Caroline Ciavaldini et le féminisme en escalade : « Croire que la bascule est faite, c’est se mettre le doigt dans l’œil »
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 3 minutes
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Ancienne compétitrice de haut niveau devenue exploratrice de voies engagées, Caroline Ciavaldini poursuit aujourd’hui sa trajectoire du côté des coulisses en endossant un rôle inédit chez La Sportiva : « coordinateurs du Climbing Team ». Un poste pensé pour accompagner la nouvelle génération d’athlètes, notamment sur les sujets qui fâchent. Stéréotypes persistants, subjectivité des ouvertures, « discrimination positive » ou féminisme-washing... la grimpeuse parle cash. Ce qui donne une interview sans détour.

Vertige Media : Quand on demande « a-t-on encore besoin de féminisme dans l’escalade ? », on suppose que certain·es pensent la bataille gagnée. Pour toi, c'est une illusion de confort ou une réalité ?
Caroline Ciavaldini : C’est clairement une illusion, sinon on ne s’embêterait pas à organiser des événements. Pour moi, la réponse est évidente, mais je sais que dès que je dis ça, certaines personnes s’en offusquent et affirment que « non, ce n’est plus un besoin aujourd’hui ». Il y a quelques années, même James (Pearson, son compagnon, ndlr) aurait répondu cela. Et effectivement, si tu ne t’es pas penché sur le sujet, ça ne te pose pas de problème : tu peux croire que tout va bien. Ce n’est plus une inégalité énorme, mais elle existe encore.
Vertige Media : Et tu penses que le féminisme dans l'escalade, c'est un combat social ou c'est un outil pour reconfigurer la pratique elle-même ?
Caroline Ciavaldini : C'est clairement un combat social. En tout cas, avec Grimpeuses, l’idée c’est de se servir du sport, de l’escalade, pour faire évoluer notre société. Parce que oui, on adore l’escalade, mais si ça ne concernait que l’escalade, ce ne serait pas un si gros problème que ça.
Vertige Media : Tu as débuté à une époque où les grimpeuses étaient largement minoritaires. Tu te considérais déjà comme féministe ou c'est venu plus tard ?
Caroline Ciavaldini : Je n’étais pas du tout féministe. Et d’ailleurs, quand tu me dis que les grimpeuses étaient minoritaires, ça me choque. Pourtant, en falaise, j’étais effectivement très souvent la seule femme. Par contre, en compétition, j’ai toujours trouvé un champ très égalitaire. On peut reprocher beaucoup de choses à la compète, mais ses règles imposent un système qui, pour le coup, est assez juste. D’ailleurs, l’athlète la mieux rémunérée aujourd’hui, c’est une femme : Janja Garnbret.
Moi, je me suis intéressée au sujet tardivement. À 28 ans, j’ai été invitée au Women’s Climbing Symposium, un événement d’escalade au féminin en Angleterre. J’y suis allée uniquement parce que j’étais payée. Ça me gonflait d’avance de me dire que j’allais passer une journée uniquement avec des femmes, que c’était un combat déjà gagné et donc inutile. Et j’en suis sortie en me disant qu’il y avait vraiment quelque chose à faire. J'ai été très surprise.
Quelques années plus tard, j’ai commencé à travailler sur l’idée du festival Grimpeuses. Et là, j’ai dû me battre : d’abord avec James, qui trouvait ça débile et sans intérêt, puis avec les marques que j’ai approchées. Après huit ans de Grimpeuses, je continue de voir des situations qui justifient largement qu’on s’attaque encore à ce sujet.
« Après, c’est vrai aussi qu’il y a moins de femmes qui osent se professionnaliser en outdoor, moins de modèles… donc moins d’histoires à raconter »
Est-ce que tu observais des modèles féminins, ou au contraire un manque de références qui a pesé dans ta construction d’athlète ?
Caroline Ciavaldini : À une époque, dans les magazines spécialisés, tu avais soixante pages sur les athlètes masculins avec des super histoires, et à la fin quelques pages sur les grimpeuses, dont Catherine Destivelle. Mais tu la voyais en maillot, sur de jolies photos, sans aucune information : pas d’interview, rien. Elles existaient, mais ce qui semblait intéresser les lecteurs, c’était de voir des grimpeuses en tenue moulante, la jambe bien haute.
