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« Vrais grimpeurs » contre « grimpeurs de salle » : anatomie d'un faux débat

Depuis le développement massif des salles d'escalade privées, la pratique ne cesse de bruisser d'une querelle bien connue : les « puristes » contre les « modernes ». À force d'arguments qui invoquent tantôt la défense d'un temple et d'autres qui récusent le « c'était mieux avant », comment lire ce débat ? Peut-être en portant les lunettes d'un philosophe français qui, dans les années 80, a théorisé la manière dont les sociétés modernes produisent des « simulacres ».


Faux débats des puristes
(cc) Tobias Tullius / Unsplash

« T'es pas un vrai grimpeur si tu sors jamais en falaise. » D'un côté, cette sentence définitive, répétée ad nauseam sur les forums et sous les posts Instagram. « Les puristes de la trad sont juste des gatekeepers élitistes », répond l'autre camp avec la même assurance. Entre les deux : beaucoup de postures morales, peu d'outils pour penser sereinement ce qui se passe vraiment.

Le débat tourne en boucle depuis des années. Il dénote un malaise diffus plutôt que d'un affrontement frontal. L'article récent du magazine américain Climbing intitulé « Comment l'escalade indoor est devenue une industrie déroutante » témoigne parfaitement de cette tension : une nostalgie palpable pour les salles d'avant, couplée à la reconnaissance que quelque chose d'essentiel s'est transformé. Les « puristes » de l'extérieur déplorent la dénaturation de leur sport, son aseptisation marchande, la perte du rapport à la nature et au risque. Les défenseurs de l'indoor revendiquent une pratique moderne, accessible, décomplexée, qui a le droit d'exister pour elle-même. Chacun a des arguments solides. Chacun pointe des réalités tangibles. Et pourtant, quelque chose cloche dans cette opposition frontale.

Car derrière ce débat, se cache peut-être une question bien plus fondamentale : quand un puriste et un grimpeur indoor parlent d'« escalade », parlent-ils seulement de la même chose ? Et si ce qui les oppose n'était qu'un effet de surface d'une mutation anthropologique plus profonde — celle que le philosophe Jean Baudrillard avait anticipée il y a quarante ans ?

Le chiffre qui cache la forêt

L'escalade française compterait aujourd'hui deux millions de pratiquants, selon la dernière édition de l'Observatoire de l'Escalade, édité par l'Union Sport & Cycle et la Fédération de la Montagne et de l'Escalade (FFME) en octobre 2024. Un doublement spectaculaire en 10 ans, qui ferait de la grimpe l'un des sports les plus dynamiques du pays. Les chiffres sont régulièrement brandis par les institutions comme preuve d'une démocratisation massive. Sauf que certains chercheurs en sciences sociales émettent de sérieux doutes. Parmi eux, Olivier Aubel, sociologue du sport et spécialiste de l'escalade, auteur de L'Escalade libre en France : sociologie d'une prophétie sportive (L'Harmattan, 296p., 29 euros). Ce dernier met en perspective les chiffres avancés par la fédération et ses 250 000 licenciés (en comptant aussi ceux de la FFCAM et de la FSGT, ndlr). Même en intégrant les pratiquants non-licenciés, l'écart reste vertigineux.


« Aujourd'hui, ce n'est plus le territoire qui précède la carte, c'est la carte qui précède le territoire. »

Jean Baudrillard dans Simulacres et Simulation (1981)

Olivier Aubel propose alors une distinction éclairante entre « stock » et « flux ». Le stock désigne les grimpeurs qui adoptent durablement la pratique. Le flux, ceux qui testent l'activité avant de zapper vers la prochaine mode urbaine : padel, yoga, CrossFit... Cette distinction révèle que derrière l'« explosion de l'escalade » se cache une réalité plus nuancée : beaucoup passent par l'escalade, mais combien y restent vraiment ? Et surtout : de quelle escalade parle-t-on ? Les 250 000 licenciés FFME sont statistiquement plus susceptibles de sortir en extérieur. Mais les 1,75 million d'« autres » ? Une écrasante majorité pratique exclusivement en salle. Selon les données recueillies par Vertige Media dans une vaste étude parue en mars 2025 sur la pratique, seuls 40% de leurs clients sortent occasionnellement dehors — et ce chiffre chute drastiquement pour les sorties régulières. Ce décalage entre le discours triomphaliste de la massification et la réalité fragmentée des pratiques n'est pas qu'une question statistique. Il illustre parfaitement ce que Baudrillard appelait le « simulacre » : une représentation qui masque l'absence de ce qu'elle prétend représenter.

