Cory Richards : le vertige bipolaire
- Matthieu Amaré
- il y a 18 heures
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Dernière mise à jour : il y a 1 heure
Il est peut-être le meilleur alpiniste américain de tous les temps et pourtant ses exploits en montagne semblent désormais des anecdotes. Depuis qu’il s’est retiré du monde des expéditions, Cory Richards a raconté sa vie en altitude et ses troubles bipolaires dans un livre monumental. Un livre sur la santé mentale d’un type qui, à 44 ans, est allé très haut mais surtout très bas. Interview tout en profondeur.

Nous avons terminé la lecture de Les Brûlures de glace de Cory Richards la veille de notre rencontre avec l’auteur. Traduit en français par Charlie Buffet, le livre qui s’intitule The Color of Everything en anglais est paru l’an dernier aux États-Unis. Sa traduction française quant à elle est sortie le mois dernier en France aux éditions Paulsen. Au moment d’accueillir l’ancien alpiniste de 44 ans devenu conférencier et ambassadeur de la santé mentale, une question surgit : dans quel état sera-t-il ?
Cory Richards s’est tellement livré sur plus de 400 pages qu’il est difficile de savoir par où commencer : ses internements en hôpital psychiatrique, sa tentative de suicide, ses épisodes mixtes qui le hantent encore, le deuil de ses compagnons de cordée, ses démons qui surgissent en altitude. Et voilà qu'il débarque, tout sourire, se lance dans des hugs et confie combien il est heureux de vivre une matinée ensoleillée à Paris pour la première fois de sa vie. Nous avons en face de nous le premier et le seul Américain à avoir gravi un sommet de 8000 mètres en hiver. En descendant, il échappera de très peu à une avalanche. Il en tirera un documentaire multi-récompensé, Cold, et l’autoportrait qu’il prendra juste après avoir sorti la tête de la neige fera le tour du monde.
Pour autant, nous n’en parlerons pas dans l’interview, ou très peu. La conversation que nous avons eue est une réflexion profonde sur la condition humaine, la souffrance, la résilience et le sens. Cet entretien a « la couleur du tout ». Et forcément, c’est vertigineux.
Vertige Media : Comment vas-tu aujourd'hui, Cory ? Comment te sens-tu dans cette période de ta vie ?
Cory Richards : Mec, je vais très bien. Vraiment. Ce nouveau chapitre, cette nouvelle façon de tourner la page… Je pense que l'écriture du livre a beaucoup aidé. J’ai la sensation de revenir à la maison. J’éprouve un sentiment d'ancrage que je n'avais jamais ressenti. Un sentiment de paix, aussi. J’ai tellement réfléchi à ma condition que j’ai désormais accepté le fait que j’ai un corps qui a le droit d’être déprimé. Si je me sens bien, je me sens bien. Si je me sens mal, je me sens mal.
Vertige Media : Cette paix que tu mentionnes, est-elle continue ?
Cory Richards : Eh bien, je pense qu'il y a plusieurs façons de penser la bipolarité, qui est en quelque sorte le principal diagnostic que je porte. Je n'aime pas dire que je l'ai. Je porte la bipolarité. Je navigue avec. Je voyage à ses côtés. Quand on parvient à la gérer, c'est un superpouvoir. C'est absolument exceptionnel. La bipolarité vient évidemment avec ses complications, sa complexité. Donc est-ce que ça veut dire que je n'ai pas été déprimé par moments ? Bien sûr que si. 2025 a été hard. Ça a été très très hard. Mais ça ne veut pas dire que je ne vais pas bien. Il y a une différence entre être perturbé et ne pas aller bien. Je pense que j’ai été très perturbé cette année mais il y a toujours eu une partie de moi qui était en paix. 2025 a probablement été l'expérience la plus douloureuse de ma vie. Mais je ne suis pourtant pas descendu aussi bas que précédemment dans ma vie. J'ai été très, très bas. Je me suis retrouvé face contre terre mais je savais que j’allais « bien ». Avant, ces évènements-là m’auraient mis plus bas que terre, ils auraient complètement bousillé ma vie.
