Les compétitions d’escalade sont-elles en crise ?
- Matthieu Amaré
- il y a 5 jours
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 1 jour
Depuis une année, des critiques à propos du circuit IFSC émanent de certains spectateurs mais aussi de certains athlètes eux-mêmes. Stars absentes, règles changeantes, manque de lisibilité des formats… En évoluant rapidement, les compétitions internationales d’escalade ont-elles perdu leur âme en même temps que leur public ? Vertige Media est allé interroger quelques commentateurs avertis pour vérifier si la compèt, c’était que de la gonflette.

La falaise calcaire de Céüse scintille sous le soleil des Hautes-Alpes. Suspendue à une quinzaine de mètres du sol, Janja Garnbret progresse avec cette fluidité hypnotique qui lui a valu le meilleur palmarès de l’histoire de l’escalade en compétition. Chaque mouvement de la double championne olympique slovène semble chorégraphié sur les prises de Bibliographie, l'une des voies les plus difficiles au monde cotée 9b+. Pourtant, cette scène se déroule loin des projecteurs, des commentateurs et des milliers de spectateurs qui suivent habituellement ses exploits.
La compétition à bloc ou en difficulté ?
Alors que le crépuscule tombe sur le circuit internationales des compétitions de la fédération internationale d'escalade sportive (IFSC), les organisateurs vivent depuis des mois avec une réalité brute : la reine incontestée de la discipline ne sera pas là. Fin 2024, on apprenait que Janja Garnbret allait se concentrer sur l’escalade en extérieur. Si elle est venue passer une tête à Innsbruck le mois dernier pour écraser la concurrence et remporter sa 44ème Coupe du monde, la championne a bel et bien délaissé le circuit officiel sur 2025. Un choix radical qu’ont aussi fait Adam Ondra, la légende tchèque, Alex Megos, le prodige allemand ou encore Brooke Raboutou, médaillée d’argent aux Jeux olympiques de Paris 2024. Chamonix se fera sans eux et au-delà de faire un trou dans ce que l’on considère comme l’une des plus prestigieuses étapes du circuit, elle pose une question : les compétitions d’escalade internationales de haut niveau valent-elles encore le coup ?
Depuis le début d’année 2025, les signaux troublants se multiplient. Sur les forums spécialisés de Reddit, les fans ne cachent pas leur déception : « Les compétitions de cette année sont juste… mauvaises », affirme l’un. « Où est passée la narration et l’histoire ? », s’interroge un autre. « Autrefois, vous aviez des visages familiers en finale et les compétitions possédaient une trame narrative saisonnière. Maintenant tous les podiums semblent un peu aléatoires », finit par asséner un spectateur déçu. Ces retours donnent étrangement écho à une critique, plus lointaine d’automne 2024, qui avait fait frémir le monde de l’escalade puisqu’elle provenait tout simplement du grimpeur le plus titré au monde, Jakob Schubert. Le champion autrichien exprimait en substance la même chose que les fans déconcertés : « Si un grimpeur comme Sohta Amagasa gagne une Coupe du monde à Innsbruck et ne passe même pas en demi-finale à la suivante, c'est étrange. On perd en lisibilité ». Avant d’enfoncer le clou en utilisant le marteau de la comparaison sportive. « Regardez le tennis : Federer, Djokovic, Nadal… leur constance a construit le sport. En bloc, on manque de figures régulières. »
Syndrome post-JO ? Amertume d’un champion déchu ? Incompréhension du public face à des formats qui bougent trop vite ? Absence de récit exaltant ? Vertige Media a souhaité interroger plusieurs commentateurs experts de l’escalade sportive pour vraiment savoir si le circuit organisé par IFSC souffrait d’un manque de hype.
« À Prague, des amis d’enfance m’ont envoyé un texto pour me dire qu’ils m'avaient vu sur un live. Personne ne m’écrivait avant, je pense qu’ils ont découvert mon métier sur Eurosport ! »
Victor Larzul, coach de l’équipe de France de bloc
Ces signaux interrogent car il semble tout d’abord aller à l’encontre de l’hyper-croissance populaire de l’escalade sportive. Discipline olympique depuis 2020, le sport ne cesse de séduire les pratiquants depuis une vingtaine d’années, partout dans le monde. Contacté par Vertige Media, le directeur de la communication de l’IFSC, Fabrizio Rossini certifie que l'ascension n’est pas terminée. « Depuis le début de l’année, toutes les étapes de Coupe du monde sont sold-out », pose-t-il. La majorité de ces événements sont gratuits et ouverts à tout·e·s. Cela dit, l’Italien tient à préciser que les récents partenariats de diffusion avec les chaînes TV montrent des chiffres d’audience fort encourageants. S’il ne peut pas nous révéler les chiffres exacts, ce dernier parle de « plusieurs millions de téléspectateurs par compétition, notamment dû aux retransmissions opérées par CCTV, la télévision centrale de Chine ». Fabrizio Rossini rappelle qu’il s’agit d’un prolongement naturel avec les JO de Paris « où l’escalade figurait parmi les meilleurs sports olympiques en termes d’audience télévision ».

