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Albert Moukheiber : « Grimper devient un truc de fou si on est sur Excel toute la journée »

Auteur, docteur en neurosciences et psychologue clinicien, Albert Moukheiber a passé ces dernières années à alerter sur les pièges que nous tend notre cerveau. Ce sont des biais cognitifs qui ne disparaissent pas quand on grimpe. Bien au contraire. Alors, pour Vertige Media, celui qui a aussi un passé de secouriste en montagne, démonte les mythes psychologiques associés à l’escalade. Interview qui fait forcément cogiter.

Albert Moukheiber à Paris, septembre 2025.
Albert Moukheiber à Paris, septembre 2025 © Vertige Media

Vertige Media : Avons-nous un cerveau fait pour grimper ?


Albert Moukheiber : Nous n'avons pas un cerveau fait pour grimper, nous avons un organisme fait pour bouger. Et pour bouger, il y a des obstacles qu'il faut parfois escalader. Donc si on fait un grand raccourci, on peut arriver à dire que notre cerveau est fait pour grimper. Mais je n’aime pas séparer notre cerveau de notre corps. Notre cerveau est un organe comme le sont notre foie et notre cœur. Si la sédentarité est mauvaise pour nos muscles, notre cœur, notre digestion, il n’y a aucune raison pour qu’elle ne le soit pas pour notre cerveau. 


Vertige Media : Notre capacité à grimper a-t-elle une origine préhistorique ?


Albert Moukheiber : Bien sûr. Faites un bond dans le temps. Imaginez-vous chasseur-cueilleur, essayant d’attraper des baies ou des noix. Vous devez pouvoir grimper. Imaginez une partie de chasse où un animal féroce vous court après. Si vous arrivez devant un arbre pour le semer ou un obstacle à surmonter dans votre fuite, vous n’allez pas vous dire : « Tant pis, je m’arrête là ». Vous avez besoin d’avoir des compétences pour trouver vos points d'appui sur une falaise, identifier un danger dans un feuillage, entendre un cours d'eau et vous dire : « Ah là, il y a quelque chose qui peut me sauver la vie ». L’homme a évolué dans un environnement relativement hostile avec un désavantage massif : nous n’avons pas de cornes, pas de carapaces, pas d'ailes. Alors comment sommes-nous parvenus à pallier cela ? Nous avons développé un cerveau hyper prédictif et des moyens sociaux.


Vertige Media : À côté de cela, l’exploration de nouveaux territoires a toujours semblé être un besoin fondamental chez les humains…


Albert Moukheiber : La recherche de nouveautés est quelque chose de très ancré en nous. Au tout départ, nous voulions explorer « ce qu'il y a derrière » parce que nous avions besoin de ressources ou d’observer s'il n'y avait pas un endroit plus sûr. Puis, quand nous avons fini d'explorer la Terre, nous nous sommes dit : « Tiens, et qu'est-ce qu'il y a dans l'espace ? »


« Le vertige, c'est un mécanisme de protection. C'est votre cerveau qui vous dit “Ce truc peut te tuer” »

Cette recherche de nouveautés est souvent empêchée par un obstacle naturel qu'il faut traverser. Étant donné qu'on ne peut pas creuser un tunnel dans la montagne, on est passé par-dessus. Nous sommes des animaux migratoires. Les oiseaux volent. Nous, on a besoin de marcher, de grimper et de sauter. C’est comme si dans un jeu vidéo, on n’avait que trois boutons sur notre manette : « Marche, saute, grimpe ».


Vertige Media : Pourtant à la différence du saut ou de la marche, le fait de grimper semble un peu contre-nature. Pourquoi avons-nous le vertige ?


Albert Moukheiber : Le vertige, c'est un mécanisme de protection. C'est votre cerveau qui vous dit : « Ce truc peut te tuer ». Et c'est complètement normal ! Il y a même des personnes qui ont des phobies d'impulsion : elles ont peur de décider de sauter. Mais ce qui est intéressant, c'est que le vertige s'étiole si vous vous exposez assez longtemps au vide. Si vous n’avez jamais grimpé à 50 mètres de hauteur, votre cerveau va le considérer comme une nouveauté et il va vouloir s'en protéger. Si vous prenez des personnes qui vivent en haute montagne et qui doivent traverser un pont suspendu pour aller à l'école, elles n’auront pas le vertige.


Albert Moukheiber à Paris
Albert Moukheiber qui essaie de faire croire à notre cerveau qu'il a une corde entre les doigts © Vertige Media

Vertige Media : Dans le documentaire Free Solo, des scientifiques auscultent le cerveau d’Alex Honnold qui ne réagit pas à la peur. Comment l’expliquez-vous ?


Albert Moukheiber : (Il sourit) Alors déjà, je pense que c'est pour le film. La peur n’est pas une émotion qu’on peut ou qu’on ne peut pas avoir. Encore une fois, c'est un mécanisme de protection très important. Qu’Alex Honnold n'ait plus peur sur El Capitan (formation rocheuse de la vallée de Yosemite aux États-Unis, ndlr) parce qu'il s'est habitué, c’est normal. Mais si vous l'emmenez sur une zone de guerre et qu'il n'a toujours pas peur, il va mourir. Ce qu'on retient du film Free Solo, c'est qu'Alex Honnold a « un truc en moins ». Non, Alex Honnold a appris.