Bienvenue dans l'hyperréalité


Jean Baudrillard, né en 1929 et décédé en 2007, n'était pas alpiniste. Ce sociologue et philosophe français a passé sa vie à décrypter les mutations du capitalisme tardif, la société de consommation, la production d'images et de signes. Son grand concept ? Le simulacre. Non pas au sens classique de « la fausse copie », mais de quelque chose de bien plus dérangeant : le simulacre désigne une copie qui devient autonome, précède l'original, et finit par le remplacer. Dit autrement : quand le modèle engendre le réel, et non l'inverse.

Baudrillard prend un exemple devenu célèbre : Disneyland. Le parc n'est pas qu'un décor pour enfants. Il est une « machine de dissuasion » qui se présente comme imaginaire pour nous faire croire que le reste — l'ensemble des États-Unis en fait — est réel. Alors qu'en vérité, d'après lui, toute l'Amérique est déjà devenue Disneyland : un gigantesque simulacre. Transposons ce raisonnement aux salles d'escalade modernes. Ces dernières sont nées comme des espaces d'entraînement temporaires, en attendant de « vraiment » grimper dehors. Cette fonction n'est plus vraie. Désormais, pour une majorité croissante de pratiquant·e·s, la salle n'est plus un substitut. Elle est devenue la pratique elle-même, l'horizon complet de ce que signifie « faire de l'escalade ». Ce basculement n'est ni bon ni mauvais en soi. C'est une mutation qui mérite d'être comprise plutôt que jugée.


Baudrillard distingue quatre phases dans l'évolution de l'image, quatre étapes du processus de simulation. Appliquées à l'escalade, elles dessinent une généalogie troublante.

  • L'image reflète d'abord une réalité profonde. L'escalade des pionniers — Walter Bonatti, Reinhold Messner, Royal Robbins — reflète fidèlement une confrontation avec la montagne. Les récits, les photos témoignent d'une expérience accessible à d'autres. L'image reste au service de la pratique, elle la documente sans la remplacer.

  • Puis l'image masque et dénature cette réalité. Les années 80-90 marquent l'entrée dans le spectacle. Les magazines montrent des exploits déconnectés de la pratique commune. Les sponsors façonnent des mythologies héroïques. L'image commence à embellir, à trier, à construire une représentation idéalisée. Mais le référent existe encore : on peut aller grimper ces voies, même si c'est difficile.

  • Ensuite, l'image masque l'absence de réalité. L'ère des réseaux sociaux, des compétitions télévisées, de Honnold sur Netflix. L'image prétend encore représenter l'escalade, mais elle masque désormais une absence : celle de l'expérience vécue par 95% des pratiquants. Le spectacle devient la norme de référence que personne ou presque ne vit réellement.

  • Enfin, l'image devient son propre simulacre pur, sans rapport à quelque réalité. C'est la salle moderne comme hyperréel : un espace qui ne simule plus rien d'extérieur à lui-même mais fonctionne en circuit fermé. L'escalade indoor n'est plus la préparation à une pratique extérieure, elle est devenue sa propre fin, son propre référent.


Jean Baudrillard ne dit pas forcément que cette généalogie est pernicieuse. Transposée à la grimpe, la théorie du philosophe permet d'observer une évolution : le passage d'une pratique ancrée dans un référent – la montagne, la roche – à une pratique autoréférentielle – la salle comme univers clos.

Quand la salle précède la falaise


« Aujourd'hui, écrivait Baudrillard dans Simulacres et Simulation (1981), ce n'est plus le territoire qui précède la carte, c'est la carte qui précède le territoire. » Appliqué à notre sujet : ce n'est plus la falaise qui précède la salle, c'est la salle qui précède la falaise. Des dizaines de milliers de grimpeurs développent leurs schémas moteurs, leurs représentations mentales de l'escalade, leur vocabulaire gestuel exclusivement en salle. Pour eux, la grimpe, ce sont des circuits par couleur, des prises généreuses, des volumes, de la magnésie, du social, un espace maîtrisé. La falaise, quand ils la découvrent — si jamais ils la découvrent —, leur apparaît comme une version dégradée, inconfortable, dangereuse de ce modèle. Le modèle artificiel est devenu le référent, et le « réel » peut alors apparaître comme une copie imparfaite du modèle.