Vertige Media : Pourquoi 2025 a été si dure ?
Cory Richards : Oh, mec. Ça a commencé j’étais en vacances pour les fêtes de fin d’année à Hawaï avec ma compagne. Ma mère m'a dit que mon père était en train de mourir. Je suis donc rentré en précipitation dans le Montana et finalement, il n’est pas mort. On est donc rentré à Los Angeles et le lendemain, les incendies ont ravagé la ville. Neuf de mes amis les plus proches ont perdu leurs maisons. Ensuite, je me suis séparé de ma copine. Et j’ai immédiatement rencontré quelqu’un à qui j’ai vraiment donné mon coeur. D’une certaine façon, on peut dire que c’était mon premier grand amour. Puis ça s’est terminé, hyper vite. Et finalement, mon père est décédé. J’ai dû gérer un deuil, deux ruptures et la détresse de mes amis.
« Ma conviction, c'est que quand on arrête d'essayer de changer ce que sont nos émotions et ce qu’elles nous disent, alors nous ne sommes plus en lutte. Et la lutte, c'est la perturbation, le vrai conflit intérieur »
Vertige Media : Comment as-tu géré toutes les émotions liées à ces évènements ?
Cory Richards : En leur donnant de la place. Je pense qu’il faut accueillir les émotions telles qu’elles sont. Ne pas essayer d'ouvrir son cœur s'il ne veut pas s'ouvrir, ne pas essayer d'être heureux quand on est triste. Ma conviction, c'est que quand on arrête d'essayer de changer ce que sont nos émotions et ce qu’elles nous disent, alors nous ne sommes plus en lutte. Et la lutte, c'est la perturbation, le vrai conflit intérieur. Il faut rendre acceptable le fait d’être triste. Cela fait partie de la vie. Je pense que chaque émotion est une forme d’expression différente de l’amour. Quand on est blessé, c’est une coupure dans l’amour que l’on ressent. Quand on est frustré, c’est juste parce qu’une partie de notre amour n’a pas pu s’exprimer. Tout est question d’amour.
Vertige Media : Pourquoi as-tu écrit ce livre ?
Cory Richards : Parce que je n'avais rien d'autre à faire. J'ai arrêté l'escalade en 2021 sur le Dhaulagiri quand j'ai eu un « épisode mixte ». Quand on ressent cela, on peut aller très haut et très bas dans laps de temps très court. Mon travail de photographe a commencé à ne plus être en accord avec qui je voulais être et ce que je voulais donner au monde. Sauf que j’avais vraiment fondé mon identité sur ces deux activités. Quand on me demandait ce que je faisais dans la vie, je répondais : « Je suis grimpeur et photographe ». Si j’arrête, je suis qui bordel ?

L'impulsion, le catalyseur, pour écrire le livre, c’était de me comprendre plus complètement. Et puis pendant que je l'écrivais, j'ai commencé à m’intéresser à la façon dont je racontais des histoires. Je me suis alors aperçu que je le faisais en position de victime. « Ceci m'est arrivé. C’est pour ça que je suis comme je suis »… À bien des égards, c’est une attitude qui génère beaucoup de reproches envers vous-même et vous laisse très peu de libre-arbitre. Alors, quand je me suis relu, j’ai tout foutu à la poubelle. J’ai compris que je ne voulais pas être prisonnier de ma propre histoire. J’ai commencé à considérer l’écriture de ce livre comme un service. Et c’est toujours le cas aujourd’hui : je vous donne l’histoire de ma vie pour que vous puissiez peut-être vous sentir moins seul·e dans la vôtre. J’ai donc commencé à écrire pour moi et j’ai fini par écrire pour les autres.
Vertige Media : As-tu douté de ta légitimité à écrire ce livre si personnel ?
