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Grimpe en extérieur, salles privées et addiction : le coût caché de l’escalade

Bleausard et ouvrier, Jean-Jacques Naëls grimpe, crée et répare des circuits. Face à l’explosion des salles privées et les tarifs qui y sont associés, il nous livre son regard sur le coût d’une discipline à laquelle il a consacré 50 ans de sa vie. Et attention, l’analyse risque de vous surprendre…


Le coût caché de l'escalade.
© Erwan Mouton / Vertige Media

Les tarifs des salles d’escalade paraissent chers. C’est aussi l’une des raisons qui laisse penser que la grimpe se gentrifie. La majorité d'entre elles affichent des prix d’abonnement à l’année situés entre 400 et 600 euros. Moi, ça ne m’étonne pas. En réalité, ça confirme juste que l’escalade est un sport de riche, comme on le disait déjà il y a cinquante ans.


Le coût de la distinction


L’escalade en salle commerciale aujourd’hui est irrémédiablement liée à l’histoire de la discipline. Quelques bâtisseur·e·s ont offert aux grimpeur·se·s la possibilité de grimper en ville grâce à une structure artificielle de leur invention. C’est d’ailleurs cette même invention qui permettra l’organisation des compétitions dites « officielles » d’escalade. Et comme cet équipement sportif spécifique s'est avéré rentable, cela a conduit les constructeur·e·s de murs d’escalade à en ouvrir de nombreux. Ce, en dépit du prix élevé de l’immobilier et du nombre d’emplois nécessaires à son fonctionnement.


La nouvelle escalade commerciale a créé une distinction. Et cette distinction coûte cher à ceux qui n’en ont pas réellement les moyens.

Dit autrement, quel que soit le « standing » espéré de la salle, la rentabilité semblait acquise d’avance, puisque sur une surface grande comme deux terrains de tennis, le promoteur propose d’occuper à loisir, quarante personnes. On venait de « créer » une activité sportive autonome et fidélisante. On accueillait dans les salles une clientèle instruite, dotée financièrement, qui venait du dehors... Cette clientèle cultivée a également beaucoup de temps libre. D’où le nombre élevé d’enseignants et d’étudiants qui pratiquent ce sport. Et comme chacun sait : le temps, c'est de l’argent. 


Au-delà du coût « obligé » relativement élevé pour pratiquer ce sport en salle - une entrée oscille entre 10 et 20 euros -, l’escalade devient spectaculairement chère si on ajoute le coût superflu de la distinction sociale et culturelle. Celui-ci est produit par l’imagerie de l’escalade et du/de la grimpeur·se fabriquée par les marchands. Les salles d'escalade « cocooning » offrent toutes les commodités confortables qui semblent gratuites alors que non, bien entendu. Faites le calcul : combien vous a coûté ce cookie et ces cafés d'après ou d'avant séance ? Et je ne parle pas de la bière artisanale post-douche... Se passer de superflu apparaît être une solution pour grimper moins cher. Cependant, les concepteur·e·s des salles d’escalade n’y ont aucun intérêt puisqu’ils/elles flèchent des personnes dont la motivation et le pouvoir d’achat permettent de consommer cette grimpe commerciale et marchande.


L'ère de l'escalade réinventée


Qui sont ces personnes ? Beaucoup sont de jeunes personnes « connectées » avec le monde entier. J’ai l’impression, que la résine des salles privées permet aux jeunes de pratiquer une escalade « réinventée ». Aujourd’hui, il est fréquent qu’on vienne en salle d’escalade s’amuser à grimper comme on va jouer au bowling entre ami·e·s. Ou mieux, on va en salle d’escalade comme on va en salle de musculation pour cultiver son corps. Corps qu’on utilise, à la place des haltères, en se suspendant à des prises placées de telle manière qu’elles obligent à des contorsions explosives favorisant la croissance harmonieuse des muscles. J’exagère à peine. En tout cas, l’escalade en salle, ce n’est plus le pis-aller d’autrefois, un équipement pour permettre l’entraînement et la découverte de l’escalade, comme le mur n’est plus le substitut du vrai rocher absent dans les villes. C’est une activité sportive en soi qui séduit des centaines de milliers de grimpeurs·ses en France… 