Combien de grimpeurs formés exclusivement en salle trouvent la falaise « bizarrement galère », avec ses prises imprévisibles, ses protections à poser, ses mousses glissantes, ses cotations aléatoires ? Ce n'est pas qu'ils ont tort. C'est qu'ils ont intégré un référent différent. Pour eux, l'escalade « normale », c'est la salle. La falaise est l'exception qui ne fonctionne pas selon les règles attendues. Cette inversion n'est pas qu'une question de préférence personnelle. Elle révèle une mutation ontologique : la salle ne simule plus la falaise, elle la remplace.


C'est peut-être ça, la vraie mutation baudrillardienne : l'escalade est devenue un signe de consommation autant qu'une pratique.

Pointer le simulacre de la salle ne revient pas à la condamner. Ce serait oublier quelque chose d'essentiel que Jean Baudrillard lui-même soulignait : le simulacre produit du réel, de nouvelles formes de vie, de nouvelles sociabilités. Les salles d'escalade modernes créent de véritables communautés, des rituels d'entraide, des formes de convivialité où le corps et la présence physique retrouvent leurs droits face à la numérisation du social. Ray Oldenburg, sociologue américain, théorisait dans les années 80 la notion de « troisième lieu » après le domicile et le travail : ces espaces informels de sociabilité où se reconstruit du lien. Le bistrot de quartier, la place du village, la bibliothèque. Jean-Laurent Cassely, observateur des modes de vie urbains, note que les salles d'escalade modernes remplissent parfaitement cette fonction : « Après le Covid, les gens cherchent à intensifier leur expérience physique et sociale. Les salles offrent cette dimension hybride : sport, sociabilité informelle, convivialité urbaine retrouvée ».

Bar, coworking, projections, événements : l'escalade devient « une toile de fond », un prétexte à faire communauté. Cette sociabilité de salle existe réellement, elle n'est pas factice. Elle est simplement déconnectée de son référent historique — la montagne, l'aventure, l'autonomie. Et Baudrillard de dire : le simulacre n'est pas moins « vrai » ou « vivant » que le réel. Il est juste autre.


Les angles morts du simulacre


Le simulacre produit aussi des effets de masquage. En se présentant comme « une forme de démocratisation » de l'escalade, la salle masque en réalité des mécanismes d'exclusion qui perdurent, voire s'aggravent. Le regretté Gilles Rotillon, économiste du sport, le soulignait dans ses tribunes pour Vertige Media : « Avec l'hybridation des salles — coworking, restauration, fitness —, on assiste à une hausse des tarifs, renforçant l'exclusion économique ». Un abonnement mensuel tourne désormais entre 80 et 120 euros dans les réseaux urbains. Qui peut se le permettre ? Les jeunes urbains diplômés, CSP+. La « démocratisation » touche en réalité un profil sociologique étroit. Antoine Burret, sociologue des tiers-lieux, prévenait : « Un espace uniquement dédié à la consommation ne peut prétendre être un tiers-lieu. Il faut une dimension sociale authentique, au-delà de la transaction ». Or les salles modernes, malgré leur convivialité réelle, reproduisent une forte homogénéité : jeunes, urbains, éduqués. La « communauté » existe, mais elle ressemble furieusement à un entre-soi.

En devenant hyperréelle et close, la salle empêche aussi l'acquisition des compétences nécessaires pour grimper en autonomie dehors : lecture du rocher, gestion du risque, pose de protections, orientation, météo. Le grimpeur exclusivement indoor reste dépendant d'une infrastructure marchande. Il n'est pas autonome — il est client. Plus fondamentalement encore, la salle devient l'horizon complet de la pratique. Elle ne cache pas qu'elle empêche de sortir. Elle fait disparaître l'idée même qu'il y aurait un « dehors » à rejoindre. C'est tout le paradoxe du simulacre : il ne ment pas, il remplace simplement le réel par sa propre logique.


La distinction d'Olivier Aubel entre stock et flux éclaire parfaitement cette dynamique. Le flux — celles et ceux qui passent, testent, zappent — consomme le simulacre sans s'y engager. L'escalade comme fitness cool, activité Instagrammable, sport tendance. Ils contribuent à l'« explosion » statistique mais n'adoptent pas durablement la pratique. Le stock — celles et ceux qui restent — se divise en deux sous-catégories : ceux qui s'installent dans l'hyperréalité de la salle, y trouvent leur compte social et sportif, n'éprouvent aucun besoin de sortir. Et celles et ceux qui maintiennent ou développent une pratique extérieure, souvent liés à la FFME, aux clubs, à une transmission générationnelle.

