Alpinistes pour Gaza : entretien sous le drapeau palestinien
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 4 minutes
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Un drapeau de 145 m² déployé dans la face ouest des Drus, en plein cœur du massif du Mont-Blanc. Derrière ce geste spectaculaire, un collectif d’alpinistes anonymes qui entend rappeler que l’escalade, loin d’être un refuge apolitique, peut devenir une caisse de résonance pour dénoncer l’inacceptable : le génocide en cours à Gaza.

Il y a des gestes qui dérangent parce qu’ils ne laissent aucune échappatoire. Suspendre un drapeau palestinien de la taille d’un court de tennis dans la face ouest des Drus, ce n’est pas un simple happening militant : c’est mettre la montagne devant ses responsabilités. Les Drus, bloc minéral qu’on croyait indifférent aux tragédies humaines, se retrouvent soudain couverts d’un cri muet. Et ce cri dit ceci : pendant que l’Occident ferme les yeux, un peuple est en train d’être méthodiquement écrasé — plus de 62 000 morts recensés à Gaza depuis octobre 2023, dont une majorité de femmes et d’enfants, des dizaines de milliers de disparus, une famine organisée, une extermination documentée par l’ONU mais toujours impunie.
Mais derrière le geste spectaculaire, il y a une voix — ou plutôt un chœur. Le collectif d’alpinistes, qui a choisi l’anonymat, s’est exprimé auprès de Vertige Media par l’intermédiaire d’un porte-parole. Nous avons échangé avec l'un d'entre eux pour comprendre les raisons de ce choix, les coulisses de l’opération et, surtout, la conviction qu’il y a un lien indissociable entre escalade et politique. Car si l’alpinisme aime se raconter comme un espace pur, hors des contingences sociales, ce drapeau planté en altitude rappelle que l’acte de grimper, lui aussi, peut devenir un langage politique.
Vertige Media : Aviez-vous envisagé d’autres formes d’action auparavant, ou cette idée est-elle née spontanément à ce moment-là ?
Membre du collectif : Non, avec ce groupe-là en tout cas, c’était la première idée qui nous est venue. Personnellement, cela faisait un moment que j’avais envie de poser des gestes forts, de prendre position et de faire parler. Même s’il y a un sentiment général d’impuissance face à ce qui se passe, alerter de cette manière et mettre la cause palestinienne en lumière c’était essentiel pour nous.
Vertige Media : Pourquoi avoir choisi une paroi aussi emblématique que les Drus plutôt qu’un autre lieu ou un autre mode d’expression ?
Membre du collectif : La réponse est dans la question, les Drus sont particulièrement emblématiques. L’idée est venue d’un camarade qui voulait faire quelque chose dans les Alpes, pour atteindre la communauté de la montagne en France. Les Drus se sont imposés naturellement, parce qu’ils sont visibles depuis toute la vallée, et occupent une place symbolique forte à Chamonix. C’était un moyen de frapper fort et juste.

