Pays-Bas : l'escalade au cœur d'une bataille anti-gentrification
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 7 jours
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Dernière mise à jour : il y a 2 heures
À Nimègue, à deux heures d'Amsterdam, l'ouverture d'une immense salle d'escalade dans un ancien cinéma enflamme les esprits. Squatté par des activistes, le lieu représente pour les uns le dernier bastion d'un espace libéré de la marchandisation et pour les autres une opportunité économique de faire rayonner la commune. Bienvenue dans un nouveau western où la gentrification débouche sur une véritable guerre culturelle.

C’était pourtant une belle histoire, presque trop parfaite : une ancienne salle de cinéma, icône architecturale de l'après-guerre hollandaise, sauvée de l'abandon par un projet d’escalade ultramoderne. Un blockbuster de la reconversion urbaine. Mais à Nimègue, rien ne se passe comme prévu. Car depuis avril 2024, l’ancien cinéma Carolus est occupé par un collectif militant, Nijmeegs Jantien, bien décidé à empêcher l'ouverture d'une salle de grimpe, que les membres considèrent comme un hold-up sur la ville.
C’est ainsi qu’une tranquille cité néerlandaise se retrouve au cœur d’un conflit où chacun se dispute un même espace, physique mais aussi symbolique. D’un côté, Monk Bouldergym, une enseigne de salles de bloc chic et tendance, veut réinventer Carolus en « paradis du grimpeur urbain ». De l’autre, les activistes de Jantien rêvent d’en faire un lieu autogéré, social, et culturellement alternatif. Le décor est posé, la guerre culturelle déclarée.
Reconversion, menaces et zone libre
Difficile d’imaginer meilleure allégorie du capitalisme triomphant des années cinquante que le Carolus. Ouvert en 1954, ce cinéma au style moderniste fut longtemps l'un des lieux phares du centre de Nimègue. Avec son hall imposant et son plafond en voûte étoilée, il a fait rêver des générations de spectatrices et spectateurs, avant que le streaming et les multiplexes n'aient raison de lui. Fermé définitivement en juillet 2022, il semblait promis à l’oubli ou à une reconversion immobilière ratée.

Mais en avril 2024, le collectif Nijmeegs Jantien prend possession des lieux. Leur objectif ? « Créer ici une zone libre, ouverte à tous, pour lutter contre la marchandisation de la ville », résume Bambi, porte-parole du groupe. En quelques semaines, Carolus devient un centre autogéré où concerts, projections alternatives, et soupes populaires attirent des centaines de Nimégois séduits par ce mélange d’utopie sociale et de lutte urbaine concrète.
En face, Monk Bouldergym incarne tout ce que Jantien condamne : une enseigne tendance, une clientèle plutôt aisée, et un projet commercial clairement assumé. L’entreprise veut transformer Carolus en un immense spot d’escalade de bloc, profitant de la hauteur sous plafond du cinéma. Une reconversion « logique », selon la municipalité, qui y voit une manière de redynamiser le centre-ville tout en conservant la façade protégée du bâtiment historique.
« Salauds de bobos, mieux vaut pour vous ne pas venir à Nimègue »
Mais Jantien refuse catégoriquement cette vision. « Notre espace libre est en train de devenir une machine à fric », accuse frontalement le collectif dans sa campagne « Boycott Monk and Save the Cinema ». Les réseaux sociaux deviennent alors le théâtre d’une guérilla virtuelle, certains partisans du boycott s'en prenant ouvertement aux salariés de Monk : « Salauds de bobos, mieux vaut pour vous ne pas venir à Nimègue », peut-on lire sur Instagram.
Du côté de Monk, c’est la stupéfaction : « Cela n’a rien à voir avec du militantisme, c’est de la menace pure », s’insurge l’entreprise, qui dénonce des intimidations. Le maire de Nimègue, Hubert Bruls, s’est également exprimé pour condamner fermement ces pratiques, les qualifiant de « préoccupantes » et « inacceptables ».
Guerre idéologique sur fond de gentrification
Mais derrière les invectives se joue une plus grande bataille : celle de la ville elle-même. Pour les activistes, Monk symbolise une gentrification rampante, une « invasion commerciale » qui chasse progressivement les classes populaires du centre-ville. « Le vrai problème, c’est que de plus en plus de gens sont poussés hors de la ville parce qu’ils ne peuvent plus y vivre à cause des prix », insiste Bambi. « Nous voulions créer ici un lieu dédié à la culture, aux rencontres et aux initiatives citoyennes. Avec ce projet, c’est devenu impossible. »
« L’enjeu dépasse largement ce bâtiment. Il s’agit de savoir qui a encore sa place dans cette ville »
Cette vision trouve un large écho dans la ville. En octobre 2024, une manifestation intitulée « Protect Our Spaces » rassemble près de 500 Nimégois, artistes, étudiants, et même le « maire de la nuit » de Nimègue, venus défendre une idée alternative de l’espace urbain. Le slogan de la manif est clair : « Notre espace libre ne doit pas devenir une machine à fric ».
Mais Monk ne lâche pas prise. Soutenue par la mairie, l’entreprise rappelle que le Carolus n’a jamais eu vocation à devenir un logement social ou un lieu communautaire, et que leur projet offre une seconde vie viable au bâtiment historique. Pour la municipalité, il s’agit d’une opportunité économique et touristique majeure, dont la ville ne peut pas se passer.
La guerre culturelle aura bien lieu
À l’été 2025, la tension reste vive. Monk attend désormais les permis définitifs pour lancer ses travaux. La mairie affirme que ces autorisations seront bientôt accordées, ce qui signifierait alors l’expulsion officielle des occupants actuels. De leur côté, les squatteurs promettent de résister « par tous les moyens légaux possibles ». « Nous ferons entendre notre voix à chaque étape, prévient Bambi. L’enjeu dépasse largement ce bâtiment. Il s’agit de savoir qui a encore sa place dans cette ville. »
C’est donc une lutte bien plus vaste qui se joue ici, entre deux visions de la ville radicalement opposées. Doit-on laisser les espaces publics devenir des lieux marchands ou préserver des îlots d’utopie citoyenne ? À Nimègue, le Carolus cristallise désormais cette bataille culturelle. Alors que les deux camps restent fermement accrochés à leurs prises, une chose est sûre : la guerre culturelle aura bien lieu. À moins qu’une chute spectaculaire ne vienne rebattre les cartes.