« Si vous allez voir des Sherpas au Tibet, ils ne seront pas du tout impressionnés par ce qu’a fait Alex Honnold. En revanche, ils vont sans doute être impressionnés par quelqu'un qui fait de la trottinette à Paris »

Vertige Media : Pourquoi aimons-nous tant cette image du « surhomme » ?


Albert Moukheiber : C'est du marketing. On a besoin de super-héros qui peuvent faire des choses qu’on ne fait pas. C'est une vision très occidentale. Si vous allez voir des Sherpas au Tibet, ils ne seront pas du tout impressionnés par ce qu’a fait Alex Honnold. En revanche, ils vont sans doute être impressionnés par quelqu'un qui fait de la trottinette à Paris. Nous sommes des êtres contextuels. Dans un monde de plus en plus sédentaire, nous avons créé un contexte dans lequel on ne bouge plus. Grimper devient donc un truc de fou quand on reste devant une feuille Excel toute la journée.


Vertige Media : En parlant de feuille de calcul, l'escalade est-elle vraiment un « sport d'ingénieurs » comme on l'entend souvent ?


Albert Moukheiber : C'est une généralisation abusive puissance 100 000. Quand j’ai commencé l'escalade, la population la plus représentée chez moi, c'était plutôt les fumeurs de joints. Et quand tu penses aux fumeurs de joints, tu ne te dis pas qu'ils ont tous fait maths sup. Évidemment, si on observe les populations qui font de la grimpe en Californie, il y a beaucoup plus d'ingénieurs. Il faut avoir du temps et un certain niveau de vie pour acheter du matos. Mais au-delà des généralisations, ces affirmations constituent surtout un biais de sélection. D'ailleurs, le sport préféré des cadres sup' en ce moment, c'est le padel. Est-ce qu'on va dire que les ingénieurs font du padel parce qu'il y a une résolution de l'arctangente de la balle ?


« Je pense qu'on devrait arrêter de propager cette vision méliorative et performative de la pratique. Moi, je fais de l'escalade parce que c'est cool. La finalité, c'est le sentiment subjectif de plaisir que j'en tire »

Vertige Media : On entend souvent dire aussi que l’escalade développerait nos capacités cognitives. Est-ce vraiment le cas ?


Albert Moukheiber : Oui et non. Toute activité nouvelle peut entraîner notre cerveau. Néanmoins, on ne deviendra jamais des bêtes de résolution de problèmes mathématiques parce qu’on fait de l’escalade. Il existe un concept important en psychologie cognitive qui s’appelle « la non-transférabilité des compétences ». C’est comme le sudoku : vous pouvez devenir une machine en sudoku, mais ça ne va pas forcément vous aider avec les mots fléchés.

Je pense qu'on devrait arrêter de propager cette vision méliorative et performative de la pratique. Autrement dit, il ne faut pas faire les choses uniquement parce que l’on croit qu’on va s’améliorer. Moi, je fais de l'escalade parce que c'est cool. La finalité, c'est le sentiment subjectif de plaisir que j'en tire.


Albert Moukheiber à Paris, septembre 2025.
On dirait qu'Albert Moukheiber vient de grimper sur un truc © Vertige Media

Vertige Media : L'influence du contexte est-elle importante en escalade ?


Albert Moukheiber : Nous sommes bourré·e·s de biais cognitifs, c'est une propriété de notre cerveau. Donc on peut tout à fait sous-estimer ou surestimer la difficulté d'une voie en fonction du contexte. Si quelqu'un vous dit « ça, c'est vraiment dur », vous allez trouver la voie plus difficile. Notre cerveau est un organe prédictif et comparatif. Si dans ma salle, personne ne grimpe dans le 7, je vais me dire que c’est impossible. Jusqu’à ce que quelqu’un débarque et enchaîne la voie. Une semaine plus tard, vous verrez que 15 personnes la feront. En inventant de nouvelles façons de faire, les personnes l’ouvrent aux autres. On ne développe pas nécessairement de compétence physiologique d'un coup, c’est juste un truc qui se débloque dans nos têtes.


Vertige Media : Qu'est-ce qui rend l'escalade particulière par rapport aux autres sports ?


Albert Moukheiber : Ce que je trouve spécial dans l'escalade, c'est l'esprit de communauté. Les gens s'entraident. Il y a de l'apprentissage social. Il y a un défi intellectuel qu'on ne retrouvera pas dans d'autres sports, grâce à sa temporalité. En escalade, vous pouvez lire la voie, prendre votre temps, planifier, répéter. À l’inverse, quand vous jouez au tennis, il y a de l’immédiateté. Ça va tellement vite que vous n'avez pas le temps de savoir comment vous allez pouvoir jouer. La grimpe, c’est méditatif. Pour moi, l’escalade, c’est comme les échecs. Simplement, aux échecs, vous avez un adversaire. Là, c’est vous qui êtes seul, face au mur.

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