Cory Richards : Avant que je commence vraiment à écrire, il y a eu des périodes où je me disais, je ne veux pas parler de moi. Je n’en pouvais plus de moi. Mais j'ai réalisé ensuite que quand je lis de bonnes mémoires, je ne pense jamais : « Oh, cette personne est tellement égocentrique, elle ne fait que parler d'elle-même ». Sans déconner. Ce sont ses mémoires ! Quand j’ai lu Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage de Maya Angelou, ou Scar Tissue d’Anthony Kiedis, je me suis jamais dit qu’ils étaient centré·e·s sur eux/elle-même. Ils racontent juste leur histoire. Et on se sent moins seul·e.
« La communauté d'alpinistes ressent une certaine forme d’inconfort à se regarder soi-même. Il y a aussi encore beaucoup de machisme, de bravade. Il faut rester des durs »
Vertige Media : Comment le livre a-t-il été reçu par tes proches ainsi que la communauté de grimpeurs et d’alpinistes ?
Cory Richards : Mes proches l'ont adoré. Le monde de l’alpinisme et de l’escalade, en revanche, ça a été différent. Je crois que cette communauté ressent une certaine forme d’inconfort à se regarder soi-même. Il y a aussi encore beaucoup de machisme, de bravade. Et le fait de dévoiler sa vulnérabilité est encore peu accepté. Il faut rester des durs.
Vertige Media : Comment tu l’expliques ?
Cory Richards : Je pense que c'est une peur. Encore une fois, on entre ici en conflit avec sa sensibilité. Si on essaie de masquer cette sensibilité ou de prouver qu'elle n'existe pas, c’est juste parce qu’on a peur de s’y confronter. Ce n'est pas un jugement. Il n'y a rien de mal à ça. C'est très naturel. Quand nous sommes sensibles, la première chose que nous essayons de faire, c'est de l’être un peu moins. Le monde est sauvage, la vie est dure. Montrer sa vulnérabilité peut autant être positif que destructeur. La plupart des grimpeur·ses que je connais sont des personnes profondément sensibles mais ont juste du mal à le montrer.
Vertige Media : On parle beaucoup de santé mentale ces derniers temps. Quel regard portes-tu sur cette attention médiatique ?
Cory Richards : C’est vrai que la conversation autour de la santé mentale explose. Et je trouve que globalement, c’est positif. En revanche, sur les réseaux sociaux, vous avez maintenant tout un tas de psychologues de salon qui se diagnostiquent eux-mêmes, diagnostiquent les autres et y trouvent des façons de raconter le monde. Je trouve ça bien que les gens apprennent des choses sur leur traumatisme mais attention. Maintenant que nous participons toutes et tous à la conversation sur la santé mentale, que nous en avons adopté le langage, nous avons l’impression que nous sommes guéris. Articuler ce langage nous rend conscient de nos traumatismes. Cela nous donne un contexte intellectuel, mais cela n’apporte pas de guérison.
Je regrette aussi l’idée que le traumatisme soit toujours lié à la victimisation. Quand quelque chose de terrible arrive à quelqu'un, cette personne devient une victime. La façon dont est traitée la santé mentale aujourd’hui fait que les gens restent bloqués dans cette position. « Regardez à quel point je suis victime de mon traumatisme. Je suis bipolaire, je suis dépressif, je suis anxieux. » Les gens ont tendance à penser que c’est la fin du voyage mais c’est juste le début d’une possible guérison.
Vertige Media : Dans Les Brûlures de glace, tu écris que les seuls endroits où tu te sens normal sont les endroits qui ne sont pas normaux du tout. Peux-tu nous expliquer cette relation paradoxale entre ton mental et les environnements extrêmes ?
