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Le FOMO vertical : sociologie d’une anxiété sociale en salle d’escalade

Longtemps, grimper c’était affronter le vertige. Aujourd’hui, c’est plutôt une peur du plein qui saisit les grimpeurs et grimpeuses à Paris : trop de salles, trop de blocs, trop d’événements. Décryptage malicieux et joueur d’une anxiété urbaine devenue étrangement verticale.

Fomo sociologie escalade

« Tu as vu les nouvelles ouvertures à Nation ? », « T’étais à la soirée Climbing District hier soir ? », « Pourquoi t’as raté ça ? ». Ces questions, anodines en apparence, sont devenues de véritables piqûres d’angoisse dans le quotidien du grimpeur ou de la grimpeuse parisienne. Si autrefois le vertige du grimpeur était celui du vide, aujourd’hui sa hantise semble plutôt celle d’être précisément ailleurs, là où ça ne grimpe pas. Soyons francs : nous aussi, nous ressentons parfois cette anxiété qui pousse à vérifier Instagram juste « au cas où ». Ce vertige urbain porte un nom précis : le FOMO (Fear of Missing Out), cette peur étrange de manquer quelque chose tout en ignorant précisément quoi.


Le FOMO, fruit de l’accélération sociale


Cette anxiété sociale contemporaine a été finement décortiquée par le sociologue allemand Hartmut Rosa dans son ouvrage désormais incontournable, Accélération : une critique sociale du temps (2010). Rosa y décrit comment la modernité est caractérisée par une triple accélération : celle du rythme de vie, celle des transformations sociales, et enfin celle des expériences disponibles pour chacun·e. Plus le monde s'accélère, plus nous disposons d'opportunités nouvelles, mais paradoxalement, plus nous ressentons l’angoisse profonde de passer à côté d’une vie qui semble toujours plus riche ailleurs.

Cette frénésie temporelle crée un étrange vertige, un sentiment de manque permanent que Rosa formulait ainsi, au Monde, en 2016 : « Plus on économise le temps, plus on a la sensation d’en manquer ».


En somme, la modernité accélérée nous place face à un piège subtil : chaque instant gagné augmente notre peur d’en gaspiller un autre, de perdre ce que nous n’avons même pas encore vécu.


Appliquée à l’escalade urbaine parisienne, cette réflexion sociologique est limpide : la prolifération exponentielle des salles, la fréquence effrénée des nouvelles ouvertures, et l’intensification des événements ponctuels transforment l’expérience sportive en un tourbillon anxiogène où il devient vital de grimper partout, tout le temps. Le simple fait de grimper pour soi devient presque insuffisant. Il faudrait désormais saisir chaque bloc, chaque événement, chaque ouverture, pour ne pas disparaître socialement ou être marginalisé·e.


« Lorsqu’un individu paraît devant autrui, il projette volontairement ou involontairement une définition de la situation dont une conception de lui-même constitue un élément essentiel »

Ainsi, le FOMO vertical devient l’expression urbaine et sportive d’un phénomène beaucoup plus large identifié par Rosa : celui d’une société où la saturation d'expériences possibles se paie par une anxiété latente, celle de manquer irrémédiablement quelque chose d’indéfinissable, et de toujours grimper en sachant secrètement qu’on ne grimpe jamais assez.


La salle d’escalade comme scène sociale


Pourquoi ressent-on si intensément cette pression sociale ? Parce que grimper à Paris ne consiste plus seulement à résoudre des mouvements techniques ou à accumuler des croix dans son carnet d’ascensions. Aujourd’hui, c’est aussi (et peut-être surtout) interpréter un rôle social précis devant les autres grimpeurs et grimpeuses. La salle devient une scène où l’on soigne chaque geste, chaque expression, chaque réussite, afin de projeter une image cohérente et flatteuse de soi-même.


Cette subtile mise en scène du quotidien a été parfaitement analysée dès 1959 par le sociologue canadien Erving Goffman dans son ouvrage culte La Mise en scène de la vie quotidienne. Goffman y explique que nos interactions ordinaires sont semblables à une pièce de théâtre permanente, où chacun·e doit maintenir une façade sociale cohérente. Il résume ainsi cette dramaturgie subtile : « Lorsqu’un individu paraît devant autrui, il projette volontairement ou involontairement une définition de la situation dont une conception de lui-même constitue un élément essentiel ».


Autrement dit, chacun·e cherche à contrôler subtilement l’impression laissée aux autres afin de préserver son statut et son appartenance au groupe. Sur les tapis des salles parisiennes, cette « impression » se traduit très concrètement. Chaque grimpeur ou grimpeuse doit être perçu·e non seulement comme sportif·ve et performant·e, mais aussi comme un·e membre à part entière d’une communauté qui valorise autant la performance technique que l’engagement social et symbolique. Chaque séance devient une petite représentation publique, où réussir un bloc ne suffit plus : encore faut-il que cette réussite soit visible, partagée et reconnue par les autres.


« Sur Internet, pour exister, il faut apparaître. L’identité numérique n’est pas seulement une extériorisation du soi, elle en devient la condition même d’existence sociale »

Ainsi, la pire chute n’est plus vraiment celle que l’on fait sur le tapis, mais celle, plus subtile et cruelle, de l’oubli social. Le vertige moderne, c’est alors de devenir invisible sur une scène où, paradoxalement, tout le monde grimpe pour être vu·e.


