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Katherine Choong et la performance : « Parfois j’ai l’impression que ça tourne presque à l’obsession »

Dernière mise à jour : 16 sept.

À 33 ans, la Suissesse Katherine Choong revendique une performance qui n’obéit qu’à ses propres critères : se fixer un objectif au‑delà de l’habitude, s’y confronter longtemps, et accepter que l’issue — succès ou échec — fasse récit. De la compétition qu'elle a quittée sans nostalgie aux grandes voies engagées depuis 2021, elle raconte l’adrénaline, la solitude choisie, la pression des réseaux et des sponsors, la thérapie de couple en paroi... Autant d'éléments qui livrent un entretien sans fard sur les libertés qu’on gagne — et celles qu’on laisse — quand on vit pour grimper.


Katherine Choong
© Yvain Genevay

Vertige Media : Pour celles et ceux qui ne te connaissent pas encore, est‑ce que tu peux te présenter ?


Katherine Choong : Je m’appelle Katherine Choong, j’ai 33 ans et je vis en Suisse. J’ai découvert l’escalade à 8‑9 ans, lors d’une journée « découverte » au club de gym. Déclic immédiat : un obstacle, une solution, et l’envie d’aller en haut. Dans ma région, les structures étaient minuscules, alors la chance a eu un nom : Cédric Lachat. Il avait un « spray‑room » (un mur d’entraînement recouvert d’une grande variété de prises, ndlr) dans son garage et m’a prise sous son aile, m’emmenant dans les grandes salles de Berne ou Zurich après l’école. J’ai intégré l’équipe suisse vers 13‑14 ans, multiplié les compétitions tout en gardant un pied en falaise.


En parallèle, j’ai fait des études de droit (bachelor et master) à l’université de Neuchâtel. Je ne suis « que » juriste — je ne suis pas allée jusqu’au brevet d’avocate — parce que concilier au‑delà devenait compliqué. Cet équilibre me va : j’aime ne pas parler que de prises et de cotations. Depuis 2021, je me consacre davantage aux grandes voies difficiles : c'est une aventure complète, un duo de cordée et un défi d’une autre nature.


Vertige Media : Qu’est‑ce que recouvre exactement « la performance » pour toi ?


Katherine Choong : Atteindre un objectif qu’on se fixe et qui est au‑dessus de nos capacités habituelles. Dépasser ses limites, aller un peu plus loin que d’ordinaire.


« Moi j’ai envie de montrer que les femmes peuvent être aussi fortes que les hommes, pas seulement qu’on existe en mode"girl power" »

Vertige Media : Est‑ce une valeur universelle, ou bien une construction sociale, façonnée par le milieu, les sponsors, le regard des autres ?


Katherine Choong : Je dirais que c’est variable selon les personnes… et selon les sponsors. Il y a des couches qui se superposent : être une femme ou un homme, les « premières féminines » — est‑ce que c’est une performance en soi ou pas ? —, le contexte, l’endroit, le style d’escalade. La « perf » peut aussi prendre d’autres formes : avec Éline Le Menestrel, l’année passée, on est parties en vélo et en train pour aller grimper. À nos yeux, c’était aussi une manière de performer. Donc oui, pour moi la définition est hyper personnelle. On a chacun·e notre définition — et c’est important d’avoir notre propre « match », nos critères. J’aime la performance, mais je la définis selon mes règles, en évitant de me laisser trop influencer par la pression des autres ou des sponsors, et sans courir après une cotation juste pour la cotation.


Vertige Media : Justement, sur les « premières féminines » : la presse adore les titres « première femme à… ». Comment tu lis ça, en tant que grimpeuse ?


Katherine Choong : Je suis partagée. Savoir qu’une femme a réussi me rassure et me donne confiance — je suis petite, je m’identifie parfois plus facilement. Mais la première ascension reste la plus difficile, et une « première féminine » n’est pas strictement comparable à une première tout court. Ça mérite d’être souligné, sans tout mettre sur le même plan.


