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Kangchenjunga : sommet interdit, crise existentielle de l’alpinisme

À l’heure où les montagnes semblent n’être plus qu’un décor pour la course à la performance, la demande du Sikkim d’interdire définitivement l’ascension du Kangchenjunga pose un débat vertigineux : jusqu’où peut-on gravir sans perdre l’âme d’un lieu ?


Kangchenjunga

Pourquoi gravissons-nous les montagnes ? Par défi sportif, pour repousser nos limites ou par simple vanité ? Le Kangchenjunga, troisième sommet mondial à 8 586 mètres, cristallise aujourd’hui ces interrogations profondes, au cœur d’un bras de fer entre conquête alpine et spiritualité ancestrale. Une tension accentuée par une demande radicale : rendre cette montagne définitivement inaccessible.


Un conflit au sommet, entre diplomatie et sacré


À cheval entre le Sikkim indien et le Népal, le Kangchenjunga cristallise un conflit inédit : le chef du gouvernement du Sikkim, Prem Singh Tamang, exige une interdiction totale d’ascension, invoquant une violation des croyances locales et des lois indiennes protégeant les lieux sacrés. Le sommet indien est déjà fermé depuis 2000, mais les voies népalaises restent ouvertes, accueillant chaque année des dizaines d’alpinistes venus défier cette cime réputée technique.


L’indignation a culminé ce printemps 2025 lorsque des grimpeurs indiens, passant par le Népal, ont fièrement diffusé leur exploit sur les réseaux sociaux, ignorant les appels répétés à respecter le caractère sacré de la montagne. Tamang estime que gravir le Kangchenjunga revient à « profaner une montagne habitée par les dieux », notamment le légendaire Dzo-nga, protecteur des lieux selon les croyances tibétaines locales.


Pourtant, cette controverse diplomatique dépasse largement la question politique : elle soulève un débat existentiel pour l’alpinisme moderne. Jusqu’où peut-on repousser les limites sans compromettre ce que certains considèrent comme l’âme même d’un lieu ?


La leçon oubliée de 1955 : renoncer pour préserver


Cette question n’est pas nouvelle. En 1955 déjà, lors de la première ascension du Kangchenjunga, les alpinistes britanniques Joe Brown et George Band avaient volontairement fait demi-tour à quelques mètres du sommet, respectant ainsi une demande explicite des autorités locales. Cet acte fondateur marquait une rare reconnaissance du sacré dans l’alpinisme de conquête. Depuis, rares sont les expéditions ayant suivi cet exemple.


Face à l’industrialisation croissante des sommets himalayens, où les performances sportives l’emportent souvent sur toute autre considération, cette leçon d’humilité semble aujourd’hui oubliée. Mais elle rappelle une possibilité radicale : celle de choisir volontairement de préserver un sommet inviolé, par respect profond et sincère envers les peuples et les lieux.


Kailash et Gangkhar Puensum : ces montagnes qui disent non


Ce choix radical de la préservation n’est pas unique au Kangchenjunga. Vertige Media l’a rappelé récemment à propos du mont Kailash (6 638 mètres) au Tibet, montagne sacrée pour quatre grandes religions asiatiques. Le mont Kailash n’a jamais été gravi, malgré des tentations historiques, notamment celle de Reinhold Messner dans les années 1980, qui déclara sobrement : « Si nous conquérons cette montagne, nous conquérons quelque chose dans l’âme des gens ».


Le Kailash représente donc un symbole puissant, un rappel que certaines montagnes gagnent à rester intactes, préservant leur dimension symbolique et spirituelle par une interdiction tacite, acceptée universellement.


Même radicalité au Bhoutan, où le Gangkhar Puensum (7 570 mètres) demeure le plus haut sommet vierge du monde. Depuis 2003, le pays interdit strictement toute ascension au-delà de 6 000 mètres, préférant préserver l’intégrité culturelle et environnementale de ses montagnes sacrées plutôt que de céder à la pression touristique.


Ces montagnes intactes illustrent parfaitement l’idée selon laquelle préserver certains sommets peut devenir une décision éthique forte, allant bien au-delà d’une simple interdiction administrative. C’est un geste volontaire de résistance face à la marchandisation du sacré.


Everest : la contre-leçon d’une montagne profanée


À l’inverse de ces sanctuaires préservés, l’Everest (8 849 mètres) illustre tristement les conséquences d’une absence totale de limites. Avec 403 permis délivrés en 2024, la plus haute montagne du monde est devenue le théâtre d’une véritable saturation touristique, au point que même la Cour suprême népalaise a récemment demandé une limitation urgente des permis d’ascension.


Entre déchets accumulés, embouteillages mortels et conflits humains, l’Everest est devenu l’exemple parfait de ce qui arrive lorsqu’un sommet sacré perd toute sa dimension symbolique pour devenir un simple trophée à collectionner.


La controverse du Kangchenjunga ne concerne pas seulement un sommet. Elle pointe du doigt le vide existentiel d'un alpinisme devenu parfois trop mécanique, trop avide de conquêtes à inscrire sur un CV sportif. Préserver certains sommets comme le Kailash ou le Gangkhar Puensum ne relève pas seulement du respect du sacré ou des croyances locales : c’est une façon puissante d’affirmer que certaines hauteurs doivent rester hors d’atteinte, précisément pour préserver leur essence. Peut-être que l'alpinisme a désormais besoin, plus que jamais, de sommets qui lui restent inaccessibles—non pas par impossibilité technique, mais par choix assumé, comme un rappel permanent que la vraie grandeur peut résider dans l'acte volontaire de ne pas conquérir.


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