Il existe de multiples manières de vivre l’escalade et aucune n’est plus authentique que les autres. Elles sont seulement différentes

La nouvelle escalade commerciale a créé une distinction. Et cette distinction coûte cher à ceux qui n’en ont pas réellement les moyens. Pourtant, je sais aussi que pour pratiquer l’escalade, il n’est pas nécessaire d’adopter le langage spécifique anglo-genre des branchés, de se vêtir comme les marques vous y invitent, d’acquérir tous les accessoires encombrants et sans réelle utilité qu’on nous propose… C’est donc une erreur de penser que les nouveaux grimpeurs·ses issu·e·s des classes sociales élevées s’approprient les usages, le langage, la manière d’être de la grimpe comme si auparavant ses codes appartenaient aux gens un peu rebelles d’une autre génération. Ça, c'est une sympathique image poétique d’un passé romancé. Il existe de multiples manières de vivre l’escalade et aucune n’est plus authentique que les autres. Elles sont seulement différentes.


Le coût de l'addiction


Mais en fin de compte, est-ce que l’escalade en salle privée est la façon la plus chère de vivre la discipline ? Posé autrement : quand on réside dans une grande ville, peut-on grimper gratuitement ou à bas prix avec le même degré de satisfaction qu’en salle commerciale ? Comme les sites naturels d’escalade sont en accès libre, on peut être tenté de penser que cela revient beaucoup moins cher de grimper dehors. Cela paraît vrai. Après tout, la grande particularité de l’escalade en salle par rapport à l’escalade de pleine nature, c’est qu’elle se pratique sur un terrain de jeu spécifiquement construit pour cela, ce qui implique un investissement coûteux au préalable. Pourtant si l’on place l’escalade en extérieur au regard des chiffres, on obtient un constat tout à fait différent.


Je vous invite à calculer, comme moi ici, les frais réels produits par la passion de l’escalade. Je suis membre d’un club d’escalade dit populaire et je touche 2 100 euros par mois. Je grimpe essentiellement en extérieur, mais il me plaît d’aller de temps en temps en salle d’escalade faire du bloc ou de la voie. Comme je demeure en Essonne, je vais, comme beaucoup, à Bleau pour le bloc et, à l’occasion, en province pour pratiquer en falaises sportives situées plus ou moins loin. Que des terrains de jeu en accès libre ! Et cependant, je débourse 550 euros par an environ en essence rien que pour pratiquer le bloc de pleine nature. Comme je débourse par an autour de 800 euros pour grimper dans les falaises françaises - et je ne compte pas ma pratique d’été que je considère comme des frais de grandes vacances. De plus, il m’arrive souvent d’aller grimper en Grèce ou en Espagne, entre autres destinations à la mode qui me reviennent pour une semaine d’escalade au coût d’un an d’abonnement à un mur. Aussi, je ne compte là ni le matériel spécifique à renouveler de temps en temps, ni les chaussons d’escalade. Grosso modo, le coût total tourne à un mois de salaire par an, et cela depuis très longtemps. 


Vous ai-je étonné·e ? Je suis simplement le portrait-robot de la plupart de mes amis, dont certains avancent le chiffre de 4 000 euros par an pour l’ensemble de leurs activités sportives - et toujours sans compter les cordes fournies par la trésorerie du club. Bien entendu, tous ne peuvent pas suivre les plus riches de ces clubs « populaires », mais globalement, il y a peu de petits salaires dans ces structures. Face à ce constat, affirmons-le : non, l’escalade en mur commercial, souvent de haute qualité, n'est pas si onéreuse que ça. Et ce, par rapport aux services annexes qu’elles offrent et par rapport à ce que coûte l’escalade en extérieur d’une manière égrainée. Ce dont il faut prendre conscience c’est que, comme des tas d’activités culturelles, artistiques et sportives : l’escalade est un sport qui exige, lorsqu'elle devient une passion, qu’on y consacre beaucoup de temps et des sous. Appelons ça le coût de l’addiction.

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