Le débat « puristes vs indoor » oppose en fait ces deux fractions du stock. Mais il oublie l'essentiel : l'immense flux qui passe sans rien adopter vraiment, consommant l'escalade comme n'importe quel loisir urbain interchangeable. C'est peut-être ça, la vraie mutation baudrillardienne : l'escalade est devenue un signe de consommation autant qu'une pratique. On ne grimpe pas seulement pour grimper, mais pour signifier quelque chose : son appartenance à une tribu urbaine cool, sa capacité à adopter les codes d'un milieu, son inscription dans un style de vie.


Sortir du faux débat


Baudrillard ne nous donne pas de solution clé en main, et c'est tant mieux. Mais il nous offre des outils pour penser autrement. Le débat « vraie » versus « fausse » escalade est un piège. Il présuppose qu'il existe une essence pure de la grimpe à préserver. Baudrillard nous rappelle que les pratiques évoluent, mutent, se transforment. Vouloir « sauver » une pratique originelle fantasmée, c'est tomber dans la nostalgie réactionnaire qui n'a jamais rien produit d'autre que de l'amertume.


Il faut d'abord reconnaître la pluralité. Il n'y a plus une escalade, mais des escalades. L'indoor autoréférentiel est une pratique à part entière, avec ses codes, ses rituels, sa légitimité. Elle n'a pas à justifier de son rapport à l'outdoor pour exister. Mais — et c'est crucial — elle ne peut pas prétendre représenter toute l'escalade, ni masquer les exclusions qu'elle perpétue sous couvert de démocratisation. Plutôt que d'opposer, il s'agit de penser les circulations. Comment faire que le flux devienne stock ? Comment faire que les pratiquants indoor curieux puissent accéder aux codes, aux compétences, au capital culturel nécessaires pour sortir — s'ils le souhaitent ? Cela passe par des formations à l'autonomie proposées en salle, des sorties d'initiation accessibles économiquement et symboliquement, la visibilisation de role models diversifiés qui ne soient pas uniquement des grimpeurs professionnels blancs de trente ans faisant du 8a en Suisse. Cela passe aussi par le maintien d'espaces non-marchands — clubs, associations, SAE publiques — qui ne fonctionnent pas sur la logique du simulacre commercial.


Il faut enfin assumer la contradiction. Jean Baudrillard nous rappelle que nous vivons dans un monde de simulacres. Inutile de fantasmer un « retour au réel » qui n'aura pas lieu. Mais on peut maintenir vivants des espaces de résistance au simulacre total. Des pratiques qui échappent à la quantification, à l'optimisation, à la spectacularisation. Des sorties sans téléphone. Des grimpeurs qui ne postent pas leurs réussites. Des falaises confidentielles. Des moments non-productifs. Comme l'écrivait le philosophe français : « Ce qui peut s'opposer au simulacre, ce n'est pas du réel (qui ne peut que s'y perdre), mais du symbolique, c'est-à-dire un fonctionnement qui déjoue la logique de l'équivalence ». Grimper pour grimper, sans performance chiffrée, sans validation sociale, sans storytelling — cela reste possible. Mais cela demande un effort conscient, une résistance délibérée aux injonctions du simulacre.


Au fond, Baudrillard nous aide à formuler la vraie question, celle que masque le faux débat puristes/indoor : voulons-nous une escalade plurielle qui assume ses différentes formes, ou une escalade unifiée sous le modèle dominant — commercial, spectaculaire, indoor ? Le risque est réel que le simulacre — parce qu'il est plus rentable, plus visible, plus accessible en apparence — ne finisse par écraser toutes les autres formes. Que l'escalade « stock/outdoor » devienne un marché de niche élitiste, pendant que l'escalade « flux/indoor » capte l'essentiel des ressources, de la visibilité, de la légitimité institutionnelle. Ce n'est pas inéluctable. Des acteurs maintiennent d'autres modèles : clubs associatifs, SAE municipales, collectifs autogérés, médias indépendants qui documentent la complexité plutôt que le spectacle. Ces espaces de résistance existent. Ils sont fragiles, mais eux, bien réels.

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