Pollution des salles d’escalade : la contre-enquête
- Matthieu Amaré
- il y a 7 minutes
- 10 min de lecture
Au milieu du printemps, une étude scientifique semait un bazar pas possible dans le secteur des salles privées d’escalade. Très largement relayée par la presse grand public, l’enquête avait alors laissé les grimpeur·ses indoor avec l’idée que leur lieu de pratique était aussi pollué qu’un bord d’autoroute. Il était temps que Vertige Media mène sa contre-enquête. Dont voici les révélations glanées entre Paris, la Suisse, l’Isère, Toulouse et les Dolomites.

« Attends, il y a un problème, elles ne devraient pas tourner à cette heure-là. » Quand Pierre Serin tourne le bouton de marche de ses turbines, il se retourne avec un petit regard espiègle. On pourrait croire qu'il vient de se faire prendre la main dans le pot de confiture, mais c'est avec flegme déconcertant qu'il relance, en montrant une fenêtre ouverte : « De toute façon ce qui marche le mieux, ça reste ça les courants d'air naturels quoi »
Le propriétaire de Solo Escalade, une salle d'escalade privée de bloc à Toulouse, aurait pourtant de quoi être inquiet. Ce matin-là du mois de mai, cela ne fait que quelques jours qu'une étude a semé la zizanie dans son secteur d’activité. Une étude très sérieuse, publiée le 24 avril dans la prestigieuse revue scientifique Environmental science and technology air (ACS ES&T Air). Elle pose un constat : la gomme des chaussons d'escalade émet des additifs chimiques préoccupants dans l’air des salles de grimpe. Du fond de la zone d'activité où se trouve la sienne, Pierre Serin semble tranquille. De son propre aveu, aucun client n'a rendu sa carte. Personne d'inquiet ne l'a contacté. « La clientèle a super bien réagi, explique-t-il. On a fait le choix de prendre les devants en communiquant sur l'étude avant qu’on nous en parle et en disant aux clients et aux parents qu'on allait bosser davantage. Ils nous ont fait confiance. »
Pollution médiatique
Sur un pan de mur entier des 2400 mètres de surface de grimpe, toutes les fenêtres sont ouvertes en grand. Au fond, trois gamins se tordent les doigts sur la kilter board tandis qu’ici et là, les employés s'affairent en brossant les prises ou en servant des cafés. Le patron balaie la salle du bras et explique : « On peut avoir beaucoup de monde qui grimpe en même temps et c'est vrai que parfois, tu peux voir les particules de magnésie ou de caoutchouc dans l'air ». Pour le purifier cet air, Pierre Serin le renouvelle plusieurs fois par jour. C'est le moment où il active ses turbines qui permettent de renouveler la quasi-intégralité de l'atmosphère de l'enceinte, plusieurs fois par heure. Mais après les périodes de forte affluence - le soir, et le weekend principalement - les turbines s'arrêtent et place au ménage, au vrai. « On a deux salariés qui ne font que ça, continue le gestionnaire. Et c'est très, très physique. C'est bien simple, la personne qui fait tous les tapis, je ne sais pas comment elle tient le rythme. Marcher dessus inlassablement, nettoyer tous les angles, aspirer, pfff. C'est infernal ». Le chef d'entreprise qui emploie 17 personnes confie qu'en un mois et demi, son staff effectue ce qu'il appelle « le grand tour ». Dit autrement : « On démonte tout, on remonte tout et on lave tout entretemps ».

Pierre Serin a aussi le regard du patron goguenard à qui on ne la fait pas. À 62 ans, il a déjà vu des alertes sanitaires faire rougir son petit monde de l’escalade indoor. Sauf que là, il faut bien avouer que la traînée de poudre s’est bien répandue. Dans les jours qui ont suivi la publication de l’étude, pourtant très académique, une palanquée de médias influents français ont repris l’information. Et la majorité d’entre eux ont pris la voie rapide en titrant : « Les salles d'escalade sont plus polluées que les bords d'autoroute ». Contacté au téléphone par Vertige Media, l’un des auteurs principaux de ladite étude, Thibault Masset, le regrette. « Je ne m’attendais pas à ça, confie-t-il au bout du fil. Beaucoup de publications ont surinterprété les résultats donnant à voir une situation alarmiste ». Ce chercheur à l’École Polytechnique de Lausanne (EPFL) explique même qu’il se retrouve à faire du debunking en chassant les fausses informations et les raccourcis pour interpeller les journalistes. Par exemple ? « Il est trompeur d’écrire que les salles d’escalade sont davantage polluées que les bords d’autoroute. Si vous allez au bord d'une route, vous êtes exposé aux additifs des pneus, mais aussi à toutes les particules liées à la combustion du carburant et à plein d'autres polluants. Il faut comparer ce qui est comparable ».
