Eska Gang, ou la grimpe façon melting-potes
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 7 minutes
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L’escalade serait donc réservée aux CSP+, amateurs de quinoa bio et autres dandys urbains ? Eska Gang, collectif atypique né sur WhatsApp, dynamite ce cliché avec une énergie désarmante. À l’occasion d’une sortie sur le viaduc des Fauvettes, organisée avec la précieuse complicité du club FFME « Le 8 Assure », Vertige Media a suivi Mehdi et Jean, fondateurs de cette joyeuse bande décidée à conjuguer verticalité avec diversité.

On aurait pu penser qu’au sommet du viaduc des Fauvettes, suspendus à leurs cordes au-dessus du vide, les membres d’Eska Gang seraient entièrement absorbés par la gestion de leurs vertiges ou la crainte existentielle d’un plomb inopiné. « Eh, c’est bon, t’inquiète pas, j’te tiens, tu peux grimper tranquille ! », lance Jean à l’une de ses potes restée figée à mi-hauteur du viaduc, entre rires et hésitations. En bas, ils sont une dizaine, des jeunes adultes aux profils étonnamment variés, certains sans aucun matériel, d’autres déjà bien équipés. On entend parler fort, rire encore plus fort, et surtout s’encourager à tout va. Mehdi et Jean, les deux fondateurs de cette troupe informelle devenue phénomène collectif, observent leur communauté avec un œil curieux, presque scientifique.
En théorie, Eska Gang est une communauté de grimpeuses et grimpeurs passionnés qui permet à chacun de découvrir et pratiquer l’escalade, principalement en salle mais aussi en extérieur, plusieurs fois par semaine. En pratique, c’est un véritable vecteur de diversité et d’inclusion par l’escalade, où se côtoient aussi bien des jeunes issus de quartiers populaires que des étudiants de grandes écoles parisiennes. Car derrière l’aspect ludique, l’escalade telle que pensée par Eska Gang interroge frontalement les barrières invisibles d’une société segmentée.
Une bande de potes devenue laboratoire social
À l’origine, Eska Gang n’est qu’une blague entre potes, un groupe WhatsApp où l’invitation à grimper circule aussi rapidement qu’une rumeur dans un lycée. Mehdi, 24 ans, diplômé en commerce originaire de Champigny-sur-Marne, découvre alors un sport qu'il avait longtemps évité, faute de le considérer « accessible ». Jean, Niçois installé à Paris, lui aussi âgé de 24 ans, est déjà initié, mais peine à convaincre ses proches : la grimpe porte en elle une image d’entre-soi social tenace. Pour eux, c’est clair : si leurs potes ne veulent pas venir, c’est parce qu’ils sentent, même inconsciemment, qu’ils ne cochent pas les cases du grimpeur parisien-type. Mehdi plaisante : « Jean a dû insister pendant des mois. À force, j’ai fini par céder ».
« On voulait créer un collectif où tout est accessible, où on promet de venir pour pas cher »

L’étincelle surgit à l’automne 2023, lors d’une opération marketing d’Arkose intitulée « Ramène ton pote ». Mehdi s’amuse encore de l'anecdote : « On avait des dizaines de potes à ramener, Arkose ne savait pas ce qui allait leur tomber dessus ! » Ce sera le prétexte parfait. Le 14 octobre, Eska Gang se lance officiellement, avec pour ambition de désamorcer les clichés tenaces qui cloisonnent encore l’univers vertical.
Sortir des salles, casser les murs
Si l’escalade indoor a permis au sport de toucher de nouveaux publics, elle n’a pas totalement fait tomber les barrières sociales qui le traversent. À force d’observer leurs pairs, Mehdi et Jean ont saisi que le frein principal reste économique et culturel. La solution imaginée par Eska Gang passe donc par la création d’une offre radicalement simplifiée. « On voulait créer un collectif où tout est accessible, où on promet de venir pour pas cher », explique Jean.
« Ce qu’on veut, c’est que les gens se disent : ici c’est chez moi, quelle que soit leur origine sociale ou leur quartier » Medhi
Mais surtout, Eska Gang comprend vite que l’expérience ne peut pas se limiter aux salles climatisées des grandes enseignes. Depuis quelques mois déjà, le collectif multiplie les initiatives pour faire découvrir à ses membres d'autres facettes de l'escalade : bloc à Fontainebleau, randonnées-grimpe ou encore le « run and climb », un concept mêlant course à pied et grimpe sur une même sortie. Dans cette logique, Eska nous avait directement contactés après avoir vu qu’on grimpait souvent dehors autour de Paris, entre nous chez Vertige Media, pour savoir si nous étions chauds pour les accompagner le temps d’une journée d’initiation en extérieur. Le Viaduc des Fauvettes s’est imposé naturellement : accessible en RER, c’était l’endroit idéal pour prouver qu’une simple carte Navigo suffit à grimper dehors.
Marques, salles d'escalade : une relation gagnant-gagnant
Si Eska Gang existe aujourd’hui, c’est aussi grâce à des accords concrets noués avec plusieurs salles d’escalade parisiennes. Le principe est simple : en apportant un nouveau public jeune et diversifié, Eska négocie un tarif préférentiel unique de 10 euros par séance, matériel compris, ainsi qu'une gratuité pour chaque première séance. Mehdi détaille : « Je vais voir directement les directeurs, on échange en face à face. Ils comprennent vite que ça leur amène des gens qu’ils n’auraient pas eu sinon ».

