1988, l’année où l’escalade a décidé de grandir (ou de se vendre ?)
L’escalade a toujours eu un pied dans la marge, entre défi personnel et quête de liberté. Un sport de saltimbanques, un jeu de gamins perchés, une affaire de marginaux en lycra accrochés aux falaises. Alors quand l’idée d’en faire une discipline organisée, compétitive, formatée, a émergé, elle a évidemment divisé.
En 1988, l’escalade vacille entre deux mondes : celui des grimpeurs qui jurent que l’adhérence, ça se teste sur du calcaire, et celui d’une génération prête à mettre des numéros sur les performances. Des sponsors à séduire, des règlements à poser, un circuit à structurer… Il faut choisir.
La suite de cet article , écrit comme s’il avait été publié à l’époque, nous plonge dans cette année charnière. Quand tout était encore possible.

Bercy, théâtre d’une révolution en marche
Paris, Palais Omnisports de Bercy, 6 février 1988.
Une falaise artificielle de 12 mètres de haut, dressée en plein centre de l’arène. Les spectateurs sont 3 500, venus voir l’un des premiers grands événements de l’escalade de compétition. Pas un grain de magnésie en plein air, pas un bout de calcaire : ici, tout est contrôlé, cadré, formaté. Le spectacle se joue aussi ailleurs : trois heures de direct à la télévision, une première pour la discipline, qui tente de séduire.
Sur la scène, Didier Raboutou s’élance, Jacky Godoffe a déjà été éliminé. En bas, Lynn Hill, Catherine Destivelle et Isabelle Patissier attendent leur tour, concentrées. Le mur est signé Jean-Marc Blanche, les voies ont été tracées par Antoine Le Menestrel et Fabrice Guillot.
Pas question de voir les autres grimper : tout le monde est confiné dans les sous-sols de Bercy avant son passage. Un contrôle strict, inspiré des compétitions de gymnastique. L’enjeu est simple : prouver que l’escalade peut être un sport de compétition sérieux.
La grimpe libre face aux règlements
Les organisateurs veulent éviter les polémiques qui ont terni les compétitions précédentes : règlements flous, jury contesté, rumeurs de grimpeurs ayant repéré les voies à l’avance. À Bercy, fini l’impro. Les participants n’ont eu que quelques minutes la veille pour observer la paroi à l’œil et au toucher.
« La compétition est une donnée encore toute neuve dans l'escalade, admet Jean-Marc Troussier, directeur sportif de l’épreuve. Les grimpeurs ne sont pas habitués à respecter un jury. Beaucoup se sont montrés réticents à l'égard de ces confrontations et ne voulaient pas entrer dans un circuit professionnel. »
Cette méfiance se traduit par une absence remarquée : Patrick Edlinger, l’icône du Verdon, ne veut pas en entendre parler.
La compétition a encore un goût amer pour certains. En 1985, des figures comme Patrick Berhault, Jean-Baptiste Tribout, Laurent Jacob, Catherine Destivelle ou encore Antoine Le Menestrel signaient le "Manifeste des 19", un texte rejetant l’idée même d’une escalade sous contrainte, encadrée par des règles et des classements. Deux ans plus tard, pourtant, certains d’entre eux sont là, au premier rang des compétitions naissantes, que ce soit sur le mur ou en coulisses. Un pied dans la contestation, un autre dans la construction de ce qui pourrait devenir une discipline à part entière.

Bercy cristallise ces tensions. D’un côté, ceux qui refusent d’y mettre les pieds, voyant dans la compétition une trahison de l’esprit de la grimpe. De l’autre, ceux qui acceptent d’y participer, parfois avec scepticisme, parfois avec ambition.
Mais une autre fracture se dessine, plus subtile. Contrairement au modèle soviétique, où l’escalade s’est imposée comme une confrontation directe basée sur la vitesse, l’approche occidentale mise sur la technicité et l’adaptabilité. À Bercy, le mur de difficulté est conçu pour reproduire les subtilités du rocher, dans un équilibre fragile entre sport et tradition.
Mais une autre bataille se joue ailleurs : celle du financement.
L’escalade indoor ne sort pas de nulle part. Depuis quelques années, elle gagne du terrain :
130 murs d’escalade existent déjà en France, et le chiffre augmente.
Les salles commencent à devenir des lieux de pratique à part entière, indépendants des falaises.
En 1986 et 1987, Vaulx-en-Velin accueille les premières compétitions indoor françaises.
En novembre 1987, Grenoble organise une autre épreuve, prémices d’un circuit régulier.
Le vrai tournant vient en octobre 1987 : sous pression du ministère des Sports, la Fédération française de montagne (FFM) fusionne avec la Fédération française d’escalade (FFE). Naissance de la FFME.
Objectif affiché : populariser la grimpe, équiper les villes et structurer la compétition.
« Mais il ne faudrait surtout pas que tout cela devienne trop gros, trop vite » prévient Georges Daguenet, représentant d’Edelrid, inquiet de l’image que pourrait renvoyer l’escalade si une compétition tournait mal.
Les chiffres, eux, grimpent déjà :
1 million de francs de budget à Thonon en 1987
1,2 million pour le Master de Bercy
Les sponsors restent tout de même frileux. Les marques spécialisées (chaussons, cordes) soutiennent l’événement, mais les investisseurs grand public hésitent. Trop confidentiel. Trop risqué. Trop imprévisible.
Et il y a une autre inquiétude : l’escalade peut-elle être un sport de spectacle ?
« Imaginez un accident lors d’une compétition. Il n’en faudrait pas plus pour faire reculer un partenaire peu familiarisé avec le milieu, » glisse Georges Daguenet.
1988… et après ?
Les ambitions sont là :
Un championnat de France en 1988.
Un circuit international en 1989.
Une Coupe du monde envisagée pour 1990.
Les Jeux Olympiques ? On en parle, mais peu y croient vraiment.
« L'escalade ne remplira jamais un stade, » lâchent les sceptiques.
« Il faut bien qu’on vive, » répondent les grimpeurs prêts à professionnaliser leur discipline.
D’un côté, ceux qui rêvent de médailles et de reconnaissance. De l’autre, ceux qui voient dans cette standardisation une trahison.
Trente-sept ans plus tard…
Le pari a été tenu. L’escalade a basculé dans la compétition, avec ses circuits, ses champions et son économie. En 2021, elle a même fait son entrée aux Jeux Olympiques, concrétisant un rêve qui, en 1988, semblait encore lointain.
Les murs d’escalade sont devenus omniprésents, ouvrant la pratique au plus grand nombre. Loin du Verdon et des bivouacs sous les surplombs, la grimpe s’est installée en ville, accessible en quelques stations de métro.
Mais le débat n’a pas disparu. Il a juste changé de terrain. L’olympisme divise toujours, les compétitions privées bousculent les circuits officiels, et la place du rocher reste un sujet brûlant.
L’escalade n’a pas trahi son histoire. Elle en a écrit une autre. Plus structurée, plus visible, mais toujours mouvante. Et une question reste en suspens : que veut-elle devenir demain ?