« Nous ne sommes pas toxicologues. Nous n’avons aucun moyen scientifique de prouver que ce qu’on a relevé est nocif pour le corps humain » Thibault Masset, auteur de l’étude scientifique
Même chose lorsqu’un journaliste souligne qu’il est « scientifiquement avéré » que les particules relevées par Thibault Masset et ses confrères sont « dangereux pour l’organisme » : c’est tout simplement faux. « Nous ne sommes pas toxicologues. Nous n’avons aucun moyen scientifique de prouver que ce qu’on a relevé est nocif pour le corps humain. C’est préoccupant car il existe une étude qui souligne qu’elle agit de manière néfaste sur des espèces aquatiques, mais c’est loin d’être avéré. » Pour ce faire, il faudrait que les chercheurs puissent collaborer avec des experts en toxicologie afin de savoir si ces substances peuvent être absorbées, si elles traversent la peau, si les additifs contenus dans le caoutchouc peuvent migrés dans les poumons ou passer dans le sang quand ils sont inhalés.
L’emballement médiatique aura créé une petite déflagration dans le milieu des salles d’escalade privée. Lui-même grimpeur, Thibault Masset avait pourtant tenu à accompagner l’étude de pistes de solutions, très axées sur la ventilation, le ménage, le nettoyage des prises… Le chercheur appelle toujours de ses vœux à nouer des collaborations avec les salles d’escalade pour produire d’autres études. En attendant, comme les fameux RDC (pour Rubber-Derived Chemicals, ndlr) résultent principalement de l’abrasion des chaussons sur les parois, il n’a pas fallu longtemps pour que l’industrie se tourne vers les fabricants.
Mystère et boule de gomme
Lorsque Frédéric Tuscan a appris la publication de l’étude d’ACS ES&T Air, c’est avec une certaine forme de pression que le PDG fondateur de 9A Climbing s’est penché dessus. Son entreprise est un mastodonte européen du chausson d’escalade et commercialise notamment la célèbre marque française EB. Contacté par Vertige Media, il ne cache pas son amertume : « Quand j’ai lu l’étude, je l’ai trouvé très angoissante. J’ai tout de suite su que ça allait profondément préoccuper l'ensemble de l’entreprise pour les jours suivants ». Et pour cause, beaucoup des clients l’appellent dans la foulée, « des gérants de salles très inquiets qui ne cachaient pas leur désarroi, surtout » .
Si le dirigeant sait bien que le caoutchouc utilisé pour la fabrication des semelles de chaussons est d’origine pétrochimique et donc « mauvais pour la planète », il n’aurait « jamais pu imaginer que des poussières de gommes puissent se stabiliser dans l’air, réagir avec l’ozone et se concentrer de manière aussi importante ». Alors au téléphone, Frédéric Tuscan indique qu’il a réfléchi « en bon entrepreneur ». Comprendre : il profite de l’étude pour impulser une nouvelle dynamique. L’année dernière déjà, au micro de Radio France, le patron de 9A Climbing annonçait réfléchir à l’incorporation de matériaux bio-sourcés. La sortie de l’étude a-t-elle accéléré le processus ? « Clairement, répond Frédéric Tuscan. On a pris rendez-vous avec quelqu’un qui confectionne certains plastiques issus de la végétation ».
