Grimpeurs contre industries fossiles : l'escalade face aux pétrodollars
- Matthieu Amaré
- il y a 1 jour
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Dernière mise à jour : il y a 18 heures
Dans une déclaration, un collectif d'activistes britanniques exhorte des grimpeur·ses à refuser tout sponsoring des industries fossiles. L’enjeu ? Préserver l'escalade de la financiarisation carbonée avant qu'il ne soit trop tard. Et face aux milliards des compagnies aériennes et des marques automobiles, les résistant·es n'ont pas de pétrole mais il·elles ont des idées.

À l’orée de l’automne, c’est peut-être le moment de l’année où il est le plus beau. Au-dessus, le ciel est rougeoyant prend parfois des teintes violettes qui semblent entourer les cimes du Scafell Pike et du Helvellyn comme un feutre de coloriage. En cette saison, le Lake District, - le plus grand parc national de l'Angleterre situé au nord-ouest du pays - est un endroit sublimement irréel. Pourtant, quelque chose cloche. Quand Liam et ses amis décrochent les sacs à cordes de leurs épaules, l'atmosphère est pesante. Il fait bien trop lourd, l’air est quasi absent. Et tout à coup, ce lieu magique où se dressent les plus hauts sommets de l’île, devient le théâtre d’un tableau peint en noir.
Les fossiles et le marteau
« Cela fait des années qu’on en parle, reprend Liam Killeen, grimpeur amateur et activiste écologique. Désormais, quand on va grimper au Lake District, on passe des journées étranges, avec des conditions bizarres. Là, à la rentrée, ça nous a carrément laissé une sensation de malaise. » Ce malaise, Liam le porte depuis longtemps. Assez jeune, il entreprend des études sur le mouvement climatique. Et à 29 ans, il est désormais doctorant à l'université de Lancaster où il étudie son organisation politique. Le jeune Britannique est également membre de la campagne « Badvertising » qui entend stopper les publicités et les sponsors qui aggravent la crise climatique. Le 26 septembre dernier, en plein Championnats du monde d’escalade à Séoul, Liam Killeen lance avec son réseau la « Fossil Free Declaration ». La déclaration sans énergie fossile, en VO, engage ses signataires à couper le lien entre l’escalade et les industries polluantes, en particulier l’aviation et l’automobile.Derrière cette initiative, on trouve « Cool Down », un collectif international créé par Freddie Daley qui réunit athlètes, organisations sportives et militants climatiques. « C'est un lieu de mise en réseau où nous pouvons nous rassembler, coordonner nos actions et amplifier nos travaux respectifs », explique Liam Killeen. La liste des premier·e·s signataires de la Fossil Free Declaration affiche des noms bien connus du milieu de la grimpe et de l’alpinisme : James Pearson, Caroline Ciavaldini, Katherine Choong, Sébastien Berthe, Arnaud Petit ou encore la Fondation de l’ultratraileur, Kilian Jornet. Le texte pose un constat : l’escalade explose et il faut préserver la discipline du capitalisme carboné, avant qu’il ne soit trop tard. « Nous sommes à un carrefour, résume Liam Killeen depuis Lancaster, en visio. Soit nous laissons l’escalade devenir comme tous les autres sports avec des compagnies aériennes et des constructeurs automobiles floqués sur chaque maillot. Soit nous empruntons une voie différente. »
« L'escalade n'est pas encore rattrapée par le capitalisme, tout du moins il reste quelques résistant·es »
Arnaud Petit, ancien champion du monde, signataire de la Fossil Free Declaration
Mille milliards de mille sabord(age)
Bien placées dans le sillage du développement de l’escalade, de plus en plus d’industries lorgnent sur son potentiel économique. « Je connais un athlète olympique, un très gros nom, qui a été approché par une compagnie aérienne nationale pour du sponsoring », confie Liam Killeen. Avant d’ajouter qu’un autre athlète lui avait soufflé avoir eu sous les yeux l’offre d’une grande marque automobile qui, pour une seule journée, équivalait à son contrat de sponsoring actuel à l’année. L’échelle des sommes dépasse souvent l’entendement. Selon The Guardian, les entreprises de combustibles fossiles investissent à elles seules 4 milliards d'euros dans le sponsoring sportif mondial. « Et c'est sans compter les compagnies aériennes et les plus grands constructeurs automobiles du monde, précise l’activiste. Si on parlait d'eux, ce serait des milliards et des milliards en plus. »