Selon le membre de l’IFSC, cette popularité s’explique aussi par la stratégie récente d’avoir ouvert le circuit à d’autres villes. Si le circuit comptait 9 étapes en 2024, elle en compte 14 cette année avec l’ajout d’hôtes comme Bali, Denver, Madrid, Curitiba au Brésil ou Keqiao en Chine. Sur le terrain, Victor Larzul, coach de l’équipe de France de bloc, corrobore les propos de la communication de l’IFSC : « À Prague, des amis d’enfance m’ont envoyé un texto pour me dire qu’ils m'avaient vu sur un live. Personne ne m’écrivait avant, je pense qu’ils ont découvert mon métier sur Eurosport ! ». Selon lui, la nouvelle composition du public est un marqueur fort du nouvel engouement autour de l’escalade. « Des vrais fans commencent à suivre le circuit comme d’autres peuvent suivre le tennis, continue-t-il. Même nous, les coachs, il arrive qu’on nous demande des selfies. »
« Cette année, c’est la première fois de ma vie que je me retrouve à signer des autographes », ajoute un autre membre officiel du circuit : l’ouvreur international Pierre Broyer. Celui qui était sur la majorité des compétitions de 2025 le redit : « Tout était plein ». Il distingue aussi l’ancien public du nouveau : « Avant, le public était un peu niche, un peu passionné. Ce n’était pas cool d’être un fan boy. Désormais, tu vois des gens dans les gradins qui agitent des drapeaux après avoir fait le déplacement sur des milliers de kilomètres ». L’ouvreur confie aussi qu’on lui adresse davantage de tape sur l’épaule à la salle où il s’entraîne. Et voit bien que des athlètes comme Oriane Bertone ou Mejdi Schalck possèdent une notoriété que n’ont jamais eu leurs compatriotes des années 2000.
La grande vadrouille
Reste que le prestige des compétitions vient aussi de leur capacité à attirer les meilleurs prétendants. Alors pourquoi les stars de la discipline décrochent-elles quand il s’agit d’aller chercher des titres mondiaux ? Fort de son expérience au plus haut niveau, Victor Larzul, propose une lecture pragmatique : « Les absents n’arrêtent pas de grimper. Ils se concentrent simplement sur d’autres objectifs que ce soit aller dehors ou faire une pause, précise-t-il. Je pense qu’il y a beaucoup de compétitions. Le public ne s’en rend pas toujours bien compte, mais une saison, surtout olympique, peut être extrêmement éprouvante. Alors, les sportifs font le choix de se concentrer sur des objectifs spécifiques » D’autant plus que les récents arbitrages entre l’IFSC et le Comité olympique, notamment celui - très bien accueilli par la communauté de grimpeurs - de scinder les disciplines de bloc, de difficulté (grimpe en voie, ndlr) et de vitesse en vue des JO de 2028 à Los Angeles - renforce l’obligation de spécialisation des athlètes, quitte à s’écarter parfois du circuit officiel. Comme c’est le cas dans d’autres sports où John John Florence, l’un des meilleurs surfeurs de la planète, qui a décidé de faire l’impasse sur le circuit de la World Surf League cette année.
« Avant, des grimpeurs qui étaient simplement de très gros serreurs de prises pouvaient gagner certaines étapes de la Coupe du monde. Maintenant, ces mêmes athlètes se feraient massacrer. Ils n’auraient aucune chance d’atteindre la finale. »
Lucien Martinez, ancien rédacteur en chef de Grimper
Mais au-delà des choix de carrière, il existe une spécificité de l’escalade que Victor Larzul tient à rappeler : « Historiquement, l’escalade s’est développée dehors. Les grimpeur·ses ont toujours fait les deux ». Cette alternance serait moins une fuite qu’un retour aux sources. « Cela fait partie de la carrière d’un·e grimpeur·se, continue le coach. C’est un moyen pour les compétiteurs de se ressourcer, de se remotiver. Quand vous vous cassez les doigts 150 fois en extérieur sur le même bloc, c’est aussi une forme intéressante d’entraînement. Le rocher et la compèt, c’est hyper complémentaire ». Miguel Baudin, fondateur de la chaîne YouTube Kayoo TV, y voit même une quête d’accomplissement total. « Janja Garnbert est incontestablement la meilleure grimpeuse en compétition de l’histoire, explique-t-il. Néanmoins, si elle veut être la meilleure grimpeuse de l’histoire tout court, il faut qu’elle réalise un exploit sur le caillou. Selon moi, c’est pour ça qu’elle poursuit son objectif de 9b+. ». De tous les commentateurs interrogés, ce besoin de prouver sa valeur sur le terrain originel de leur sport est un vecteur de légitimité essentiel pour les grimpeurs. C’est d’ailleurs sur le rocher qu’Adam Ondra a ravi son titre de meilleur grimpeur de tous les temps.
