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Jesse Grupper et l’inhalateur interdit : grimper propre ou grimper pur ?

Quand la quête du « style » grimpe au cerveau des athlètes, au risque de leur couper le souffle. Analyse haletante.


inhalateur asthme

Dans la communauté grimpante, il y a des débats dont personne ne parle. Comme ces cordes fixes oubliées sur les falaises, ces traits de magnésie invisibles, ou encore cette polémique sur les genouillères, accessoires anodins aux yeux du profane mais dont les initiés savent très bien qu’ils vous font gagner un demi-degré en douceur. Pourtant, récemment, c’est un objet encore plus insolite qui a mis le feu aux poudres : un inhalateur, celui-là même qui vous évite d’étouffer entre deux prises.


L’homme derrière la controverse ? Jesse Grupper, grimpeur américain aux bras aussi longs que son CV, lourd : deux victoires en Coupe du Monde en 2022, qualifié aux Jeux Olympiques de Paris 2024, et capable de flasher des voies cotées 8c+. Un sportif aguerri, subtil, et habituellement raisonnable, mais qui a choisi ce jour-là de flirter dangereusement avec l’absurde.


De l’éthique et de l’asthme : l’art de respirer à moitié


Flashback. Octobre 2023. Jesse Grupper tente un exploit quasi mystique : flasher Life of Villains (5.14d / 9a) au cœur de la grotte du Hurricave, dans l’Utah. Il enchaîne impeccablement, arrive tout près du relais, mais chute à deux mouvements de la quille. Pourquoi ? Parce que Jesse a décidé, en conscience, de se priver de son inhalateur, préférant risquer l’asphyxie plutôt que de compromettre la pureté de son ascension.

Dit comme ça, c’est vrai que ça sonne moins héroïque. Mais c’est justement là tout le paradoxe : la quête de pureté est-elle plus importante que la santé ? Grimper à vue, proprement, est-il supérieur à grimper sainement ? Jesse, lui, a répondu par la négative après coup, mais seulement après avoir testé les limites de son système respiratoire avec une légèreté qui confine à la poésie absurde.


Soyons honnêtes : l’éthique, en escalade, est un serpent qui se mord régulièrement la queue. Une prise taillée, c’est péché mortel. Une genouillère, c’est toléré avec une petite grimace. Une perche pour clipper, ça passe tant que personne ne regarde. Quant aux pads empilés comme un mille-feuilles sous un highball, c’est autorisé, mais gare à celui qui en abuserait trop ouvertement. Tout cela fait partie d’une savoureuse hypocrisie que chacun cultive selon son goût du risque et son rapport personnel au masochisme.


Mais Jesse Grupper a poussé le vice plus loin : il n’est pas question d’une assistance matérielle discutable, mais d’un simple traitement médical. Comme s’il existait une version radicalement pure de l’être humain, débarrassée de ses fragilités, libre de toute béquille respiratoire ou pharmacologique. Or, dans un sport où la limite physique et mentale est recherchée, explorée, caressée avec fascination, comment ignorer la réalité du corps ?


« On devrait simplement dire clairement comment on a grimpé, avec quels artifices, quelles méthodes. C’est ça la vraie honnêteté »Alexander Megos

Pour comprendre ce dilemme, il faut se souvenir que le style, en escalade, n’est pas une simple coquetterie : c’est un manifeste personnel. Patrick Edlinger grimpait en solo intégral torse nu. Lynn Hill libérait le Nose d’El Capitan sans artifice. Dave Graham multipliait les blocs durs pieds nus par principe. Chaque génération redéfinit les frontières entre pureté et efficacité, tradition et modernité, ascèse et plaisir.


Aujourd’hui, les frontières se brouillent davantage : crash pads XXL, magnésie liquide ultra-collante, genouillères adhésives comme des ventouses de poulpe, et maintenant même le petit inhalateur de poche devient un objet de suspicion. Jesse Grupper nous rappelle simplement une vérité inconfortable : le style, c’est avant tout une affaire de valeurs personnelles.


La vraie liberté, c’est de choisir son poison


Alexander Megos, grimpeur allemand emblématique et défenseur de l’éthique pointilleuse, avoue pourtant sans complexe : « On devrait simplement dire clairement comment on a grimpé, avec quels artifices, quelles méthodes. C’est ça la vraie honnêteté ». Adam Ondra, pragmatique, considère lui que chaque époque redéfinit les normes : les genouillères d’aujourd’hui sont simplement les chaussons ultra-adhérents d’hier. D’autres voix encore rappellent que refuser un traitement médical n’a rien à voir avec le purisme, mais tout à voir avec une forme d’orgueil déplacé.


La morale de l’histoire ? Peut-être simplement qu’il n’y en a pas. Que l’éthique, au fond, est avant tout une affaire intime. Jesse Grupper aura au moins eu le mérite d’ouvrir le débat et de rappeler cette vérité inconfortable : l’escalade est aussi une guerre intérieure entre le grimpeur idéal que l’on voudrait être et le grimpeur réel que l’on est, avec ses forces, ses faiblesses et ses inhalateurs.


On retiendra aussi que l’escalade ne se résume jamais à une cotation ou à un relais clippé : c’est une discipline philosophique et poétique, faite de compromis, d’élégance, et parfois de contradictions. L’essentiel reste finalement de grimper, de respirer (si possible), et surtout d’être honnête avec soi-même.


Alors, à l’avenir, Jesse prendra probablement une bouffée d’air supplémentaire avant de partir dans le dur. Et personne ne lui en voudra vraiment, car il aura eu la sagesse d’admettre une évidence : dans la vie, comme sur le rocher, il n’y a pas de plus belle éthique que celle qui respecte simplement l’être humain derrière le grimpeur.


C’est peut-être ça, la vraie pureté. Celle de ne pas sacrifier le souffle au nom d’un style trop abstrait.

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