Cory Richards : Tu sais, j’ai grandi dans un environnement très chaotique : j’ai lâché le lycée, j’ai été à la rue, je me suis retrouvé en hôpital psychiatrique… Il y avait de la violence partout. Je ne me sentais chez moi nulle part. Quand on est en mode survie, le système nerveux sympathique s’active. Le centre émotionnel de notre cerveau, l'amygdale, nous intime de nous battre, de fuir ou de nous figer face au danger. Si ce cortex préfrontal est trop sollicité, il peut diminuer à terme la pensée rationnelle et logique. En même temps, si vous avez connu beaucoup de chaos, il peut aussi favoriser une forme d’hypervigilance. Parce que vous avez l’habitude d’activer cet ensemble de compétences d’adaptation, votre mode survie devient ultra-performant. Dans des environnements extrêmes en montagne, ça devient vraiment, vraiment, utile. Mon système nerveux est devenu adapté à ces environnements de stress et de stimulus élevé. C'est ce que je veux dire quand j’écris que le seul endroit où je me sens normal, c’est là où rien n’est normal du tout.
« Je n’aurais jamais pu faire les voies que j’ai réalisées sans ces troubles. Je n’aurais jamais eu autant besoin de me prouver quelque chose. Quelque part, mon diagnostic a permis de casser mes barrières mentales, d’aller au-delà de mes limites »
Cela dit, il faut faire attention. On ne peut pas activer le système nerveux sympathique éternellement. Sinon, c’est le burn-out. Le problème, c’est que nous vivons à haute intensité de stress tous les jours. Nous n’avons pas besoin d’être à 8000 mètres d’altitude ou face à un ours en forêt. Le monde entier nous condamne à un très haut niveau de stimuli, même quand nous sommes assis à la terrasse d’un café. Parce que nous sommes collés à nos téléphones. Parce que les médias nous disent que tout est foutu. Parce que les réseaux sociaux nous disent que tout est foutu.
Vertige Media : Ton trouble bipolaire a-t-il été un atout ou un danger en alpinisme ?
Cory Richards : Quand je regarde en arrière, je suis persuadé que ce diagnostic de bipolarité, TDAH (Trouble déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité, ndlr), dépression, anxiété… Bref, toutes ces choses que j'ai vécues ont en fait été de formidables cadeaux. Ils m’ont permis de vivre une expérience plus large de l'émotion humaine. Ils ont considérablement étendu ma capacité à me connecter aux autres. Et puis considérant l’escalade, je pense que je n’aurais jamais pu faire les voies que j’ai réalisées sans ces troubles. Je n’aurais jamais eu autant besoin de me prouver quelque chose. Quelque part, mon diagnostic a permis de casser mes barrières mentales, d’aller au-delà de mes limites.
Vertige Media : Est-ce que l'escalade et l'alpinisme t’ont aidé dans la guérison ?
Cory Richards : Au début, incontestablement. Jusqu’à mes 19 ans, quand j’ai découvert la photographie, ces disciplines étaient de beaux réservoirs d’évolution et de compréhension de moi-même. C’était aussi un moyen d’expression. Après, je ne suis pas certain que « guérir » soit le bon mot. Elles m’ont plutôt permis de trouver de la stabilité. Elles ont été des moteurs de plein de choses jusqu’à ce qu’elles deviennent un plafond de verre. Je restais le même. Parce que je m’identifiais trop par l’escalade et l’alpinisme, j’ai fini par ne plus évoluer. Ce que je veux dire par là, c’est lorsqu’on trouve une source de guérison, on a tendance à trop s’en abreuver. C’est comme épuiser une fontaine. À force, la source se tarit. C’est alors le moment de changer.
Mais mec… ça te laisse quand même des souvenirs incroyables. Juste à l’idée de penser à ce que ça fait de se réveiller sur le flanc de l’Everest, à 8000 mètres d’altitude ou au Gasherbrum 2… c’est ouf. Quand je ferme les yeux, je peux encore sentir le goût du métal dans l’eau. Des odeurs aussi : celle du carburant du Jetboil, du duvet, de l’humidité, de la sueur, de la moisissure. Celle de tes gants quand tu les enlèves après une longue journée… C’est tellement particulier. Et puis, quand tu ouvres ta tente et que tu vois le ciel. C’est juste… spécial. La vie en altitude est une vie amplifiée.