Katherine Choong
© Hugo Vincent

Vertige Media : Cette quête de performance, elle naît où et quand chez toi ? Est‑ce un besoin intime — se dépasser — ou le besoin d’être reconnue, d’avoir des sponsors, de vivre de ta pratique ?


Katherine Choong : Dès le début, je crois. Le club nous poussait aux compétitions, et aux premières j’ai bien réussi. J’adorais l’adrénaline, le public, l’idée de me dépasser. Physiquement je ne suis pas la plus forte. Mentalement, la pression me fait souvent mieux grimper. J’ai besoin de « missions », en grande voie comme en couenne. J’ai un peu de peine à aller grimper « juste pour grimper » : il me faut ce petit surplus qui me fait me dépasser. Et quand ça enchaîne, les émotions sont dingues : joie, confiance en soi… c’est ça que j’aime.


« Il y a aussi une histoire d’ego. En tant qu'athlètes, on est associés à une image, et la mienne j’aimerais qu’elle soit liée à la force, à la performance, pas juste à l’idée de faire des vidéos cool sans réel background derrière »

Vertige Media : Ta définition implique des projets durs, longs, avec des contraintes et des sacrifices. Jusqu’où la performance t’a rendue libre… et jusqu’où elle t’a enfermée ?


Katherine Choong : Parfois j'ai l'impression que ça tourne presque à l’obsession. Quand tu as investi énormément de temps et d’énergie, l’idée d’échouer fait très mal. L’an passé sur « Zahir », il y avait un film en route, des partenaires mobilisés, Éline [Le Menestrel] sur place : la pression était énorme. Je me suis demandé si j’en avais encore envie. Puis la réussite redonne sens à tout l’investissement. Le plus difficile, c’est l’équilibre. Et puis je crois que derrière, il y a aussi une histoire d’ego. En tant qu'athlètes, on est associés à une image, et la mienne j’aimerais qu’elle soit liée à la force, à la performance, pas juste à l’idée de faire des vidéos cool sans réel background derrière. Ce n’est pas un jugement, chacun fait comme il veut, mais moi j’ai envie de montrer que les femmes peuvent être aussi fortes que les hommes, pas seulement qu’on existe en mode « girl power » en grimpant au-dessus de l’eau. C’est une question d’image, mais aussi de reconnaissance — et ça fait, je crois, avancer la cause féminine.



Vertige Media : En falaise, c’est binaire : soit tu clippes le relais, soit c’est comme si de rien n’était. C’est plus rude qu’en compète ?


Katherine Choong : C’est une pression différente, parfois plus lourde. En compétition, tout est cadré : liste de départ, horaires... À la fin de la journée tu as un classement et c’est terminé. Si tu tombes aux trois quarts de la voie, tu peux quand même finir en finale — voire avec une médaille. Dehors, c’est beaucoup plus binaire : soit tu clippes le relais, soit tu reviens… encore et encore, parfois pour retomber sur le même mouvement. Tu es davantage seule : pas de staff, pas de public pour te porter. Il faut choisir le bon jour et les bonnes conditions, et assumer ces choix. Cette charge mentale n’existe pas en compète.


Vertige Media : Performer, c’est toujours « gagner » ? Ou parfois on perd autre chose : du temps, de la légèreté, des moments avec les proches ?


Katherine Choong : Il y a des compromis. Quand je suis sur un projet, j’ai du mal à planifier des week‑ends en famille ou avec des amis : « Désolée, peut‑être que je ne serai pas là ». J’ai la chance d’avoir un entourage compréhensif, et surtout de partager la corde avec mon partenaire de vie. Ça aide énormément — même si c’est quitte ou double. En grande voie, c’est une thérapie de couple : à 500 m du sol, tu coopères, tu communiques, tu règles les choses.


« C'est vrai que moi aussi, si je vais à un festival de films, si il y a juste un film sur le dernier 9C, ce n'est pas certain que ça m'intéresse »

Vertige Media : Est‑ce que le culte du « toujours plus dur » nous fait sauter des pages dans le grand récit de la performance ?