« Je trouve que faire reposer mes efforts en R&D sur une étude aussi incomplète est dangereux. On ne connaît pas les semelles qu’ils ont analysées. Ils n’ont prélevé que dans neuf salles européennes dont plusieurs en Autriche qui sont connues pour être bondées et mal aérées » Frédéric Tuscan, PDG de 9A Climbing
Le problème, c’est qu’il faut d’abord faire contre-expertiser l’étude de ACS ES&T Air. Pas simple. D’autant plus qu’il y a pas mal « d’arbitraires », d’après le chef d’entreprise. « Je trouve que faire reposer mes efforts en R&D sur une étude aussi incomplète est dangereux, souffle-t-il. On ne connaît pas les semelles qu’ils ont analysées. Ils n’ont prélevé leurs analyses que dans neuf salles européennes dont plusieurs en Autriche qui sont connues pour être bondées et mal aérées. » Frédéric Tuscan croit aussi savoir que la semelle blanche souvent utilisée pour les chaussons de location n’a pas été intégrée dans l’étude des chercheurs (ce que confirmera Thibault Masset, ndlr). Or, c’est selon lui une gomme vraisemblablement moins nocive et qui constitue une part de plus en plus importante du parc de chaussons utilisés dans les salles privées. « On sait que plus le chausson est performant en adhérence, plus l’abrasion est grande et donc le nombre de RDC rejetés dans l’air plus important, continue-t-il. Ce sont des chaussons de grimpeur·se expérimenté·e·s. Mais il faut aussi dire que 80% des pratiquants ne portent pas ce type de gomme, surtout en salles privées ! » Bardé de questionnements, le patron d’EB tient à prendre le recul suffisant pour ne pas agir à la hâte.
« Au départ, c’était contre la poussière de la magnésie qu’on luttait. On salissait les filtres tellement vite qu’on était obligé de les changer deux à trois fois par jour. C’était ingérable. » Grégoire de Belmont, cofondateur d’Arkose
De l’autre côté des Alpes, dans les Dolomites, la nouvelle de la publication scientifique a eu le même retentissement au siège de La Sportiva, géant mondial du chausson d’escalade. Comme tout le monde, la marque italienne a d’abord chercher à comprendre. « Nous avons demandé à notre fournisseur de semelle - Vibram -, des informations, dévoile Francesco Delladio, responsable produit de La Sportiva. Ils ont pris contact avec l’université de Vienne (qui a collaboré avec l’EPFL pour réaliser l’étude, ndlr), nous attendons les résultats. » Connaissant la discrétion - pour ne pas dire le mutisme - de Vibram, peu de chance que des informations ne filtrent depuis le département communication du fabricant de semelles de chaussons. Contacté par Vertige Media, l’entreprise n’a jamais répondu. Pendant ce temps-là, Francesco Delladio envoie des messages pour la forme en souhaitant que « l’ensemble du secteur du chausson d’escalade fasse corps pour comprendre et préserver la santé des pratiquants ».
Un remue-ménage et des millions pour brasser de l’air
Il est indéniable que la publication d’ACS ES&T Air a mobilisé l’ensemble du secteur de manière inédite. Déjà inquiétés par le ralentissement économique de leur activité ainsi que les premiers mouvement sociaux qui se sont fait jour, les dirigeants de salles privées multiplient les exercices de communication et de transparence. Beaucoup ont diligenté des publications, post, newsletters jurant de la salubrité de leurs structures. Certains, comme Climbing District, sont même allés jusqu’à s’attacher les services d’un Youtubeur pour vulgariser l’étude scientifique et promouvoir leur politique sanitaire.
À Paris, non loin du Sacré-Coeur, une salle d’un genre nouveau a ouvert ses portes fin 2023. Mobilier chiné, restaurant rutilant, espace de coworking sous un dôme de lumière naturelle puis enfin, l’espace de bloc qui s’étend sur 1200 m2 carré grimpables… bienvenue chez Arkose Montmartre. C’est pourtant un autre endroit que Grégoire de Belmont, le cofondateur du réseau, tient à nous faire visiter. Derrière une porte dérobée, se tiennent d’énormes machines qui tournent à plein régime. C’est là, au milieu des armoires métalliques bardées d’indications en lettres capitales que le cœur du réacteur assure la qualité de l’air d’une des salles d’escalade les plus fréquentées de France.