Vertige Media : La question qui revient tout le temps c’est pourquoi ? Pourquoi l’homme risque-t-il sa vie pour atteindre des sommets ?
Cory Richards : Je pense qu'initialement, c'était une façon de chercher. Chercher une version plus complète de soi-même, de creuser et en quelque sorte de sonder les profondeurs de notre capacité, de notre compétence, de notre humanité. Qu'est-ce qui arrive quand je vais au bout de mes limites ? Quand j’accomplis certains sommets, plutôt que de ressentir de l’humilité, je remplace ça par de l’orgueil. Et parce que je l’ai fait, je vais en faire d’autres : je continue à chercher. J’ai adoré ça.
Mais plus j’y réfléchis et plus je trouve qu’il y a une différence entre chercher, et être curieux. Je pensais à ça l’autre jour, et j’ai ouvert une note. Chercher, c’est sans fin. La curiosité, elle, est sans limite. Chercher c’est chercher une réponse. La curiosité quant à elle, ne demande même pas de réponse. Si vous êtes curieux par rapport à vous-même, le voyage est amusant et sans fin. Si vous cherchez simplement une réponse, le voyage sera une corvée.
Vertige Media : Il y a cette réponse célèbre de George Mallory quand on lui demandait pourquoi il voulait gravir l’Everest : « Because it’s there »…
Cory Richards : La réponse est tellement simple… Si simple qu’on a envie de lui poser à nouveau la question : « Oui mais pourquoi ? Qu’est-ce qui motive ton désir : essayer d’y trouver quelque chose ou est-ce seulement un endroit qui t’intrigue ? ». La première option est ludique. La deuxième est forcée, en quelque sorte.
Je pense que l’exploration fait partie de la nature humaine. Ça a toujours fait partie de notre histoire. Nos ancêtres pensaient que par-delà les montagnes, le monde se terminait. Dans les contes, c’est là que vivaient les dragons, les monstres voire le diable. Et un beau jour quelqu’un d’un peu fou a dû se dire : « Et puis merde, allons-y ! ». Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ? Des montagnes, juste des montagnes. Les dragons, les monstres, tout ça, c’était dans la tête.
« Parce que lorsqu’on ne se comporte pas bien, cela peut être facile de se ranger derrière ces troubles psychologiques. En revanche, cela est très différent d’avouer que nous sommes en crise et que pour notre bien-être, nous avons besoin de partir. Ça, ce n’est pas se cacher. C’est prendre soin de soi »
Vertige Media : Dans le livre, tu expliques que des compagnons de cordée t’ont reproché d’utiliser ta bipolarité comme excuse pour fuir certaines situations. Comment navigues-tu entre ta responsabilité personnelle en tant qu’ambassadeur de la santé mentale et la reconnaissance de tes vulnérabilités ?
Cory Richards : C’est une super question parce qu’elle est complexe. Je me suis beaucoup interrogé là-dessus. Parce que lorsqu’on ne se comporte pas bien, cela peut être facile de se ranger derrière ces troubles psychologiques. En revanche, cela est très différent d’avouer que nous sommes en crise et que pour notre bien-être, nous avons besoin de partir. Ça, ce n’est pas se cacher. C’est prendre soin de soi. Ce serait tout aussi facile de pointer Simon Biles du doigt quand elle a décidé de ne pas disputer les Jeux Olympiques (la gymnaste américaine a soudainement décidé de se retirer des épreuves par équipe aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021 en annonçant vouloir préserver sa santé mentale, ndlr). Beaucoup de monde a dit qu’elle fuyait ses responsabilités. C’est des conneries ! Au contraire, elle a pris toutes ses responsabilités.