Katherine Choong : Les réseaux sociaux accentuent la pression. Dans les périodes sans perf, j’ai l’impression que tout le monde « coche » tout le temps. C'est ce qui créé le syndrome d’imposteur : « Je suis athlète pro et moi je ne fais rien ». D’où l’importance de raconter les processus, y compris les échecs. On a fait un film, L’Envol, sur une voie que je n’ai pas enchaînée : c’est essentiel de montrer ça.



Vertige Media : Le sensationnalisme est‑il entretenu par l’économie des sponsors et le besoin de « vendre des histoires » ?


Katherine Choong : Évidemment, on n’est pas soutenus pour ne rien faire. Après, moi, justement, ça me questionnait un peu. J'avais pris un rendez-vous avec mon sponsor (Mammut, ndlr) pour en discuter, voir à quel point, pour eux, c'était important qu'on coche finalement des voies ou pas. Je ne peux pas dire à quel point ils étaient sincères mais ils ont quand même été assez clairs sur le fait qu'ils avaient envie d'avoir des athlètes authentiques. Les projets, les aventures c'est bien mais après, qu'on y arrive ou pas, finalement, ça fait toujours une histoire à raconter.


« Ce qui m’a lassée en compète, c’est une certaine monotonie. En falaise, tu gardes la notion de performance, mais tu ajoutes le voyage, l’aventure, le partage : c’est plus complet »

Vertige Media : Collectivement, ne se raconte‑t‑on pas des histoires sur ce que la communauté attend ? Est‑ce vraiment la « perf » que les gens veulent ?


Katherine Choong : C'est une bonne question. Les grandes perfs font rêver, mais il faut un mélange. La perf pure ne parle pas au grand public. On peut passer pour des aliens. Les projets qui racontent autre chose — l’humain, un lieu, une cause — touchent différemment. J’ai participé à un film avec l’association « ClimbAID » : un Suisse a monté un camion avec des murs d’escalade pour aller dans les camps de réfugiés au Liban. C'est vrai que moi aussi, si je vais à un festival de films, si il y a juste un film sur le dernier 9C, ce n'est pas certain que ça m'intéresse.


Vertige Media : Tu as traversé deux univers où la performance ne se mesure pas de la même façon : compétition hyper codifiée d’un côté, falaise plus subjective de l’autre. Comment ces deux visions se sont‑elles confrontées chez toi, et à quel moment le curseur a basculé ?


Katherine Choong : Longtemps, j’ai mené les deux et elles se complétaient bien. Dehors, je me mets presque autant de pression que dedans. La transition s’est faite assez naturellement. Ce qui m’a lassée en compète, c’est une certaine monotonie. En falaise, tu gardes la notion de performance, mais tu ajoutes le voyage, l’aventure, le partage : c’est plus complet. Je m’y sens plus à l’aise, plus créative, avec des projets à proposer à mes partenaires qui peuvent être différents, et plus fun. En compète, il y avait aussi une vraie différence liée au corps féminin. Le cycle menstruel, par exemple, c’était complètement tabou. Même entre femmes on n’en parlait pas, alors avec les entraîneurs encore moins. Résultat : dans certaines phases du mois, quand on performait moins bien, on se disait juste qu’on était nulles, alors qu’il y avait des explications physiologiques. Aujourd’hui, ça commence à se dire davantage, mais à l’époque on n’avait aucune info ni adaptation dans les plans d’entraînement.


« Je me souviens des commentaires sur une collègue hyper forte et musclée : certains la traitaient de "camion" ou de "bûche". À l’inverse, si une grimpeuse était fine, on disait qu’elle avait un avantage injuste »

Katherine Choong
© Cédric Lachat

Vertige Media : L’escalade vient d’un imaginaire alpiniste, historiquement masculin. Être une femme change‑t‑il ton rapport à la performance ?


