Grimper pour mieux régner : l’escalade, nouveau marqueur social
- Pierre-Gaël Pasquiou
- 21 août
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 sept.
Signe extérieur de distinction ou sport démocratique ? En jouant des pieds et des mains pour atteindre le sommet, les grimpeurs révèlent aussi, sans forcément le vouloir, à quelle hauteur sociale ils se trouvent. Derrière les prises colorées des salles urbaines, sur les falaises mythiques ou sur les crashpads branchés de Fontainebleau, l’escalade raconte la société : ses goûts, ses élites et ses privilèges, façon Bourdieu. Petite exploration sociologique dans les fissures du rocher social.

Soyons honnêtes deux minutes : tout grimpeur digne de ce nom prétend volontiers que l’escalade est un sport ouvert à tous. On en oublierait presque que derrière les valeurs affichées – la communion avec la nature, l’effort personnel, la solidarité entre cordées – se cache aussi, subtilement mais sûrement, une histoire de classes. Oui, on parle bien de classes sociales. Derrière chaque baudrier, chaque chausson troué, ou chaque abonnement en salle branchée, se joue un petit théâtre sociologique qui ferait sourire Pierre Bourdieu s’il avait mis les pieds sur une paroi.
Qu’on le veuille ou non, la grimpe est devenue un sport où on lit les nuances de notre position dans l’échelle sociale : une cotation implicite de notre capital culturel, symbolique et même économique. Bref, un formidable révélateur de goûts, de privilèges et d’identité – le tout saupoudré d’un peu de magnésie.
L’escalade : une affaire de goût (et de classe)
Pierre Bourdieu aurait sûrement adoré l’escalade. Sport exigeant physiquement mais surtout culturellement, la grimpe semble taillée sur mesure pour illustrer sa célèbre théorie de la distinction sociale. Dans La Distinction (1979), Bourdieu soutient que nos loisirs ne sont jamais anodins : ils révèlent notre place dans l’échelle sociale. On ne choisit pas son sport par hasard. Chaque choix est porteur d’un capital culturel, économique ou symbolique. En somme, dis-moi où tu grimpes, je te dirai qui tu es.
Car grimper, ce n’est pas simplement s’accrocher à un rocher ou à un mur coloré. C’est choisir une forme spécifique de confrontation au risque, à la nature, au dépassement de soi, et même à l’image que l’on veut donner aux autres. La pratique verticale requiert un investissement intellectuel et corporel particulier : lire une voie comme on lirait un texte exigeant, interpréter les prises comme on déchiffrerait une œuvre complexe, miser sur une stratégie, sur une réflexion autant que sur la force brute. Autant de qualités que l’on retrouve précisément chez ces catégories sociales aisées culturellement, mais sans ostentation vulgaire, que Bourdieu appelait avec malice les « fractions dominées des classes dominantes ».
L’escalade n’est peut-être pas devenue un sport de millionnaires, mais elle reste indéniablement le terrain de jeu d’une élite culturelle qui s’ignore (ou fait semblant).
Historiquement, l’alpinisme – et par extension l’escalade – a longtemps été leur territoire de prédilection. Traduisons clairement ce jargon bourdieusien : des profs, des intellos, des professions intermédiaires aisées en capital culturel mais modestes côté finances, qui trouvaient là le terrain idéal pour afficher discrètement leurs qualités distinctives. L’escalade, loin des sports collectifs populaires ou des activités ostentatoires réservées aux très riches, incarnait parfaitement cette combinaison subtile d’austérité, d’effort personnel et d’élégance ascétique chère à ces élites cultivées. Une manière presque littéraire d’habiter le corps et la nature, en somme, en transformant chaque paroi en miroir discret de leur identité sociale.
Le grimpeur, un intello qui s’ignore ?
La sociologie confirme : grimper est resté une pratique de privilégiés culturellement armés. Déjà, à la fin des années 80, une enquête montrait clairement que les grimpeurs étaient jeunes, majoritairement masculins (75 % d’hommes), mais surtout issus d’un milieu très diplômé : cadres, enseignants, ingénieurs, ou étudiants en passe de le devenir. Près de la moitié détenait un diplôme supérieur. Bref, dans les salles d’escalade des années Mitterrand, on avait plus de chances de croiser un khâgneux en pause active qu’un ouvrier à la chaîne.
Chacun entretient le même type de rapport subtil à l’identité sociale : affirmer qui l’on est par le biais d’un style de pratique.