Entre les murs
Cette évolution des mentalités s'accompagne aussi d'une transformation profonde des compétitions elles-mêmes. Lucien Martinez, ancien rédacteur en chef de Grimper et falaisiste de haut niveau, a pu observer de près cette mutation. « Entre 2015 et 2020, le style d’ouverture des compétitions internationales a été complètement transformé, décrit-il. En bloc, il s’est mis à y avoir beaucoup plus de dalles et de jetés complexes. Avant, des grimpeurs qui étaient simplement de très gros serreurs de prises pouvaient gagner certaines étapes de la coupe du monde. Maintenant, ces mêmes athlètes se feraient massacrer. Ils n’auraient aucune chance d’atteindre la finale. » Pour se rendre compte de la lente transformation des profils de lauréat, il suffit d’observer les podiums des Coupe du monde d’escalade. Précisément à partir du moment où Jakob Schubert et Adam Ondra ne trustent plus les hauts de classement, et finissent par ne plus faire aucune finale. Pourquoi ? « Avec le changement de style d’ouverture en bloc, des grimpeurs de génie comme Jakob Schubert et Adam Ondra, pourtant abonnés aux podiums, se sont mis à avoir des résultats beaucoup plus irréguliers, répond Lucien Martinez. Ce n'est pas qu’ils ont régressé... Ils se sont juste retrouvés face à des mouvements nouveaux, qu’ils n’avaient jamais affrontés, ni dehors, ni en salle. À l’inverse, les tous meilleurs compétiteurs de bloc actuels, représentés par la nouvelle génération, n’ont plus aucun point faible, ce sont des monstres de polyvalence. »

À la question de savoir si cela ajoute ou enlève de l’attractivité aux nouvelles compétitions, une chose est sûre : ces évènements récents offrent davantage de place à la créativité des ouvreurs. Et Lucien Martinez aime rappeler que, ceux qui critiquent la diversité des genres aujourd’hui, sont aussi ceux qui en ont bénéficié hier. « Je me souviens d’une Coupe du Monde légendaire en 2019 à Meiringen (en Suisse, ndlr). En finale, tu as Adam Ondra contre quatre Japonais et un Coréen. Et puis dans un bloc, les ouvreurs ont décidé de mettre une fissure. Du jamais-vu. Tous les mecs galèrent sur un truc qu’ils n’ont jamais travaillé et Ondra, qui revenait du Yosemite, randonne complètement ! Au milieu de la fissure, il s’arrête, se retourne pour chauffer le public et finit le bloc. Ce jour-là, certains ont trouvé que c’était dommage que la compète se joue à ce point sur une facétie des ouvreurs. D’autres, au contraire, étaient content que la différence se fasse sur une habileté apprise en milieu naturel. Après réflexion, je pense que c’est ce genre de péripéties qui rendent un événement spectaculaire et mythique. » Et de conclure : « C’est ça maintenant l’âme des compètes de bloc. Quand les ouvreurs vont réussir à participer au show en sortant LE truc que personne n’attendait. »
« J’ai quand même l’impression que Jakob Schubert essaie un peu de prêcher pour sa paroisse. Si tu l’écoutes, tu fais que des compèt comme dans les années 2000. Et si tu regardes une compétition à Bercy en 2012, bah tu t’ennuies parce que la gestuelle est vachement moins riche qu’aujourd’hui »
Pierre Broyer, ouvreur internationale de l'IFSC
Pierre Broyer ne peut être plus d’accord. Pour témoigner en partie des efforts d’attractivité de l’escalade, l’ouvreur français explique les mécanismes derrière son travail. Aux JO de Paris, la fédération leur avait donné des guidelines claires : il en fallait pour tout le monde. « On a poussé l’essence de chaque style sur des blocs différents, jusqu’à devenir un peu caricaturaux, plaque-t-il. Ce qui fait qu’on pouvait avoir pas mal d’égalités à la fin des manches. » Aujourd’hui, Pierre Broyer confie que les ouvreurs internationaux ont pris davantage de latitude avec la règle. « C’est très cool parce que ça nous permet de nous exprimer un peu plus et de participer davantage aux ressorts d’une compétition », conclue-t-il.
