« Poubelle la vie » : une BD sur l'escalade où il n'y a rien à jeter
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 7 minutes
- 4 min de lecture
Une nouvelle BD d’escalade a choisi l’humour pour corde d’assurage. L'auteure, Ysaline Debut, met en scène Marcelle qui grimpe des voies sur des tas d’ordures. Pas de morale, mais des prises — de conscience aussi —, dans un monde où les déchets font relief.

Animatrice formée au cinéma d’animation, installée à Paris, Ysaline renverse la perspective : si nos déchets dessinent désormais des paysages, autant les grimper. Poubelle de vie convoque la grammaire de la salle (prises, jargon, clins d’œil) sans fermer la porte au grand public. Marcelle, héroïne et personnage principal de la BD, avance à contre-champ, guidée par des « grouillants » — petites bêtes nées des grosses prises — seules pulsations de vivant dans un décor de rebuts. On rit franchement, et quelque chose gratte après : c'est bien l’effet recherché.
Grimper ce qu’on préfère planquer
Nos déchets font désormais paysage : Everest encombré, « septième continent », flux exportés qui reconfigurent la géographie à distance. C’est de ce réel que part Poubelle la vie : si les rebuts fabriquent du relief, autant le gravir. Ysaline situe le déclic : « Au moment où j’écrivais ce projet, il y avait toute cette histoire avec l’Everest, on commençait aussi à voir que nos déchets sont envoyés dans des pays en développement ». L’idée se précise : faire de ce relief imposé un terrain d’ascension plutôt qu’un angle mort.
« C’est aussi les visages qu’on ne voit pas forcément à l’escalade. On a peut-être plus souvent le personnage d’homme blanc qui grimpe. Là, c’était plutôt un personnage dans l’ombre qui existe, une femme racisée. C’est son paysage qui a été souillé. »
Ysaline Debut
À l’origine, l’intrigue se déroulait dans un hôtel de luxe : couloirs feutrés, portes battantes, et, dehors, des tas invisibles qui tiennent la façade : « Son passe-temps c’était d’aller escalader toutes ces montagnes de déchets cachées ». « On suivait un parcours de riches dans un hôtel et on ne voyait pas tout ce qui se cachait derrière cet hôtel de luxe, construit sur un monde qui s’effondrait. » Depuis, le cadre a basculé vers une fable de grimpe assumée. Le message, lui, n’a pas bougé : il s'agit toujours montrer ce qu’on cache.
L'héroïne, Marcelle, habite un décor abîmé : une décharge à ciel ouvert. Elle commence par faire avec, puis choisit d’en faire autre chose : détourner le rebut pour retrouver de l’élan.

Ysaline assume l’angle du personnage et le dit sans ambages : « C’est aussi les visages qu’on ne voit pas forcément à l’escalade. On a peut-être plus souvent le personnage d’homme blanc qui grimpe. Là, c’était plutôt un personnage dans l’ombre qui existe, une femme racisée. C’est son paysage qui a été souillé ». La trajectoire suit : départ candide, puis la révolte affleure et l’horizon se décale vers des montagnes de roche et de pierre : « Ce personnage peut paraître candide, innocent, mais il va grandir, se rebeller. Il va vouloir faire en sorte que les choses changent et peut-être découvrir de vraies montagnes faites de roche et de pierre », affirme-t-elle.
Les « grouillants » : quand la prise se met à vivre
Le dessin joue en clair-obscur : du noir et blanc d'abord, puis des éclats de couleurs là où ça bouge encore. Ces touches vives portent un nom : les « grouillants ». Nées des grosses prises des salles, ces petites bêtes colonisent le décor comme le ferait une faune de substitution. Dans ce monde-poubelle, l’ironie est frontale : la résine palpite, la nature, elle, ne répond plus. De là vient le rythme de la BD : une pulsation infime qui raccroche Marcelle au vivant et fait basculer l’artificiel au premier plan.
« On peut dire beaucoup de choses avec l’humour, notamment l’humour visuel. Ça parle à tout le monde sans même qu’on s’en rende compte »
Ysaline Debut
Ysaline nous explique le principe sans le surligner : des créatures-lucioles pour découper la nuit, un contraste assumé pour que la vie se voie. La logique est cruelle : si tout est mort autour, il faut inventer un battement. « Dans cet univers de poubelle, les grouillants sont les seules choses qui sont vivantes. C’est vraiment le seul élément qui raccroche encore Marcelle au monde du vivant. »
Sommet, vue bouchée — et choix du feuilleton
Au départ, ce n’était pas une BD « pour grimpeur·ses ». L’exposition à Climb Up Porte d’Italie fait entrer le vocabulaire de la grimpe : partenaires de cordée, micro-références, rythme de salle. « Mes proches n’ont peut-être pas tout compris au projet ! », sourit Ysaline. Le symbole, lui, reste lisible : clin d’œil pour les initié·es, métaphore claire pour les autres.

Le pacte, lui, est respecté : on rit d’abord. « Je n’ai pas envie de faire un projet moralisateur. Le principal, c’est de rigoler. J’ai toujours envie que ce soit l’humour qui prime. » L’humour agit à retardement : « On peut dire beaucoup de choses avec l’humour, notamment l’humour visuel. Ça parle à tout le monde sans même qu’on s’en rende compte. On va intégrer des messages sans en être conscients, mais on va ressortir après une expérience en se disant “J’ai rigolé… mais je me pose aussi des questions.” »
Au sommet, deux mots : « Ça pue ». Drôle, oui, mais surtout annonciateur : l’horizon n’est pas propre, la suite s’annonce plus raide. Pas de finish consolateur : une autre montagne de déchets attend déjà. Encore de l'ascension, encore de la prise de conscience. Ce que vous pouvez lire dès aujourd’hui n’est qu’un vingtième de l’ensemble : 19 planches à venir, autant d’itinéraires où l’humour assure. Le feuilleton colle à la matière : le déchet est un flux, la narration aussi.
Et si tout cela vous a donné envie d’attaquer la première longueur, ça tombe bien : Ysaline propose le premier épisode en accès libre.
Vertige Media × Ysaline — Nous sommes très heureux·ses d’annoncer une collaboration au long cours. Dès la semaine prochaine, nous partagerons régulièrement sur Instagram les aventures de Marcelle, ainsi que des strips qui suivront le quotidien d'une grimpeuse. Suivez-nous sur Instagram pour savourer les prochaines longueurs !