L’injonction numérique à l’apparence


Le phénomène prend une autre dimension quand on comprend que les grimpeurs et grimpeuses n’en sont pas les seuls acteurs. En réalité, ils et elles participent – volontairement ou non – à une logique subtilement orchestrée par les salles elles-mêmes. Celles-ci sont de plus en plus nombreuses à mettre régulièrement à disposition des pieds pour smartphones, à aménager des zones explicitement pensées pour faciliter les prises de vues, et à concevoir des murs reconnaissables en un clin d'œil sur les photos et vidéos postées en ligne. Évidemment, elles s’empressent ensuite de « liker », partager ou commenter ces contenus publiés par leurs client·es, dans une stratégie marketing assumée, où la visibilité individuelle nourrit directement la communication collective.


Pour saisir les racines sociologiques de cette logique numérique, on peut s’appuyer sur les travaux de Dominique Cardon, sociologue français spécialiste des identités numériques. Dans La démocratie Internet (2010), Cardon analyse avec précision comment les réseaux sociaux transforment notre rapport à la reconnaissance sociale : « Sur Internet, pour exister, il faut apparaître. L’identité numérique n’est pas seulement une extériorisation du soi, elle en devient la condition même d’existence sociale ».


Transposée à l’univers vertical parisien, cette injonction numérique signifie simplement qu’une séance d’escalade non filmée, non publiée, non partagée, semble désormais perdre en intensité sociale. Chaque grimpeur ou grimpeuse doit non seulement prouver qu’il ou elle grimpe, mais aussi que cette grimpe est vue, validée, reconnue par les autres.


« Face aux impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité, le corps devient l’espace d’une résistance subtile. Il permet de retrouver un ancrage intime dans une temporalité différente, une lenteur réparatrice contre l’accélération sociale permanente »

Dès lors, la performance sportive devient inextricablement liée à la performance numérique : la satisfaction d’avoir résolu un bloc n’est complète que lorsqu’elle s’affiche sur l’écran des autres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si certaines startups commencent à se positionner clairement sur ce créneau, avec l’ambition affichée de devenir le « Strava » de l’escalade indoor, en proposant des applications dédiées qui mêlent performance sportive, tracking numérique et validation communautaire.


Le corps comme résistance douce à l’hypermodernité


Mais tout n’est pas perdu dans ce ballet social accéléré, où chacun·e semble contraint·e à une performance permanente, verticale autant que numérique. Face à cette pression incessante, le sociologue français David Le Breton, spécialiste reconnu de l’anthropologie du corps, propose une réflexion profondément éclairante sur le corps comme espace privilégié de résistance à la modernité.


Dans son ouvrage Anthropologie du corps et modernité (2005), Le Breton montre précisément comment le corps peut devenir un refuge essentiel face aux injonctions sociales d’accélération, de visibilité et de performance constante. Selon lui, la réappropriation du corps permet aux individus de ralentir consciemment le rythme effréné imposé par la modernité, retrouvant ainsi une temporalité intérieure plus lente, plus sereine, plus authentique. Il écrit ainsi : « Face aux impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité, le corps devient l’espace d’une résistance subtile. Il permet de retrouver un ancrage intime dans une temporalité différente, une lenteur réparatrice contre l’accélération sociale permanente ».


Pour les grimpeurs et grimpeuses, cette perspective offre une piste très concrète : choisir volontairement une pratique plus lente, moins anxieuse, libérée de l’obsession constante d’être partout à la fois. En acceptant délibérément de manquer certains événements, certaines ouvertures, certaines opportunités, ils et elles affirment une liberté précieuse : celle de grimper d’abord pour soi, en résistant joyeusement à la frénésie numérique et sociale.


La grimpe peut ainsi redevenir une expérience profondément corporelle et personnelle, une forme subtile et apaisée de résistance face à l’injonction moderne à être constamment connecté·e, visible et performant·e. En somme, une escalade consciente, plus calme et pourtant paradoxalement plus intense, qui permet de retrouver la pleine saveur d’un mouvement réalisé pour soi, loin des regards et des écrans.


Vers une escalade consciente ?


Finalement, analyser le phénomène du FOMO en salle d’escalade à travers les regards croisés de Rosa, Goffman, Cardon et Le Breton n’a rien d’un jugement facile ou condescendant. Au contraire, cela permet simplement de mieux comprendre ce que signifie grimper aujourd’hui dans une métropole saturée d’opportunités. Si cette anxiété sociale est profondément humaine et contemporaine, elle n’est ni ridicule ni méprisable. Elle invite simplement à réfléchir plus consciemment à nos choix de pratique, à accepter parfois de manquer ce qui semble incontournable pour privilégier une grimpe plus lente, plus calme, et peut-être finalement plus intense.


En somme, la grimpe pourrait redevenir ce qu’elle a toujours été, au fond : une manière élégante et joyeusement malicieuse de jouer avec le vide, qu’il soit physique, social ou existentiel. Peut-être que la véritable liberté verticale consiste simplement à accepter ce vertige moderne : grimper en sachant que, parfois, la meilleure façon de ne rien manquer, c’est précisément d’accepter de manquer quelque chose.

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