Au-delà du cliché bobo : les vraies raisons du buzz de l'escalade
- Gilles Rotillon
- il y a 4 heures
- 6 min de lecture
Il a souvent été aisé d’expliquer la hype de la grimpe par un phénomène de mode impulsé par des CSP+. C’est oublier les mécaniques économiques complexes qui sous-tendent sa croissance ainsi que les jalons posés par les pratiquants eux-mêmes, il y a fort longtemps, sur les falaises. Alors, l’escalade n’est pas qu’un sport de bobos ? Loin s’en faut. Voyez plutôt. Une tribune de Gilles Rotillon.

Gilles Rotillon est professeur émérite de sciences économiques, spécialiste de l’escalade et grimpeur chevronné membre de la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail).
L’escalade est devenue plus visible que jamais. La discipline est régulièrement citée dans les enquêtes de pratiques sportives des Français. C’est aujourd’hui le troisième sport le plus pratiqué dans l’Éducation nationale. On assiste également, et c’est sans doute le plus spectaculaire, au développement exponentiel des salles d’escalade dans les villes. Un développement aussi bien en nombre de salles dans le monde qu’en surfaces de grimpe proposées aux grimpeur·ses.
L’escalade : une histoire de revers ?
Mais, si l’escalade est maintenant largement connue, elle n’en reste pas moins surtout pratiquée par des catégories sociales avec des niveaux de formation scolaire avancés et des revenus nettement supérieurs à la moyenne. Ce sont ces caractéristiques qui la font souvent qualifier de sport de bobos ou de phénomène de mode, donc éphémère. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au tennis.
« On est arrivé à un point où jamais l’image n’a été aussi basse. On a été un sport à la mode, ce n’est plus le cas » Arnaud Clément, tennisman, en 2020
Après la victoire de Yannick Noah à Roland Garros en 1983, le tennis a connu un très fort développement, principalement auprès des CSP+. C’est alors que se sont construits de nombreux courts de tennis, vite saturés. Le tennis était un marqueur pour ces catégories sociales qui leur permettait un entre-soi distinctif, au sens du sociologue Pierre Bourdieu. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, où de nombreux courts sont vides, ce qui fait dire lucidement en 2020 à Arnaud Clément, ancien joueur et capitaine de Coupe Davis : « On est arrivé à un point où jamais l’image n’a été aussi basse. On a été un sport à la mode, ce n’est plus le cas ». L’escalade peut évidemment suivre ce chemin de sport « à la mode », puis tomber en déshérence. Des signes existent dès à présent. Comme la fermeture des deux salles Vertical Art de Paris il y a un an et celle de Lyon, la semaine dernière.
Les falaises école, la chute et le faux cancer français
Mais il faut passer du constat à la compréhension de ses causes. Deux facteurs indépendants ont contribué à l’émergence de l’escalade telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le premier, c’est son autonomisation progressive vis-à-vis de l’alpinisme. Jusqu’au début des années 1970, l’escalade était une technique de l’alpinisme utilisée pour gravir des montagnes rocheuses. Pour l’essentiel, les falaises étaient des lieux d’entraînement où on perfectionnait sa technique en vue de sa saison alpine. On parlait d’ailleurs d’écoles d’escalade ou de falaises écoles. Et l’alpinisme étant une activité où le risque était important, il nécessitait un entraînement qui en tienne compte.
Pour que l’escalade se distingue de l’alpinisme, il a fallu que les falaises écoles passent de lieux d’entraînement à l’alpinisme à des lieux de pratique en soi avec des caractéristiques spécifiques. Et le marqueur principal de cette différenciation, c’est le statut de la chute. Chuter en alpinisme était une erreur qui avait souvent des conséquences dramatiques. La règle était donc de ne pas tomber. D’où la nécessité d’un entraînement adapté, en maîtrisant la gestuelle de l’ascension, mais aussi en cultivant son moral, pour ne pas paniquer et se mettre à trembler vingt mètres au-dessus de la dernière protection. C’est pourquoi l’équipement dans les falaises reproduisait ces situations rencontrées en montagne, en particulier dans les voies relativement faciles où il pouvait n’y avoir que deux pitons sur quarante mètres, le premier étant à vingt mètres. Le débutant était obligé de demander l’aide d’un expert qui faisait d’abord la voie, rendant difficile l’accès au statut de premier de cordée, produisant des « éternels seconds », tout en contribuant à donner de l’activité une image la réservant à quelques élus ayant des qualités hors du commun.
