Yosemite bâillonne El Capitan : liberté, j'écrase ton nom
- Pierre-Gaël Pasquiou 
- 11 juin
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juin
La direction du parc national de Yosemite ne veut plus voir flotter de drapeaux militants sur El Capitan. Officiellement pour « protéger la nature sauvage ». Officieusement pour que les grimpeurs·ses arrêtent de lui casser les pieds avec leurs revendications gênantes. Et si la véritable nature sauvage, c’était cette liberté d’expression qu’on tente désormais de mettre sous cloche ?

« La montagne, ça vous gagne », disait jadis un slogan publicitaire aussi ridicule qu’efficace. Visiblement, à Yosemite, la montagne vous gagne surtout le droit de vous taire. Depuis le 20 mai 2025, le parc national a décidé que les grimpeurs·ses étaient parfait·es quand ils et elles grimpaient, mais nettement moins quand leur voix portait un peu trop loin. Concrètement : interdiction désormais d’accrocher des drapeaux ou banderoles de plus de quinze pieds carrés (1,4 m²) sur les falaises classées sauvages, notamment sur El Capitan. Une montagne récemment devenue tribune improvisée de quelques militant·es trop visibles au goût des autorités.
El Capitan, nouvelle tribune à la verticale
On rembobine. En juin 2024, Miranda Oakley, grimpeuse respectée et militante, choisit de transformer l’une des plus célèbres parois au monde en cri d’alerte. Avec quelques camarades activistes, elle déploie une immense banderole aux couleurs palestiniennes, un slogan lapidaire flottant au-dessus du vide : « Stop the Genocide ». Ce geste rappelle que la montagne peut être une caisse de résonance dérangeante mais nécessaire, face aux crises du monde.
Quelques mois plus tard, en février 2025, une équipe d’ancien·nes employé·es du parc – rien de moins – utilise El Capitan pour lancer un autre message : un drapeau américain hissé à l’envers, symbole international de détresse absolue, alerte sur l’état inquiétant des parcs nationaux américains. Derrière cette initiative, une dénonciation forte des coupes budgétaires orchestrées par une administration Trump plus douée pour miner le budget des parcs que pour préserver leurs paysages. Un geste audacieux destiné à réveiller les consciences face à une urgence écologique et politique grandissante.
Enfin, cerise sur le granit, le 20 mai 2025, sept grimpeur·ses LGBTQ+ installent un immense drapeau transgenre, une revendication symbolique mais puissante du droit à exister publiquement, même à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol. Un acte de visibilité maximal, défi frontal aux discriminations croissantes subies par la communauté trans aux États-Unis. C’est le drapeau de trop pour Yosemite : moins de 24 heures après, l’administration réplique en décrétant l’interdiction brutale et générale des drapeaux sur ses falaises.
Trois drapeaux, trois causes puissantes, trois provocations verticales devenues intolérables pour un parc déterminé à étouffer la conversation politique accrochée à ses falaises.
Liberté d’expression en montagne : un équilibre fragile menacé
Ken Yager, président de la Yosemite Climbing Association, rappelle une vérité délicate : depuis des décennies, grimpeur·ses et autorités avaient progressivement construit un dialogue fragile mais réel. Cette interdiction soudaine, en cherchant à museler l’expression militante sur El Capitan, risque de briser ce fragile équilibre. Yager le résume ainsi pour SFGATE : « Je m’inquiète que les autorités locales doivent commencer à appliquer cette mesure, et que cela nous fasse perdre le terrain gagné au fil du temps. Nous avions vraiment une bonne relation, et je détesterais que l’on revienne en arrière ».
Au-delà du seul dialogue entre grimpeur·ses et autorités, cette mesure interroge aussi la légitimité même de la montagne comme espace public d’expression politique. À qui appartient symboliquement une montagne publique comme El Capitan ? Aux grimpeur·ses qui la vivent, l’occupent, la grimpent, ou à une administration soumise à des contraintes politiques nationales ? En imposant une neutralité artificielle, Yosemite tente d’effacer la dimension engagée d’un lieu pourtant historiquement rebelle et ouvert à toutes les voix.
Une interdiction pas si neutre
Officiellement, l’argument écologique est servi sur un plateau de granit : préserver la pureté sauvage des lieux, respecter le Wilderness Act de 1964, éviter les risques liés aux drapeaux flottants. Mais cet empressement soudain ne convainc personne. Comme l'affirme précisément Miranda Oakley, grimpeuse professionnelle à l’origine de la banderole palestinienne : « Il est difficile de croire que [ces drapeaux] puissent causer des problèmes de sécurité plus graves que ce qu’on voit tous les jours à Yosemite ». Elle rappelle au passage que d’autres messages, beaucoup plus consensuels, n’ont jamais provoqué de réaction du parc : « Je me demande s'il y aurait eu la même interdiction si ces drapeaux avaient été moins controversés, du genre "Go Rangers" ou "Vive l'Amérique". »
Ce qui agace particulièrement SJ Joslin, grimpeur·se non-binaire à l’initiative du drapeau trans, c’est justement cette mauvaise foi chronologique du parc : « Même si cette interdiction était dans les tuyaux depuis le drapeau inversé de février, je ne pense pas que la date [du 20 mai, lendemain de notre action] soit entièrement fortuite ». Joslin souligne clairement ce que beaucoup pressentaient : la décision semble avoir été accélérée, voire poussée à dessein pour empêcher spécifiquement leur action. La communauté LGBTQ+ y voit une attaque subtile mais évidente, visant moins la forme que le fond du message : un silence imposé sur une minorité qu’on préférerait discrète, voire invisible. Derrière l’alibi écologique, c’est bien une censure politique qui se profile, transformant la montagne en un espace politiquement aseptisé.
Effet domino ou nouvelle génération militante ?
Cette interdiction pourrait rapidement inspirer d’autres parcs nationaux américains à imposer une neutralité politique similaire. Dans un contexte national tendu, où chaque initiative militante devient rapidement sujet de polémiques, le bannissement des drapeaux sur El Capitan risque de devenir contagieux. SJ Joslin en est conscient·e : « Le risque, c’est qu’après Yosemite, d’autres sanctuaires naturels ferment eux aussi les yeux sur la réalité politique de leur époque ». La montagne deviendrait alors une sorte de bulle aseptisée, coupée des réalités du monde, un décor figé et silencieux.
Mais pour autant, l’interdiction n’annonce pas nécessairement la fin de l’activisme vertical. La créativité politique des grimpeur·ses, historiquement rebelles et libres, est loin d’être épuisée. Joslin l’affirme avec confiance : « Les grimpeurs sont plutôt têtu·es. Dans le passé, quand on disait à un·e grimpeur·se qu’il·elle ne pouvait pas faire quelque chose, il·elle redoublait d’efforts ». Autrement dit, si Yosemite pense que supprimer les drapeaux suffira à étouffer la contestation, le parc pourrait au contraire avoir déclenché une nouvelle génération de militantisme, plus subtile, plus inventive, mais certainement pas silencieuse. À vouloir étouffer le débat, Yosemite pourrait bien avoir réveillé une résistance encore plus profonde.