Ce qu’il s’est passé avec Topo et Tommy, les compagnons de cordée que tu mentionnes, c’est que j’ai quitté un tournage que l’on préparait depuis des mois pour prendre soin de moi. Je ne pouvais rien faire d’autre, et j’ai assumé mes responsabilités. J’ai pris cette décision pour aussi protéger l’équipe parce que si je restais dans cet état là, ça allait être dangereux pour tout le monde. Je comprends qu’ils aient pu mal le prendre. Mais dans ces moments-là, il faut savoir développer son libre-arbitre.
Vertige Media : Quand on est alpiniste de haut niveau, on est aussi confronté à la mort. Beaucoup de tes amis sont décédés en montagne. Comment as-tu géré cela ?
Cory Richards : La mort, en général, est très perturbante parce qu'elle exige une confrontation avec notre finitude. En alpinisme, une sorte d’engourdissement se produit à partir du moment où tu acceptes le fait que la mort fait partie du jeu. Face à elle, je me suis souvent dit : « Eh bien, c’est comme ça ». Je ne me suis pas vraiment permis d’être touché par mes émotions. Ce n’est ni bien ni mal. Encore une fois, on ne peut pas apposer un jugement de valeur. Je pense que d’une certaine manière, j’ai ignoré le truc. De manière plus générale, l’alpinisme a un coût : celui de mourir, potentiellement. Quiconque ose se tenir sur un sommet à plus de 8000 mètres doit le savoir.
Vertige Media : Tu déconstruis aussi le mythe du héros d'aventure tout en reconnaissant que tes expériences extrêmes t’ont effectivement transformé. N’y vois-tu pas un paradoxe ?
Cory Richards : Je vais faire une analogie photographique. À mesure que j’écrivais le livre, je dézoomais. J’ai commencé avec un objectif, puis j’ai changé. Et à chaque fois, je mettais un objectif un peu plus large. À force de prendre du recul, je me suis aperçu que des épisodes de ma vie qui me semblaient si formateurs étaient en réalité devenus des trucs pas si importants. J’ai vécu plein de trucs. Plein de trucs hard que tu as lu : l’hôpital psychiatrique, la perte de proches, une tentative de suicide, des ruptures… L’écriture du livre a duré des années et j’ai pris le temps à la fin de choisir ce que j’allais raconter. L’histoire que je voulais écrire. Est-ce une histoire d'espoir et d’émancipation, ou est-ce une histoire de victimisation et de honte ? Le vrai truc que j’ai appris à la fin, c’est ça : j’ai la maîtrise de mon histoire. Je ne peux pas contrôler ce qui m’arrive dans la vie mais je peux contrôler mon histoire.
Vertige Media : Tu es conférencier et désormais ambassadeur de la santé mentale aux États-Unis. Tu es à l’aise avec cette nouvelle vie que ce livre a provoquée ?
Cory Richards : En vrai, je vis ma meilleure vie. Parce que je pense que la plus grande chose qu'on puisse offrir, c'est le service. Et si notre histoire peut se mettre au service des autres, alors je crois que c'est notre responsabilité de la raconter. C’est d’ailleurs ce qu’on fait dans nos relations : amicale, amoureuse… On raconte un truc difficile à nos proches et soudain, ils se sentent moins seuls.
Donc si mon histoire peut amplifier la sensibilisation, la curiosité, l'accès, l'excitation et la compassion autour de la santé mentale, c'est là que je dois être. À cent pour cent. Et tu sais, j’ai la sensation d’avoir réussi à renverser « ma » santé mentale. Je sens que je suis parvenu à construire un nouveau narratif, à embrasser mes troubles non pas comme des blessures mais comme des cadeaux. J’ai 44 ans et je me sens enfin comme à la maison. C’est comme si on me disait pour la première fois : « Oh bienvenue chez toi, mon pote ». Je suis revenu. Et ça, putain, c’est génial.
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