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Isaac Wright : descente en rappel judiciaire dans une galerie branchée

Dernière mise à jour : il y a 22 heures

Une expo photo, du champagne tiède et un artiste aux clichés vertigineux… Il n’y avait à première vue rien de très original à l’inauguration de « Coming Home » d’Isaac Wright, ce soir du 20 mai, à la Robert Mann Gallery de New York. Mais au beau milieu des petits fours bien alignés et des conversations polies sur l'art contemporain, un policier en civil s’est invité discrètement, histoire d’ajouter à la performance un twist que personne n’avait vu venir : Isaac Wright, star montante de la photographie perchée, s’est retrouvé menottes aux poignets sous les regards médusés de ses admirateurs.


Isaac Wright
© Isaac Wright / Robert Mann Gallery

Isaac Wright, pour ceux qui vivraient dans une grotte (ou au rez-de-chaussée), c’est ce photographe-cascadeur passé maître dans l’art subtil de transformer n’importe quel immeuble en paroi rocheuse, et chaque ascension clandestine en œuvre artistique. Sa spécialité ? Escalader les gratte-ciels, les ponts, les grues, bref tout ce qui se grimpe mais ne devrait surtout pas se grimper, pour capturer des clichés capables de déclencher autant d’émerveillement que de vertige. Le Queensboro Bridge, l’Empire State Building, autant de noms célèbres qui doivent désormais leur notoriété (ou leur migraine sécuritaire) à ce virtuose du hors-la-loi photographique.


Militaire en reconversion ou délinquant artistique ?


Avant de devenir l’idole clandestine des réseaux sociaux, Isaac Wright portait un uniforme autrement plus strict : celui de parachutiste dans l’armée américaine. On suppose qu’une fois libéré du cadre militaire, il s’est senti contraint de trouver une autre façon de jouer avec le vide – et les nerfs des autorités. Sa reconversion a ainsi pris la forme d’une série d’ascensions urbaines illégales, dont l’audace confine au génie pour certains et à l’inconscience pour d’autres.


Et puisqu’on parle de reconversion, son pseudo Instagram, « Driftershoots », annonce clairement la couleur : en anglais, un drifter, c’est celui qui dérive, qui erre sans attache. Ajoutez-y « shoots » pour la photo et vous obtenez exactement Isaac Wright : un type dont la vie consiste à dériver de toit en toit, toujours à la marge, prêt à tout pour capturer le cliché ultime qui vous retourne autant l’estomac qu’il fait exploser le nombre de likes.


Mais soyons clairs : si Isaac grimpe effectivement en haut des gratte-ciels, ce qu’il fait ne ressemble que vaguement à l’escalade au sens classique. Sa pratique relève plutôt du « rooftopping », une discipline née avec Instagram et YouTube, mêlant escalade urbaine illégale, infiltration et prise de risques vertigineuse pour obtenir des clichés hors-normes. Ici, ni chaussons d’escalade ni corde dynamique : on est plutôt sur une forme hybride, urbaine et transgressive, où le but est moins de grimper que d’atteindre, coûte que coûte, l’angle impossible qui permettra d'obtenir la photo parfaite.


Un peu comme si Banksy ouvrait boutique chez Vuitton

Ses photos, techniquement impeccables, nourrissent une réflexion implicite : où commence l’art, où finit l’illégalité ? Autrement dit, jusqu’à quel point peut-on grimper aux murs pour défendre sa liberté d’expression ? Une question existentielle pour le photographe autant qu’une équation judiciaire particulièrement épineuse pour les autorités américaines, qui ne voient pas nécessairement d’un bon œil ce type d’expression verticale.


NFT, méfait et buffet froid


En 2020 déjà, Wright avait goûté à une forme de résidence artistique un peu particulière : quatre mois de prison suite à une cavale trans-américaine digne d’un mauvais polar Netflix. Une sanction qui aurait pu le ramener au ras du sol pour de bon, mais non. Notre homme, visiblement peu sensible à la pédagogie judiciaire, a préféré repartir à l’assaut des sommets interdits, tout en trouvant une manière très XXIᵉ siècle de monétiser ses délits : la vente de NFT. Une astuce maligne pour faire passer ses effractions physiques pour des abstractions numériques, du concret de l’illégalité à l’élégance du virtuel. De quoi faire tourner la tête, ou au moins celle des commissaires d’exposition.


La Robert Mann Gallery, consciente ou non du danger d’exposer Isaac, pensait sans doute avoir réussi le coup parfait : transformer l’art clandestin en produit culturel totalement licite, acceptable, vendable. Un peu comme si Banksy ouvrait boutique chez Vuitton. Mais visiblement, l’Amérique n’est pas encore prête à passer l’éponge aussi facilement.


L’arrestation soigneusement mise en scène de Isaac Wright au milieu même de son exposition en dit long sur l’ambiguïté morale du milieu artistique : si les institutions adorent exposer l’illégalité quand elle s’encadre proprement, elles se gardent bien de protéger celui qui grimpe sans filet (et sans permis) une fois que la police débarque.


Vitaliy Raskolov, lui-même grimpeur clandestin, a résumé la situation avec un cynisme parfaitement ajusté : « Ils auraient pu venir le cueillir tranquillement chez lui. Mais non, il fallait gâcher le buffet ». Manière élégante de souligner la tension entre artistes underground et institutions, entre provocation créative et répression d’État.


Un artiste entre deux mondes


Reste à savoir ce que deviendra Isaac Wright, désormais pris en sandwich entre une justice américaine peu sensible à l’esthétique et un milieu de l’art qui lui tend les bras autant qu’il le pousse vers la porte de sortie. Son exposition, elle, reste ouverte jusqu’à fin juin, preuve ultime de ce paradoxe moderne : l’interdit fait vendre, l’illégalité fascine, mais l’artiste, lui, finit souvent par en payer le prix fort.




Isaac Wright se retrouve donc perché sur une frontière fragile : celle qui sépare la reconnaissance de la condamnation, la gloire éphémère des réseaux sociaux des conséquences bien réelles de ses ascensions. On ignore s’il grimpera encore longtemps, mais ses images, elles, resteront accrochées aux murs d’une galerie.


En attendant, l'Américain a expérimenté en direct une vérité fondamentale de la création contemporaine : l’art peut certes prendre de la hauteur, mais la justice, elle, n’a aucun problème à le faire redescendre sur terre.

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