Trente ans plus tard, malgré l’explosion des salles et une démocratisation apparente, le portrait-robot reste étonnamment stable. Olivier Aubel, sociologue spécialiste de la verticalité contemporaine, le confirme : « Le public de l’escalade en 2020 reste sensiblement celui décrit par Bourdieu en 1979 ». Derrière la modernité apparente des salles flambant neuves, les tendances hipster et la hype urbaine, la base sociale demeure remarquablement homogène : des diplômes à la pelle, des grimpeurs surqualifiés qui fréquentent les murs comme d’autres fréquentent les musées d’art contemporain – avec passion, rigueur et une pointe d’autosatisfaction. L’escalade n’est peut-être pas devenue un sport de millionnaires, mais elle reste indéniablement le terrain de jeu d’une élite culturelle qui s’ignore (ou fait semblant). Un sport d’éduqués, à la fois accessible sur le papier et subtilement fermé dans les faits, où chaque prise saisie révèle autant d’habileté sociale que physique.
Génération bloc : entre jeunes cadres dynamiques et puristes nostalgiques
Mais attention aux clichés faciles : la grimpe s’est aussi diversifiée en sous-groupes bien distincts, chacun avec son propre code de distinction. Exemple typique : le bloc en salle. Nouveau graal des jeunes cadres dynamiques pressés qui tartinent autant LinkedIn que leur main de magnésie. Leur style ? Efficacité, équipement dernier cri, pratique express entre deux réunions Zoom, et un sens affirmé de l’optimisation. Le mur artificiel, devenu salle de sport chic des quartiers gentrifiés, incarne une forme de « McDonaldisation » de la grimpe : rapide, efficace, calibrée et sans surprise, consommable aussi vite qu’un burger gourmet. À ce jeu-là, les statistiques ne mentent pas : près de 30 % de ces bloqueurs urbains gagnent plus de 5000 euros par mois. Gentrification, dites-vous ? Pas faux, mais prudence : cette catégorie ultra-visible, qui se fait remarquer autant par ses crashpads hors de prix que par ses comptes Instagram soigneusement mis en scène, ne représente pourtant qu’une petite minorité (environ 14 % des grimpeurs).
Chaque grimpeur exprime sans même y penser une vision du monde, une philosophie implicite et une identité sociale bien définie.
À l’autre extrême, persiste obstinément le mythe romantique du grimpeur roots, tendance dirtbag, vivant à l’arrière d’un van aménagé avec quelques euros en poche. Celui-là, généralement allergique aux salles aseptisées des grandes villes, préfère nettement bivouaquer au pied des grandes voies, fuir le latte soja et les prises colorées pour retrouver la poussière des vrais rochers et l’odeur âpre de la magnésie en pleine nature. Une figure anti-consumériste par nécessité autant que par conviction, pour qui la grimpe se conjugue avec minimalisme assumé et authenticité revendiquée.

Entre ces deux pôles, chacun entretient pourtant le même type de rapport subtil à l’identité sociale : affirmer qui l’on est par le biais d’un style de pratique. Que ce soit par l’affichage discret d’un revenu élevé ou par la mise en scène d’une simplicité presque monacale, grimper devient ainsi une manière d’écrire sa biographie sociale sans en avoir l’air.
Falaise vs salle, voie vs bloc : la guerre des goûts aura-t-elle lieu ?
Grimper dehors ou grimper dedans, pratiquer la voie ou le bloc, viser la cotation extrême ou préférer l’expérience contemplative : autant de façons subtiles de se situer dans la hiérarchie symbolique du milieu. Dire, d’un ton faussement détaché, « la salle c’est du plastique, moi je grimpe uniquement dehors », revient à afficher subtilement un certain capital culturel : celui de l’authenticité, de la proximité avec la nature, du respect des traditions et d’un savoir-faire patiemment acquis. Autant de codes identitaires particulièrement prisés par les puristes, pour qui la grimpe indoor est au sport ce que le fast-food est à la gastronomie : rapide, efficace, mais désespérément pauvre en âme et en saveur.
Les cotations jouent exactement le même rôle que les publications dans les revues prestigieuses pour les chercheurs ou les prix littéraires pour les écrivains : une monnaie symbolique précieuse qui permet d’afficher subtilement son rang.
À l’inverse, les adeptes des salles urbaines revendiquent volontiers une vision plus démocratique et pragmatique de la pratique verticale : accessible facilement, sécurisée, conviviale, et débarrassée de l’élitisme « montagne » jugé intimidant ou obsolète. Mais derrière cette façade pop, où se mêlent ambiance musicale branchée, luminaires design et latte matcha, se cache souvent une réalité économique moins reluisante. L’abonnement annuel salé agit comme un filtre social discret mais efficace : la salle reste certes ouverte à tous, mais surtout à ceux qui peuvent se permettre d’y entrer régulièrement.
Ainsi, sous couvert d’un débat anodin sur le choix du terrain de jeu – la falaise authentique versus la salle aseptisée, le bloc compact contre la grande voie aventureuse – c’est en fait une véritable guerre des goûts qui se joue. Et dans ce jeu subtil, chaque grimpeur exprime sans même y penser une vision du monde, une philosophie implicite et une identité sociale bien définie, que Bourdieu aurait observée avec un sourire gourmand.