« C’est la raison pour laquelle cette année, on pouvait avoir un bloc très physique à Salt Lake City et un autre très électrique-coordo à Prague », renchérit Victor Larzul. Sauf que c’est justement cette variété que condamne Jakob Schubert quand il parle de « syndrome du cirque ». Pierre Broyer répond : « J’ai quand même l’impression qu’il essaie un peu de prêcher pour sa paroisse. Si tu l’écoutes, tu fais que des compèt comme dans les années 2000. Et si tu regardes une compétition à Bercy en 2012, bah tu t’ennuies parce que la gestuelle est vachement moins riche qu’aujourd’hui ». L’ouvreur de l’IFSC défend l’évolution de son sport qui se vit aussi à travers certains comités, de plus en plus répétés au sein de la fédération, au sein desquels ouvreurs, entraîneurs et responsables travaillent à la désirabilité de l'escalade sportive.
Le nouveau roman de l'escalade
Cette perpétuelle évolution rend-t-elle justice à la lisibilité du sport ? Pas sûr. Au premier abord, il peut être compliqué pour un néophyte de s’y retrouver dans la lecture difficile des compétitions. Assez précisément, Miguel Baudin met le doigt sur un sujet sémantique. « L’intitulé des étapes peut prêter à confusion. Des gens me demandent encore pourquoi il y a des Coupes du Monde chaque weekend. Je pense que ça entache un peu le prestige des rendez-vous ». Ajoutez à cela, la bataille pour le classement général, un championnat du monde tous les deux ans, les championnats d’Europe et vous obtenez un bouillon de culture sportive un peu indigeste. « Je crois aussi qu’il y a parfois un petit défaut d’incarnation, continue le YouTubeur. Comme on a parfois pu le souligner sur le tournoi ATP au tennis, le circuit IFSC est quand même composé de personnalités très lisses. La bascule s'est faite avec Adam Ondra qui est un peu de l’école Nadal, où on remercie les gens, on est poli, on fait des vidéos sympas. Avant lui, la star c’était Chris Sharma et je peux te dire que c’était un peu plus la teuf. Mais il n’y avait pas beaucoup de médias pour le raconter. »
« Je ne suis pas d’accord avec les gens qui me disent que l’escalade ne peut pas être un spectacle populaire. Le fond de sauce est là, il suffit juste de le faire monter »
Miguel Baudin, fondateur de Kayoo TV
Pour Miguel Baudin, c’est d’ailleurs là où le bât blesse. Ce dernier place le manque de récit comme le principal problème de hype de l’escalade moderne. « Je ne suis pas d’accord avec les gens qui me disent que l’escalade ne peut pas être un spectacle populaire, pose-t-il. Le fond de sauce est là, il suffit juste de le faire monter. » Il évoque ainsi un travail de pédagogie auprès du grand public, avant et entre les compétitions. Selon lui, c’est aux journalistes du milieu de poser les premières pierres de cette narration. Pierre Broyer abonde : « Je pense qu’il y a des duels, des rivalités sportives intéressantes. Le circuit masculin en bloc a été super intense. La rivalité en difficulté entre Ai Mori et Janja Garnbret est dingue. Quand tu vois aussi toute l’histoire derrière le sacre de Mickaël Mawem aux Championnats du Monde en 2023, l’histoire est juste incroyable. »
Lucien Martinez apporte une nuance. Grand amateur de sports, il doute que les formats de compétition d'escalade actuelle puissent rivaliser en termes d’émotion et de mythologie avec ce qu'il se fait dans les sports populaires. « Je n’imagine pas nos évènements internationaux produire autant de récits, de dramaturgie, d'épopée qu’un tournoi du Grand Chelem, un Tour de France ou une Coupe du Monde de Foot », lance-t-il. En revanche, il pense que la discipline a du potentiel, si on s'autorise à réfléchir aux nombreuses possibilités. « L'escalade est un sport suffisamment jeune pour qu’on puisse tester des choses au niveau du format. Dans les pistes que je verrais : proposer quelque chose où les athlètes s’ouvrent des blocs entre eux pour ajouter de la stratégie, peut-être regrouper toute la saison internationale en un événement unique qui dure un mois ou un mois et demie de manière à renforcer la puissance narrative… »
Alors que le circuit IFSC de 2025 se termine, l’escalade sportive semble réunir de plus en plus de monde. Peine-t-elle à créer cette alchimie mystérieuse qui transforme le sport en spectacle et la performance en épopée ? Est-ce d’ailleurs fidèle à son histoire que d’essayer de le faire ? Entre les gradins remplis et les falaises de Céüse, l'escalade de compétition cherche encore sa véritable voix.