Jusqu’à présent, l’escalade semblait éloignée de ce jeu financier démentiel. Mais depuis que l’IFSC (la fédération internationale d’escalade, ndlr) a noué un partenariat avec l’Arabie Saoudite pour les NEOM Masters, le vent a tourné. Deux éditions ont été organisées, en 2023 et 2024. Il n’y en a jamais eu d’autres. Sans doute parce qu’une lettre ouverte du réseau ACTS signée par beaucoup d’athlètes et relayée dans le monde entier avait convaincu l'IFSC de ne pas rempiler. « J’ai lancé ACTS il y a cinq ans avec l’alpiniste français Christophe Dumarest, rembobine Arnaud Petit, ancien champion du monde d’escalade et signataire de la déclaration. À l’époque, nous avions lancé ACTS avec un manifeste pour engager les grimpeur·ses pros et les guides de haute-montagne à limiter leur impact sur l’environnement. » Depuis le sud-est de la France où il vit, il nous confie qu’il voit en la Fossil Free Declaration une bonne manière de convaincre les instances de son sport. « Ça a marché avec les NEOM Masters, on peut se dire que ça vaut le coup d’essayer. »

Même si elle fut éphémère, cette collaboration entre l’IFSC et l’Arabie Saoudite inquiète Liam Killeen. Pour le doctorant, c’est un cas d’école de « sportwashing », soit un outil de soft power dopé aux pétrodollars. « L’Arabie Saoudite fait ça pour redorer son image, explique-t-il. C’est un moyen pour des États, voire des entreprises, qui ont une très mauvaise réputation en matière de pollution ou de droits de l’homme de s’associer à la santé, à la jeunesse et à la perfection physique. Chaque fois que l’Arabie Saoudite est critiquée dans la presse, que fait-elle ? Elle achète un très gros contrat de licence ou elle sponsorise un nouveau sport. C'est une tactique très efficace. » L’activiste rappelle que c’est un scénario possible pour l'escalade. La discipline est pour l’instant relativement préservée mais les NEOM Masters créent un précédent et peuvent la projeter dans un futur que le monde du football vit déjà. « Le fait que la FIFA soit sponsorisée par Aramco montre vraiment comment cela fonctionne. Pouvez-vous imaginer la plus grande compagnie pétrolière du monde sponsoriser la Coupe du monde ? Eh bien, c’est déjà le cas et personne n'en parle. »
« Le sport devrait être un vecteur positif pour les pratiquant·es, les spectateur·rices, la société. Il ne devrait pas être associé à des industries qui détruisent notre avenir »
Katherine Choong, grimpeuse professionnelle et signataire de la Fossil Free Declaration
Les premiers mots de la déclaration n’ont pas été choisis par hasard. Ils remettent la discipline au centre de ses enjeux. « Pour nous, l'escalade est plus qu'un simple sport, c'est un mode de vie », peut-on lire dans le texte. « C'est une pratique qui nous ancre dans le monde naturel, offrant une connexion avec l'extérieur dans sa forme la plus pure. Nous grimpons pour la beauté, le défi, le flow et le sentiment incomparable de liberté qui vient du mouvement dans les montagnes. » Cette vision trouve un écho particulier chez Katherine Choong, grimpeuse professionnelle suisse qui a signé. Sans hésiter. « Je passe énormément de temps en nature et je vois de mes yeux son évolution et les dégâts causés par l'activité humaine », nous souligne-t-elle. Pour la grimpeuse, la contradiction est évidente : « La nature n'est pas notre terrain de jeu, elle était là bien avant nous. C'est à nous de la respecter et de limiter notre impact. Le sport devrait être un vecteur positif pour les pratiquant·es, les spectateur·rices, la société. Il ne devrait pas être associé à des industries qui détruisent notre avenir. »

Les grimpeur·ses : des proies faciles ?