Grimpeur, ta cotation dira ton rang
Dans ce jeu de distinction, même les cotations ne sont pas innocentes. Grimper du 8b+ en falaise ou passer un bloc noir ne constitue pas seulement un exploit sportif. C’est aussi et surtout un formidable capital symbolique à faire valoir dans la petite communauté des initiés. Ici, les cotations jouent exactement le même rôle que les publications dans les revues prestigieuses pour les chercheurs ou les prix littéraires pour les écrivains : une monnaie symbolique précieuse qui permet d’afficher subtilement son rang. Bourdieu aurait certainement adoré souligner, avec un plaisir un brin cynique, qu’enchaîner un 9a sur une falaise mythique ou réussir un bloc extrême à Fontainebleau ne génère aucun prestige en dehors du cercle restreint de la grimpe – exactement comme savoir lire parfaitement la poésie latine du Moyen-Âge ou maîtriser le clavecin baroque n’impressionne guère que quelques initiés triés sur le volet.
Sous prétexte d’ouverture à tous, les espaces urbains branchés reproduisent, en sourdine, des mécanismes subtils d’exclusion sociale

Ce que la cotation révèle, c’est finalement une hiérarchie subtile, intériorisée, mais implacable : elle signale non seulement la maîtrise technique, mais aussi un certain investissement culturel et intellectuel dans la pratique. Derrière chaque réalisation extrême se cache souvent une histoire faite de temps libre, de voyages lointains, de matériel coûteux ou de connaissances pointues sur le rocher et l’entraînement. En clair, la cotation est autant une prouesse sportive qu’une subtile expression d’un privilège social implicite. Une performance qu’on affiche humblement, mais jamais sans un léger sourire satisfait – après tout, pourquoi grimper haut si personne ne peut en être témoin ?
L’escalade, miroir social : sport pour tous, ou pour les mêmes qu’avant ?
Finalement, doit-on en conclure que l’escalade reste désespérément élitiste ? Pas si simple. Certes, difficile de nier que s’improviser grimpeur requiert aujourd’hui encore un capital minimum – culturel ou économique, au choix. Même l’explosion des salles flambant neuves, la popularité grandissante auprès des jeunes urbains branchés et la multiplication des prises flashy dans les centres-villes n’ont pas radicalement changé la donne sociale. On grimpe plus facilement certes, mais rarement de façon totalement égalitaire. Sous prétexte d’ouverture à toutes et tous, les espaces urbains branchés reproduisent, en sourdine, des mécanismes subtils d’exclusion sociale : on ouvre grand les portes, mais à condition d’avoir les clés – financières, culturelles ou symboliques – pour franchir durablement le seuil.
Chaque geste technique, chaque choix de falaise ou de salle, chaque vêtement - choisi avec soin pour ne pas avoir l’air choisi - fonctionne comme un message subtil.
Mais attention à ne pas tomber dans le piège facile du fantasme médiatique de la « grimpe totalement gentrifiée ». Cette image vendeuse de l’escalade comme nouveau hobby de jeunes urbains aisés et sur-diplômés masque une réalité plus contrastée. Si une minorité très visible attire effectivement l’attention médiatique avec son équipement dernier cri et ses voyages Instagramables, le cœur historique de la pratique reste plutôt stable : classes moyennes diplômées, intellectuels des centres urbains ou amoureux de la nature cultivant une forme d’ascétisme sportif, un peu vintage certes, mais toujours efficace en termes de distinction. Il y a donc bien démocratisation, mais elle est timide, relative, et souvent cantonnée aux marges.
L'escalade, entre prise de tête et prise de conscience
Pierre Bourdieu aurait sans doute adoré voir comment les grimpeurs, tout en jouant innocemment des prises multicolores ou des fissures de granite, révèlent sans cesse leurs positions sociales. Chaque geste technique, chaque choix de falaise ou de salle, chaque vêtement - choisi avec soin pour ne pas avoir l’air choisi - fonctionne comme un message subtil, une déclaration silencieuse adressée à ses pairs : « Voici qui je suis, voici ma tribu, voici ma position dans le monde ».
Alors, grimpons, certes, mais grimpons de façon lucide : même à plusieurs mètres au-dessus du sol, la société continue de s’accrocher solidement à nos chaussons. L’escalade est définitivement un sport distinctif – mais au fond, n’est-ce pas le propre de toute activité humaine ? À travers les jeux subtils de la verticalité, on mesure autant sa performance physique que sa propre place sur l’échelle sociale. Et peut-être que, finalement, c’est précisément ce double jeu – physique et symbolique – qui rend la grimpe si passionnante, si complexe, et si délicieusement ironique.














