse, à refuser même de se confronter aux exigences de l’escalade d’aventure. Et je parle là de vieux camarades qui finissent par ne grimper qu’en salle, car au moins là, ils parviennent à se maintenir dans un bon niveau de difficulté.
C’est tout cela que le grimpeur moderne aime : grimper dans un cadre hôtelier étoilé. Et en effet, il vaut mieux être de la caste des CSP+ si l’on veut s’approprier les soi-disant codes culturels et sociaux de l’escalade.
Il me semble que si ces salles d’escalade « cocooning » fonctionnent bien, c’est aussi parce que les privilégiés de notre société retrouvent la distinction sociale et culturelle qu’ils étaient venus chercher. Et s’ils s'y sentent comme chez eux, c’est parce que ces salles sont souvent conçues par des grimpeurs qui ont les mêmes codes culturels et sociaux. Ce n’est pas un petit luxe de pouvoir venir comme ça, tranquille, au milieu de l’après-midi dans une des salles d’escalade implantées non loin de chez soi ou de son boulot. La plupart de ces clients ont cette propension inconsciente à obéir aux codes de leur classe socio- professionnelle.
C’est tout cela que le grimpeur moderne aime : grimper dans un cadre hôtelier étoilé. Et en effet, il vaut mieux être de la caste des CSP+ si l’on veut s’approprier les soi-disant codes culturels et sociaux de l’escalade. Des codes que bien des grimpeurs des années 80 et 90 ont beaucoup de peine à reconnaître quels que fussent leurs milieux socioprofessionnels.
Je n’établis pas un jugement moral, je souhaite seulement dire comment mes yeux d’ouvrier voient ce beau monde dans lequel j’ai baigné, sans trop boire la tasse. Car entre nous, si seulement 3% des pratiquants réguliers sont ouvriers, aujourd’hui comme hier, c’est qu’il y a en cela une raison sociologique intéressante à étudier. Et surtout, une réalité qui pose que cette fameuse « gentrification » est une illusion temporaire.