Katherine Choong : Peut-être un petit peu. En falaise, on s’est parfois tourné vers mon copain en pensant que c’était lui qui irait dans les voies dures. Du coup j’ai envie de montrer que je me débrouille. Dans ma région, peu de femmes grimpent « dans le dur », donc j’ai surtout grimpé avec des hommes — ça s’est globalement bien passé. En grande voie, où l’imaginaire « montagne » est encore très masculin, je me mets peut‑être une pression supplémentaire pour oser aller sur des trucs difficiles. J’ai aussi grandi avec très peu de figures féminines dans le « dur ». J’ai beaucoup grimpé avec des mecs, et je pense que ça m’a peut-être manqué. C’est aussi pour ça que j’ai envie d’aller chercher de la perf : pour inspirer d’autres femmes, leur montrer que c’est possible, surtout celles qui sont un peu plus timides ou en retrait. Le corps des femmes a toujours été beaucoup plus jugé que celui des hommes. Je me souviens des commentaires sur une collègue hyper forte et musclée : certains la traitaient de « camion » ou de « bûche ». À l’inverse, si une grimpeuse était fine, on disait qu’elle avait un avantage injuste. Moi, on me répétait souvent que telle voie serait « facile » pour moi à cause de mon gabarit, comme si ça diminuait ma performance. Chez les hommes, ce genre de remarques étaient bien plus rares.


Vertige Media : Raconte‑moi une ascension où la cotation passait au second plan — l’expérience, le paysage, la peur, la rencontre…


Katherine Choong : Le Liban, en 2019 puis 2022. On visitait l’asso « ClimbAID » dans la vallée de la Bekaa, on donnait des petits cours. On a projeté un de mes films, traduit en direct en arabe ; les gens faisaient le parallèle entre « ne pas abandonner une voie » et leurs obstacles quotidiens. C’était très fort. Là, l’escalade était surtout une bulle de sûreté, une thérapie, un partage. Et puis au Liban, j’ai pris une vraie claque. Une jeune fille avait arrêté de venir grimper avec l’asso parce qu’elle n’avait plus le droit de sortir du camp : elle était en âge de se marier, à 13 ou 14 ans. J’étais face à elle, moi qui avais la trentaine, totalement libre, célibataire, voyageant où je voulais. Ce contraste m’a marquée. Il relativise aussi les « pressions » qu’on vit ici.


Vertige Media : Attention, question un peu philo : qu’est‑ce que la performance dit de toi, de ta manière d’habiter le monde ?


Katherine Choong : Que je suis plutôt introvertie. Je m’exprime mieux par les faits que par les mots. Grimper, réussir — ou échouer — dit plus que de longs discours. Et ça dit aussi que j’ai du mal avec la monotonie : j’aime que la vie reste une aventure. J’essaie de travailler l’inverse : savourer davantage l’instant présent, pas toujours courir après « plus loin ».


Vertige Media : Sur l’égalité femmes‑hommes, est‑ce que « performer » n’est pas la manière la plus directe de clore le débat ?


Katherine Choong : Peut‑être. Le plus simple pour montrer qu’on est l’égal des hommes, c’est de performer. Il n’y a plus grand‑chose à objecter quand tu réussis. Ça rejoint ce que je disais : s’exprimer par l’action.


Vertige Media : Pour la génération qui arrive, qu'aurais-tu envie de transmettre : faut‑il continuer à « performer » ou, au contraire, s’en détacher ?


Katherine Choong : De faire ce qui leur plaît. Ma motivation, c’est le dépassement — pas « cocher une cotation ». Souvent j’ai un coup de cœur pour une voie belle, exigeante, dans un lieu qui me parle. Qu’ils gardent ça : agir par envie, pas sous pression extérieure. Une croix s’oublie vite. On ne gagne pas des millions donc autant que ça apporte quelque chose, que ça fasse grandir.


« Zahir » sera projeté cet automne aux Écrans de l’aventure (Dijon, 10.10.2025), au festival Femmes en Montagnes (Annecy, 15.11.2025), ainsi qu’à Montagne en Scène – Winter Edition (novembre 2025 à janvier 2026).

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