Cela dit, la réalité financière des grimpeur·ses complique l'équation. Beaucoup de leurs contrats de sponsoring ne rapportent pas beaucoup d'argent. Sans parler des sommes en jeu lors des compétitions, dérisoires par rapport aux autres sports. Cela devient plus facile pour une industrie florissante de convaincre les athlètes de faire leur promotion. Liam Killeen parle d’offres à 20 000 livres (environ 23 000 euros, ndlr) pour quelques jours de travail. « Le risque, c’est que cela devienne comme au foot chez les hommes, poursuit-il. Vous ne pouvez même plus avoir de conversations avec eux sur ces questions climatiques. Les montants qu’ils touchent les ont complètement décollés de la société et de ses enjeux. »
« Vous ne pouvez pas travailler sur le sujet du développement durable sans investissement »
Fabrizio Rossini, directeur de la communication de l’IFSC
Aujourd’hui, les grimpeur·ses en sont loin et la Fossil Free Declaration vient aussi rappeler que des digues tiennent. « Cette initiative est importante parce que j’ai le sentiment que l’escalade n’est pas encore une activité rattrapée par le capitalisme, pose Arnaud Petit. Du moins il reste quelques résistant·es. Je suis content de voir que certains des grimpeur·ses les plus emblématiques du monde, comme Alex Honnold ou Adam Ondra, n'aient pas succombé aux propositions de Red Bull. » Même si ses compétitions n'arborent pas encore de grosses Jeep ou des compagnies aériennes, l'IFSC se retrouve bel et bien dans le viseur. Sur les réseaux sociaux, des centaines de commentaires interpellent la fédération sur sa politique de sponsoring. Face à la pression, le directeur de la communication, Fabrizio Rossini, contacté par Vertige Media, déclare que la fédération internationale reste ouverte au dialogue. « Nous avons une commission consacrée aux enjeux de développement durable, assure-t-il au bout du fil. Nous ne sommes pas l'institution sportive typique qui se protège de toute déclaration. » En 2018, l'IFSC avait signé un contrat de sponsorship avec la compagnie aérienne japonaise Japan Airlines qui a financé ses évènements pendant deux ans. « Nous travaillons sur la durabilité, c’est essentiel, reprend Fabrizio Rossini. Nous essayons de faire de notre mieux. Nous avons de nouveaux projets pour le futur mais même le développement durable a besoin d’un budget et d’argent. Vous ne pouvez pas travailler sur ce sujet sans investissement. »
« Vous êtes des hypocrites »
Au sein même de la communauté d'escalade, l'initiative suscite quelques réactions contrastées. « Les rares critiques qu’on a reçues, ce sont toujours les mêmes : on nous accuse d’être hypocrites, confie Liam Killeen. Des gens nous disent : “Regardez, vous conduisez une voiture, vous prenez l’avion vous aussi” ». Si elles sont habituelles, ces résistances peuvent être pernicieuses selon le doctorant, surtout si elles braquent les athlètes. « Il y a une peur chez les meilleur·e·s grimpeur·ses d’être vu·e·s comme de vrai·e·s hypocrites s’ils s’expriment, continue-t-il. Mais il n’y a aucun moyen de vivre un mode de vie sans carbone dans le monde occidental. » Cette question de pureté morale, c’est un piège selon les membres de Cool Down. « Si vous mettez la barre trop haute en termes de perfection, vous devenez passif·se. Nous essayons donc de dire aux grimpeur·ses de ne pas trop s’inquiéter. S’ils/elles doivent conduire un van pour partir à l’aventure, c’est ok. »
Quand on s’attarde sur la liste des signataires, une chose frappe : aucun athlète du circuit officiel de l'IFSC n’a encore signé. Comme si la Fossil Free Declaration n’était tamponnée que par des athlètes émancipé·e·s des logiques fédérales, et il faut bien le dire, déjà connu·e·s pour leur engagement écologique. « Les autres sont beaucoup plus difficiles à atteindre, reconnaît Liam Killeen. Mais récemment, nous avons obtenu la signature d'Harisson Campbell (un grimpeur australien qui a notamment participé aux Jeux Olympiques de Paris en 2024, ndlr). Mais les autres sont très occupés. » Ou pas assez de liberté pour signer ?
Quoi qu’il en soit, la stratégie de Cool Down mise sur une approche progressive. « En ce moment, nous essayons de développer le réseau encore davantage, remet Liam Killeen. Nous sommes en discussion avec une fédération nationale d'escalade qui est très proche de signer. » L'idée étant de créer un rapport de force : « Plus nous avons de soutien au niveau des grimpeur·se et des fédérations nationales, plus nous aurons de leviers pour discuter avec l’IFSC ». De son côté, la fédération internationale confie à Vertige Media être prête à entendre Cool Down.
L’heure du choix
Dans l’attente, Katherine Choong mise quant à elle sur l'exemplarité : « J'espère que cette déclaration enverra un message clair : les grandes organisations sportives, comme l'IFSC, ne devraient plus offrir de vitrine commerciale aux industries fossiles. Cette campagne vise principalement ce problème. Il ne s’agit pas de moraliser ou de condamner les comportements individuels. Si nous, sportifs, montrons qu'un autre modèle est possible, cela peut être un vrai catalyseur de changement. » Arnaud Petit abonde : « Ça peut faire boule de neige. L'escalade est un sport en vue et d'autres sports vont constater cet engagement, et pourront se dire qu’il est possible de faire des événements sans valoriser des entreprises à fort impact carbone. »
Dans une communauté encore relativement libre de ses choix, l'avenir d'un sport se joue peut-être dans ces signatures qui s'accumulent, une à une, loin des projecteurs et des contrats mirobolants. À mesure qu’elle fait un pas de plus dans son ascension, l'escalade devra se demander où elle mettra le prochain pied. Sommée de se recentrer dans une ligne qui semble intimement liée à son histoire, force est de constater que le futur de la discipline peut encore s’engager dans plusieurs voies. Et beaucoup d’entre elles annoncent des journées aussi étranges et des conditions aussi bizarres que celles du Lake District en automne.
La Fossil Free Declaration est ouverte à tous les grimpeur·ses et organisations sportives sur le site de Cool Down.