Vertige Media : Le drapeau suspendu, immense, ça a aussi été influencé par ce qui s’est passé au Yosemite récemment ?
Membre du collectif : Oui, on peut dire qu’il y a eu une certaine inspiration. Les parois d’escalade sont un support idéal pour afficher un message en grand, visible de loin. Ce qu’ils ont fait au Yosemite avec le drapeau américain à l’envers et le drapeau transgenre a sans doute fait partie des inspirations. Et puis c’est une façon d’articuler sport et activisme.
« On savait que ça allait faire réagir, que tout le monde ne serait pas d’accord. Mais qu’ils [les autorités] s’acharnent aussi vite, aussi fort, ça nous a mis en colère »
Vertige Media : Quand vous avez vu les efforts déployés par les autorités pour décrocher le drapeau – alors que vous comptiez le laisser quelques jours – comment l’avez-vous interprété ?
Membre du collectif : Au départ, on a été surpris. On était encore en montagne quand on a vu l’opération : trois ou quatre allers-retours d’hélicoptère, un passage avec un drone, plusieurs tentatives où on les entendait galérer à la radio… À un moment, ils ont même abandonné en disant « c’est trop la merde, on se casse », avant de revenir plus tard et de finir par y arriver. Ce n’était pas une petite opération, il y avait un vrai risque pour eux aussi. Je trouve fou de mettre autant d’énergie et d’argent public pour retirer un symbole pacifiste, un geste de solidarité non violent. On savait que ça allait faire réagir, que tout le monde ne serait pas d’accord. Mais qu’ils s’acharnent aussi vite, aussi fort, ça nous a mis en colère. Quelles sont leurs priorités ?
Vertige Media : Le sport est souvent présenté comme neutre. En quoi, selon vous, est-il forcément politique ?
Membre du collectif : C’est la grande critique qu’on nous a faite. Beaucoup disent : « Laissez la montagne neutre, c’est un terrain apolitique pour tout le monde ». Mais c’est faux. La montagne a toujours été politique. Il suffit de regarder l’histoire : de nombreuses premières ascensions ont été dédiées au fascisme ; la course aux sommets en Himalaya était purement politique. Le livre Alpinisme et anarchisme l’explique très bien. Et plus largement, le sport a toujours été politique, hier comme aujourd’hui.
« La plupart des critiques viennent d’alpinistes privilégiés, attachés à "leur petite montagne", sans vouloir voir les tragédies du monde. On titille leur confort, ça les dérange »
Vertige Media : Comment percevez-vous les réactions de la communauté grimpe et outdoor à votre action ?
Membre du collectif : Je la trouve divisée. En lisant les commentaires sur les articles qui ont relayé l’action, je ne m’attendais pas à autant de réactions négatives. Peut-être que je vis dans mon entre-soi, mais ça m’a surpris. Pour moi, c’est une preuve qu’il faut continuer à être présent politiquement dans le sport. La plupart des critiques viennent d’alpinistes privilégiés, attachés à « leur petite montagne », sans vouloir voir les tragédies du monde. On titille leur confort, ça les dérange.
Vertige Media : Votre communiqué a été envoyé aussi à des médias généralistes. Quelles réactions avez-vous eues ?
Membre du collectif : On a eu plusieurs sollicitations. Par exemple, Le Dauphiné Libéré a publié un article assez critique, après nous avoir contactés. C’est normal : tout le monde ne peut pas être d’accord, et c’est intéressant aussi. Ça fait partie du jeu.

Vertige Media : Sur le choix de l’anonymat, qu’est-ce que cela dit de votre action et de votre rapport à la parole publique ?
Membre du collectif : Ce n’était pas évident au départ, on en a discuté. Mais rapidement, on a voulu que l’action soit perçue comme venant d’une communauté, pas d’individus. On ne voulait pas mettre un nom ou un visage en avant, mais laisser l’impression que c’est « la montagne » qui parle. Et puis il y a aussi une crainte réelle de répression, voire d’arrestations. Mais la raison principale, c’était vraiment de mettre le message avant les personnes.
Vertige Media : Qui êtes-vous concrètement ? Que représente votre collectif ?
Membre du collectif : C’est une action ponctuelle, pas un collectif structuré. Concrètement, nous sommes une dizaine à une quinzaine de personnes francophones, sensibles à la cause palestinienne, qui discutent ensemble. Ça vient de là. Ce n’est pas un groupe chamoniard, c’est plus large.
« Cette banderole a parlé à beaucoup de gens. Elle a suscité quelque chose. Même si ce n’est qu’une étincelle, j’espère que ça peut servir d’amorce, que d’autres s’en emparent pour mener leurs propres actions »
Vertige Media : Comment avez-vous préparé l’action d’un point de vue sécuritaire ?
Membre du collectif : Seules des personnes très compétentes en montagne ont participé. On a été prudents. Le drapeau a été fabriqué avec des filets d’échafaudage cousus et peints, ce qui le rendait léger et percé de petits trous, donc sans prise au vent. Contrairement au grand drapeau américain du Yosemite, qui avait failli causer un accident en se transformant en voile, le nôtre était bien plus sûr. C’était une vraie prouesse technique et stratégique.

Vertige Media : Qu’espérez-vous concrètement de cette action ? Sensibiliser le public ? Secouer le monde du sport ? Interpeller les politiques ?
Membre du collectif : Un peu tout ça. Créer un élan de solidarité dans le monde de l’escalade et de la montagne, qui puisse s’élargir ensuite. Mettre une pression, petit à petit, sur Israël et les gouvernements occidentaux. On espère aussi encourager d’autres actions. D’ailleurs, dès le lendemain, des parapentistes à Chamonix ont volé avec des drapeaux palestiniens, et certaines salles, notamment en Belgique, ont affiché des drapeaux. C’est ce type de multiplication des gestes qui peut peser, comme l’ont fait les manifestations ou les boycotts dans le passé. Cette banderole a parlé à beaucoup de gens. Elle a suscité quelque chose. Même si ce n’est qu’une étincelle, j’espère que ça peut servir d’amorce, que d’autres s’en emparent pour mener leurs propres actions.