Quant aux marques, si plusieurs d'entre elles flairent l'intérêt marketing évident d'une communauté aussi diversifiée, Eska Gang reste prudent face aux sollicitations. Arc’teryx, notamment, leur propose régulièrement des collaborations ponctuelles. Jean précise sans détour : « On accepte seulement des partenariats quand ça permet de rendre les sorties gratuites ou très accessibles à nos membres ».
La grimpe comme prétexte à l’amitié sociale
En observant le public présent sur le viaduc ce samedi-là, une évidence émerge : la diversité tant revendiquée n’est pas artificielle, elle est évidente, palpable, vivante. Eska Gang a réussi là où beaucoup échouent : créer une dynamique naturelle d’intégration. Mehdi continue : « Ce qu’on veut, c’est que les gens se disent : ici c’est chez moi, quelle que soit leur origine sociale ou leur quartier ». Sans jamais recourir à une communication forcée, ils privilégient la convivialité et l’échange spontané. La diversité ne se décrète pas, elle se vit au quotidien, dans une forme de pragmatisme joyeux.
Ainsi, le collectif opère à la façon d’un laboratoire social grandeur nature, où les relations humaines s’enrichissent au fil des rencontres et des sorties. Les témoignages des participants abondent dans ce sens : Eska Gang les a aidés à briser un isolement post-études ou post-Covid, à redécouvrir les bienfaits d'une vie collective hors des cercles habituels. L’escalade devient alors moins une discipline sportive qu’une méthode pour provoquer des rencontres authentiques.
Quel avenir pour l'utopie concrète ?
Structurer Eska Gang en association pour mieux pérenniser leurs actions est une question récurrente. Mais la vraie interrogation, pour Jean et Mehdi, c’est de savoir comment préserver l’équilibre fragile entre militantisme social et plaisir pur, entre engagement sérieux et esprit festif. « Le jour où on se dira : "J’ai pas envie d’aller à une session", c’est qu’on aura perdu », affirme Jean. Mehdi, issu d’une famille immigrée et ayant grandi en banlieue, perçoit dans leur projet un enjeu symbolique fort : montrer par l’exemple que la mixité sociale et l’ouverture culturelle ne relèvent pas de l'utopie, mais d’une volonté collective.
« L’escalade reste un prétexte – le meilleur prétexte – pour créer du lien social »
Dans ce contexte, les Fauvettes prennent une dimension symbolique : ce lieu naturel, historique et populaire incarne la vision d’Eska Gang – une escalade véritablement accessible, inclusive et profondément humaine. À travers ce collectif hybride, l’escalade ne se contente plus d’être un sport, elle devient une promesse d’ouverture et de vivre-ensemble.

Ce samedi sur le viaduc, en voyant les sourires échangés entre grimpeurs novices et confirmés, étudiants et actifs, habitants de Champigny, de Paris et de Bagnolet, on mesure combien Eska Gang réussit à proposer autre chose que du sport. Ce qu’ils offrent, c’est la possibilité concrète d’une société moins verticale, moins cloisonnée, plus ouverte à l’altérité. « L’escalade reste un prétexte – le meilleur prétexte – pour créer du lien social », conclut Mehdi. Un vertige social en somme, où les frontières habituelles disparaissent avec autant de facilité que les premiers mètres d'une voie escaladée ensemble.
Cette sortie a été rendue possible grâce au soutien précieux du club FFME « Le 8 Assure », qui nous a gracieusement mis à disposition du matériel et financé un encadrement professionnel diplômé d’État afin que cette journée se déroule en toute sécurité et avec une pédagogie adaptée.