À mon époque, quand j’étais dans le circuit, j’avais quand même des modèles de femmes comme Stéphanie Bodet. Mais côté aventure ou montagne, il n’y en avait pas. Et du coup, quand j’ai rencontré James à 25 ans, je le trouvais complètement fou de prendre autant de risques. Ce n’était pas du tout un univers que je considérais comme « féminin », et pourtant ça m’attirait. Il a fallu qu’il me convainque que j’en étais capable. Les femmes qui dépassent les archétypes existent, mais on nous a souvent conditionnée à une vie « sécurisée ». L’aventure passait pour une originalité.
Vertige Media : La médiatisation progresse ou c'est un effet de façade ? Vois-tu une vraie bascule ?
Caroline Ciavaldini : Depuis que je suis passée de l’autre côté avec mon travail pour La Sportiva, en accompagnant pas mal d’athlètes, je vois que côté marques il y a encore souvent 70 à 80 % d’hommes sous contrat. Parfois on affiche une façade 50-50, mais côté salaires, ce n’est pas du tout la même histoire. Et c’est une tendance que tous les managers avec qui j’échange confirment.

Après, c’est vrai aussi qu’il y a moins de femmes qui osent se professionnaliser en outdoor, moins de modèles… donc moins d’histoires à raconter. La seule façon de s'en sortir, c’est d'être conscient du problème, de faire un peu de discrimination positive, sans en faire trop non plus. Tu ne racontes pas une histoire nulle parce que c’est une fille, à la place d’une histoire géniale parce que c’est un garçon. On n’en est pas à la « bascule », on avance petit pas par petit pas. Mais croire que la bascule est faite, c’est se mettre le doigt dans l’œil.
« Si, en tant que fille, tu n’as vu que des ouvreurs, tu ne te projettes pas en ouvreuse »
Vertige Media : Les salles ont permis d'élargir l’accès à la pratique aux femmes. Mais reproduisent-elles aussi des codes sexistes ?
Caroline Ciavaldini : Oui. Avec un œil averti — comme celui d’Aurélia Mardon, que j’ai rencontrée grâce à vous lors d’une conférence au Salon de l’Escalade - tu vois bien que les garçons occupent le centre et les filles restent sur les côtés. Comme ailleurs. Dans les gros dévers, il y a beaucoup plus de garçons ! Et les filles sont dans les dalles, sans faire trop de bruit. Oui, l’hypersexualisation existe, c’est d’ailleurs pour ça que certaines salles interdisent le torse nu. Il y a des comportements de drague, des archaïsmes, comme partout.
Vertige Media : Quand on parle de « regard féministe », qu’est-ce que ça change concrètement dans l’ouverture ou l’entraînement ?
Caroline Ciavaldini : D’abord, cela permet de constater qui ouvre. En 2024, il y a toujours beaucoup plus d’ouvreurs que d’ouvreuses. Certains hommes vivent mal que des salles cherchent des ouvreuses, sans percevoir à quel point ils ont eu tous les feux au vert. Si, en tant que fille, tu n’as vu que des ouvreurs, tu ne te projettes pas en ouvreuse. Mais c’est vrai pour d’autres métiers aussi : je me suis rendu compte très récemment, en discutant avec Romain Desgranges, que je ne m’étais jamais projetée entraîneur — parce qu’on a 98 % d’entraîneurs masculins.
Et puis il y a la question du corps. Tailles de doigts, envergures, morphologies… En bloc, c’est flagrant : les cotations sont faites par des hommes, pour des gabarits d’hommes. Marine Thévenet a fait du 8A+. Pourtant, certains 7A ne « marchent » pas pour elle parce qu’elle est petite. En salle, c’est pire qu’en extérieur — et même dehors, les cotations restent majoritairement masculines. On a besoin d’ouvertures féminines. Ça arrive, mais c’est rare. La cotation est subjective, oui, mais la subjectivité s’alimente à des codes.
Vertige Media : Dans les films ou les récits d’expédition, qu’apporte un regard féministe : renoncer aux codes classiques de « l’exploit », ou simplement élargir la manière de raconter ?