« L’escalade, c'est là où on envoie ses enfants grimper en toute sécurité et l’alpinisme est un truc où les gens se tuent » Jean-François Lemery
Aujourd’hui, les falaises sont équipées avec des protections rapprochées (quatre mètres entre deux points est déjà considéré comme un engagement important). Ainsi, la chute est passée de l’interdiction à sa nécessité pour progresser. L’équipement autorise à grimper à son niveau maximum du moment et même un peu au-delà, ce qui permet de tester ses limites et donc de progresser. Le premier de cordée du passé devient dépassé (sauf pour Emmanuel Macron), et l’entrée dans l’activité devient beaucoup plus facile. Avec cet équipement des falaises le nombre de grimpeurs a explosé dans le monde entier, alors que le nombre d’alpinistes est resté faible. Bien sûr, cette évolution ne s’est pas faite sans résistance. On a parlé d’« aseptisation » de l’escalade renonçant à ses « valeurs ». Les Anglais parlaient même de cancer français.
Le développement quantitatif du nombre de pratiquants et du nombre de falaises « cancéreuses » dans le monde montre la stérilité de ce faux débat que cherchent à entretenir celles et ceux qui n’ont pas compris, ou pas accepté, cette naissance d’une activité distincte de l’alpinisme. Au contraire du maire de la commune de la Chaudière, Jean-François Lemery, qui a parfaitement saisi la dichotomie quand il dit que « l’escalade est là où on envoie ses enfants grimper en toute sécurité et l’alpinisme est un truc où les gens se tuent ».

Le grand capital vertical
Indépendamment de ce développement de l’escalade sous l’impulsion des pratiquants, le monde a connu un grand changement dans le capitalisme contemporain. C’est le second facteur explicatif du développement de l’escalade sportive. Désormais en crise profonde, le capitalisme a bondi dans une financiarisation croissante de l’économie, permettant certes des rentabilités à court terme plus élevées, mais au risque (avéré) de crises financières successives dues à l’éclatement de bulles. Le capitalisme s’est aussi jeté dans l’investissement de secteurs où il restait limité. L’un des plus importants est celui des loisirs dans lequel il s’agit ici de rendre rentable un temps qui ne participait pas à la création de valeur pour le capital.
Et c’est là que ce mouvement de fond d’une recherche de rentabilité dans de nouveaux secteurs rencontre l’augmentation spectaculaire du nombre de grimpeurs et de grimpeuses dû à l’équipement des falaises. Car qui dit rentabilité pour le capital, dit réalisation de valeur sur un marché. C’est le passage de ce que Marx qualifie de « saut périlleux de la marchandise » qui consiste à mettre sur le marché ce qui a d’abord été produit pour qu’un profit se réalise. Et si ce saut est « périlleux », c’est parce qu’il n’est pas sûr qu’il existe une demande suffisamment importante pour acheter cette marchandise.
Ce ne sont pas les bobos qui ont choisi l’escalade par distinction, mais la recherche de rentabilité du capital qui a vu chez eux, un marché potentiel qu’il n’y avait qu’à essayer de développer
Et c’est justement cette existence d’une demande solvable potentielle permise par l’augmentation du nombre de pratiquants - grâce à leur action propre et leur statut sociologique de population à revenus suffisants - qui a donné un débouché possible pour des capitaux en quête de rentabilité. Dit autrement : l’opportunité de la création de marchés s’adressant à cette population était trop belle. Elle a d’abord profité aux industries d’équipement technique, et un pas de plus a été franchi avec la création de salles privées dans les villes, permettant d’augmenter encore le nombre de pratiquants. Ces salles réduisaient fortement les contraintes liées à la pratique de l’escalade en falaise qui sont de deux ordres. D’une part l’éloignement des sites, qui impose de longs déplacements pour aller y grimper. D’autre part, le temps nécessaire au déplacement et au temps de grimpe. On ne fait pas deux à trois heures de route (au minimum), pour ne passer que quelques heures sur place.
La suite classique de la création de ce secteur marchand des salles privées, c’est d’une part la concentration horizontale, avec la création de franchises possédant un large réseau - Climb Up, le plus grand réseau français compte 33 salles en France et espère en avoir une centaine d’ici 2030. Et d’autre part la promotion de l’escalade en tant que spectacle, qui est une autre dimension de l’économie du loisirs. Pour l’escalade, c’est son apparition aux Jeux olympiques (et paralympiques aux prochains de Los Angeles en 2028) qui la consacre comme activité dépassant le cadre de ses seuls pratiquants. Le constat qu’on peut tirer de cette émergence de l’escalade à la fois comme pratique sportive et comme spectacle, c’est qu’il faut renverser la causalité qui la caractérise comme un sport de bobos parce qu’elle est pratiquée par des catégories sociales qui sont qualifiées (péjorativement) ainsi. Ce ne sont pas les bobos qui l’ont choisi par distinction, mais la recherche de rentabilité du capital qui a vu chez eux, un marché potentiel qu’il n’y avait qu’à essayer de développer.
Le véritable enjeu dans ce mouvement d’extension de la marchandise escalade, c’est qu’on trouve également les germes qui peuvent conduire à son déclin. Pas parce que les bobos trouveront une autre activité distinctive, mais parce que l’extension de la marchandisation du monde conduit à des contradictions qu’il est de plus en plus difficile de dépasser.