Les dirigeants d’Arkose ont décidé de faire du surdimensionnement volontaire. En clair, cela veut dire que la franchise a doublé les normes de ventilation (60 m3/h par grimpeur contre 30 m3/h réglementaires, ndlr). Grâce à ce dispositif, Grégoire de Belmont assure pouvoir renouveler « 100% de l’air de la salle, trois fois par heure ». Pour épouser la norme dans les 30 salles que possède le réseau en Europe, il a fallu investir. Et investir beaucoup. « Une machine comme ça, c’est 500 000 euros à l’achat et 25 000 euros par an d’entretien », lâche-t-il. Quant à l’étude, le dirigeant tient à rappeler qu’il ne l’a pas attendu pour s’inquiéter de la qualité de l’air dans ses structures. « Au départ, c’était contre la poussière de la magnésie qu’on luttait, indique Grégoire de Belmont. C’était très chiant, il y en avait partout. On salissait les filtres tellement vite qu’on était obligé de les changer deux à trois fois par jour. C’était ingérable. »
« J’ai peur que les gros qui en ont les moyens imposent de nouvelles normes aux petits comme nous. Alors, il faut se creuser les méninges, bosser deux fois plus et inventer des nouvelles manières de faire » Pierre Serin, patron de Solo Escalade à Toulouse
Le dirigeant d’Arkose souligne néanmoins que ce n’est pas en claquant un demi-million en turbine double-flux que les problèmes de pollution s’envolent. Les salles d’escalade sont devenues des environnements hybrides où se mêlent moult particules. La solution ? La ventilation naturelle, le ménage dans lequel Arkose dépense un million par an mais aussi les restrictions comme la magnésie en poudre au profit de sa version liquide. Grégoire de Belmont reconnaît que le risque zéro n’existe pas, mais selon lui, ses salles d’escalade se tiennent encore loin du scandale sanitaire.
Les particules fines de la débrouille
Même son de cloche à Toulouse. Après 30 ans de métier, Pierre Serin a essuyé pas mal d'alertes sur l’hygiène des salles d’escalade. À juste titre. « Au-delà de tout, j’ai tout de suite identifié la magnésie en poudre comme un gros problème, avance-t-il. De toute façon, on s’en rendait vite compte dans nos petites salles, au début. On rentrait chez nous avec les poils du nez tout collés ! ». En bon gérant indépendant, Pierre Serin bricole. À l’époque, en 2003, il proposait déjà à Beal un prototype de magnésie liquide en stick. Ricanement général. « Maintenant, ils en vendent à la toque !, lance-t-il en souriant. Mais l’affaire n’est pas terminée. Pour sécher rapidement, la magnésie liquide est farcie d’alcool. Ça t’ouvre les pores et tu t’injectes tout un tas de saloperies directement dans le sang. Un jour, ça sortira. » Pour lui, les gérants de salles n’auront pas le choix face à la pression sanitaire, il faudra expérimenter. « Moi, j’ai peur d’un truc, confesse-t-il. J’ai peur que les gros qui en ont les moyens imposent de nouvelles normes aux petits comme nous. Alors, il faut se creuser les méninges, bosser deux fois plus et inventer de nouvelles manières de faire. »
Concrètement ? L’entrepreneur toulousain a mis des bâches à la place des moquettes pour éviter que la poussière ne soit retenue. Il a également retiré au maximum le grip sur les murs pour limiter l’abrasion des chaussons sur les parois. Et puis, le petit dernier : « J’ai cousu un bout de gant absorbant sur un sac à pof’. Ça prend vachement bien la transpiration. Tu as juste à t’essuyer les doigts dessus, comme le veut le geste du grimpeur, et hop, plus besoin de magnésie. » Il continue : « Mais tu penses bien qu’on m’a encore ri au nez. Tu parles de ça à un grimpeur aujourd'hui, c’est comme le stick à magnésie il y a 20 ans... Je pense que pas mal d’innovations dans l’escalade sont freinées pour des raisons culturelles ».
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le vieux briscard a plutôt bien reçu l’étude d’ACS ES&T Air. « Je pense qu’elle a justement fait sauter quelques barrières, plaque-t-il. Désormais, je crois que tout le monde veut faire mieux. » Et de conclure, avec un clin d’oeil : « C’est bien que cette étude pointe du doigt ce qu’on balayait d’un revers de main. Sans mauvais jeu de mots, hein ».