Caroline Ciavaldini : Le gros problème, c’est déjà de comprendre quels codes on suit. Quand tu regardes beaucoup de films de femmes racontés par des femmes, tu te rends compte que le récit est souvent différent : plus d’émotions, moins de culte du « drapeau planté au sommet ». On a tellement appris aux hommes à réprimer leurs émotions que ça finit forcément par peser dans la narration.
« C’est aussi ça qui compte : au-delà de qui tient la plume, c’est le ton, les choix éditoriaux, les récits qu’on décide de mettre en avant »
Vertige Media : Certaines grimpeuses revendiquent la neutralité sportive et refusent l’étiquette « féministe ». Est-ce que tu comprends cette posture ?
Caroline Ciavaldini : Je le comprends. J’ai plein de copines « pas féministes d’étiquette » — mais qui, dans leurs pratiques, le sont clairement. Le mot fait peur : beaucoup pensent qu’il s’agit de repousser les hommes pour prendre toute la place. Alors qu’en réalité, si on dit simplement « aller vers une société égalitaire », tout le monde est d’accord. On n’utilise pas les mêmes mots, mais sur le fond, on se retrouve.

Vertige Media : Certaines salles ou marques mettent en avant leur soutien à des événements féministes, mais sans forcément transformer leur fonctionnement. Arkose, partenaire de Grimpeuses, en est un exemple. Et quelque part, c’est un peu la même chose pour nous à Vertige Media : nous sommes deux hommes à tenir la rédaction. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de se donner bonne conscience plutôt que de changer en profondeur ?
Caroline Ciavaldini : Grimpeuses s’organise effectivement en partie chez Arkose, et évidemment ils valorisent ce partenariat. Et oui, ça reste une entreprise montée par des hommes. Dans une certaine mesure, je peux comprendre que l'on puisse parler de récupération.
Mais il y a aussi l’autre face de tout ça : Arkose nous écoute, comme La Sportiva ou The North Face, et ces partenaires apprennent beaucoup au fil des années. On trouvera toujours des points où « ils ne font pas assez », mais si on ne les accompagne pas, rien ne change. Se contenter de dire « c’est nul », ça ne fait pas avancer. Moi, ce qui m’importe, c’est de les pousser à évoluer.
Et pour Vertige Media, en fait, tu mets déjà le doigt dessus tout seul. Vous êtes deux hommes à la barre, mais la manière dont vous traitez vos sujets fait que les lectrices sentent qu’elles sont bienvenues. C’est aussi ça qui compte : au-delà de qui tient la plume, c’est le ton, les choix éditoriaux, les récits qu’on décide de mettre en avant.
Vertige Media : Si on sort du seul prisme du genre, le milieu est-il prêt à regarder ses autres angles morts comme les origines, le handicap, la couleur de peau ?
Caroline Ciavaldini : Honnêtement, pas encore. On cherche des athlètes qui représentent ces réalités, et on en trouve très peu. Mais une fois que tu as levé le voile sur l’inégalité hommes/femmes, tu es plus prêt à voir les autres. C’est aussi pour ça qu’on a ouvert Grimpeuses aux hommes : beaucoup d’entre eux sont en demande d’éducation, de décodage. Si on veut avancer collectivement, il faut que tout le monde soit partie prenante.
Les 4 et 5 octobre, Grimpeuses sera de retour en Île-de-France pour une deuxième édition. Samedi à Arkose Nanterre : ateliers, grimpe coachée, tables rondes et même une conférence-spectacle d’Eline Le Menestrel avant l’apéro. Dimanche, changement de décor : Fontainebleau, Mont Ussy, crashpads sur le dos et discussions au pied des blocs, entre écologie, mobilité douce et récits de grimpe au féminin. Au cœur du week-end : comment grimper, oui, mais aussi comment penser la grimpe autrement — avec des questions de performance, de corps, de stéréotypes, de territoires.
📅 4 & 5 octobre 2025
📍 Arkose Nanterre / Mont Ussy (Fontainebleau)
👉 Inscriptions : www.grimpeuses.com/paris2025