Cinq livres pour s'élever : la sélection engagée de la librairie Libertalia
À Montreuil, la librairie Libertalia cultive l’indépendance comme une philosophie. Plus qu’un simple lieu de vente, elle incarne un espace de pensée critique où chaque ouvrage raconte un fragment d’histoire ou une lutte. Nous avons rencontré Florent, l’un des visages de ce bastion littéraire, pour découvrir sa sélection de cinq livres. Entre récits de montagne, voyages et réflexions politiques, ces ouvrages invitent à repenser nos rapports au monde, à la nature et à ceux qui la traversent.
Alpinisme et anarchisme : une contre-histoire engagée
« Dans l’alpinisme, il y a toujours une tension entre liberté et solidarité », explique Florent. Cette idée centrale irrigue Alpinisme et anarchisme de Guillaume Goutte. Loin des récits convenus sur les exploits individuels, cet ouvrage déploie une réflexion politique inattendue : et si la montagne était une incarnation de l’anarchisme ?
L’auteur s’appuie sur l’histoire de l’alpinisme, né dans les hautes sphères britanniques au XIXᵉ siècle, pour montrer comment ce sport s’est rapidement ancré dans des milieux populaires et ouvriers. Il explore des figures et des collectifs militants comme la FSGT, fondée dans les années 1930 pour allier sport et lutte contre le fascisme, ou Alpinismo Molotov, collectif italien actuel. Florent souligne aussi le parallèle entre les notions de cordée et de solidarité : « La cordée, c’est l’inverse du ‘premier de cordée’ qu’on nous vend parfois. C’est un acte collectif pur, un pacte de confiance qui reflète l’essence même de l’anarchisme. »
Pour compléter, Libertalia propose également Militant du sport populaire, un livre qui plonge au cœur de l’histoire de la FSGT et de ses combats. Ensemble, ces ouvrages redonnent à l’alpinisme une dimension politique longtemps oubliée.
Élisée Reclus : science, poésie et écologie avant l’heure
Avec Histoire d’une montagne. Histoire d’un ruisseau, Élisée Reclus, géographe et communard, offre une perspective à la fois scientifique et poétique sur la nature. Réédité par Libertalia, ce texte du XIXᵉ siècle résonne étrangement avec les préoccupations écologiques actuelles.
Reclus ne se contente pas de décrire les phénomènes géologiques : il leur insuffle une vie propre. « Une montagne bouge, vit, s’écroule et renaît », écrivait-il. Ses descriptions mêlent science, poésie et une profonde réflexion morale. Il observe la nature comme un organisme en perpétuel mouvement, sensible aux forces qui l’habitent et aux impacts de l’activité humaine.
« C’est un texte qui aiguise le regard et invite à écouter le paysage », note Florent. Élisée Reclus y dénonce déjà les effets destructeurs du capitalisme industriel, donnant à son œuvre une portée prophétique. Un classique intemporel, où la montagne devient un miroir de nos sociétés.
Une vie avec Alexandra David-Néel : un hommage en bande dessinée
Avec Une vie avec Alexandra David-Néel, Libertalia nous emmène cette fois dans les dernières années de l’une des grandes figures féminines du voyage. À travers une bande dessinée en quatre tomes, le lecteur découvre l’exploratrice à travers les yeux de Marie-Madeleine, son assistante au caractère opposé.
Le récit oscille entre le présent des années 1960, dessiné en noir et blanc, et les flashbacks en couleur qui retracent les grands moments de la vie de David-Néel : sa traversée du Tibet en 1924, son dialogue avec le Dalaï-Lama ou encore sa conversion au bouddhisme.
« Cette dualité visuelle sert magnifiquement le récit », commente Florent, qui salue également le trait semi-réaliste de Mathieu Blanchot. Cette BD n’est pas qu’un hommage biographique : c’est une réflexion sur la transmission, la liberté et la quête d’absolu.
Corine Morel Darleux : une exploration hybride
Avec Nous irons trouver la beauté ailleurs, Corine Morel Darleux livre un texte inclassable, entre carnet de voyage, manifeste politique et journal intime. L’autrice, militante écologiste et libertaire, raconte ses expériences dans le Vercors, en Inde et ailleurs, pour questionner notre rapport au monde.
« Elle tisse un récit où l’écologie, la littérature et la philosophie s’entrelacent », explique Florent. Ce livre, hybride par essence, pousse à repenser le mouvement : non pas comme une fuite, mais comme une reconquête de soi et du collectif. À travers une écriture intime mais jamais prétentieuse, Corine Morel Darleux alterne entre réflexions personnelles et observations universelles.
Pour Florent, ce texte est une véritable passerelle entre les amateurs d’essais et ceux qui préfèrent la littérature, « une porte d’entrée vers des thématiques exigeantes mais accessibles ».
Lucia Azema : les femmes qui voyagent
Enfin, avec Les femmes sont aussi du voyage, Lucia Azema dresse un panorama des grandes figures féminines du départ. Exploratrices, aventurières ou simples marcheuses, ces femmes ont osé se confronter à un monde souvent hostile. « Encore aujourd’hui, voyager seule reste semé d’embûches pour une femme », rappelle Florent.
Azema combine analyse féministe et récit inspirant, explorant autant des figures historiques comme Nelly Bly que des héroïnes oubliées. Elle imagine aussi ce que serait le voyage dans un monde libéré du patriarcat : une vision joyeuse et galvanisante, où chaque pas devient un acte d’émancipation.
« Ce livre fait du bien, et ça se voit », raconte Florent. « Les lectrices reviennent souvent pour l’offrir, preuve qu’il résonne profondément. » Un manifeste pour toutes celles qui rêvent de partir, qu’il s’agisse d’un trek himalayen ou d’une simple marche en montagne.
Libertalia : une philosophie pirate
En filigrane de cette sélection, Libertalia réaffirme son engagement. Maison d’édition autant que librairie, elle incarne une indépendance farouche, fidèle à ses racines militantes. « Ici, pas de compromis avec les grands groupes », insiste Florent. « On reste libres et entiers. »
Fondée par des militants proches du punk et du syndicalisme, Libertalia refuse de céder aux pressions commerciales, privilégiant les rééditions d’œuvres oubliées et les textes contemporains engagés. C’est une maison où la pensée critique trouve refuge, et où chaque livre devient une arme de résistance.
Florent conclut avec une touche d’humour : « C’est pirate, mais ça fonctionne. Et franchement, qui ne voudrait pas embarquer ? »