« Le mal des montagnes » : enquête sur un modèle à réinventer
- Matthieu Amaré

- 20 oct.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 oct.
Baptiste Bouthier, rédacteur en chef de La Revue Dessinée, et Laury-Anne Cholez, journaliste à Reporterre, ont uni leurs forces pour un hors-série choc sur l'avenir des montagnes françaises. Entre l'aveuglement collectif et le cynisme politique, ils décryptent un « modèle à bout de souffle » tout en révélant des alternatives prometteuses pour ces territoires en première ligne du réchauffement climatique. Interview croisée.

Vertige Media : Cette collaboration inédite entre La Revue Dessinée et Reporterre, comment s'est-elle concrétisée ?
Baptiste Bouthier : À La Revue Dessinée, on fait régulièrement des hors-séries, des éditions spéciales où on s'associe avec un autre média dont le travail d'enquête est reconnu. Le concept, c'est de mutualiser nos travaux : du journalisme en bande dessinée avec une autre rédaction. La Revue Dessinée parle depuis toujours de sujets liés à l'écologie, à la crise climatique. Faire une édition spéciale avec Reporterre était complètement dans notre radar.
Laury-Anne Cholez : De mon côté, cela faisait plusieurs années que j'avais envie de travailler avec La Revue Dessinée. J'ai un peu imposé mon thème en conférence de rédaction ! Je suis arrivée à la réunion avec un plan assez précis dans ma tête. Ce qui me semblait intéressant, c'était de remettre en valeur tout le travail qu'on fait sur la montagne depuis plusieurs années et de compiler nos articles avec un recul qu'on n'a pas toujours le temps de prendre.
Vertige Media : Le thème de la montagne est donc apparu assez évident ?
L.C. : Chez Reporterre, c'est par le biais des luttes qu'on est entrés dans la montagne – notamment contre la retenue collinaire de La Clusaz où il y a eu une petite ZAD. Mais j'ai poussé pour qu'on s'intéresse à d'autres enjeux parce que la montagne est un territoire en première ligne du réchauffement climatique. Et puis il y a un vrai sujet de justice sociale : aujourd'hui, la montagne est exploitée via des domaines skiables qui ne bénéficient qu'aux populations les plus riches.
B.B. : C’est vrai qu’on a voulu traiter à la fois la dimension écologique et climatique, mais aussi les inégalités sociales qui se creusent. Les deux sont liés. Le hors-série s'appelle Le mal des montagnes avec le sous-titre, « Un monde à réinventer ». L'idée, c'était de faire la démonstration d'un modèle à bout de souffle. Un modèle économique d'exploitation de la montagne dans une logique de fuite en avant. On pense d’abord aux stations de ski : la neige se raréfie, et pourtant, les investissements sont toujours plus importants. Mais c'est toute une logique d'artificialisation de la montagne dont on parle : l'élargissement aux quatre saisons, les pistes de luge en plastique pour l'été...

Vertige Media : Avec quel angle avez-vous choisi de traiter le sujet de ce hors-série ?
L.C. : Il fallait poser un constat sans être trop déprimant. Lors de la soirée de présentation du hors-série, des gens nous demandaient : « Mais qu'est-ce qu'on peut faire maintenant ? ». C'est là qu'on s'est dit qu'il fallait montrer des alternatives. Ça a été tellement compliqué de trouver des solutions qu'on a fini par faire une fiction qui clôture le numéro. On a quand même traité Cervières, un petit village qui a refusé l'implantation d'une station de ski dans les années 70. C'est presque inimaginable aujourd'hui ! Des habitants, principalement bergers et agriculteurs, ont réussi collectivement à faire plier les aménageurs. On n’a pas voulu faire du « journalisme de solutions » qui ne remet pas en cause les structures politiques. On a véritablement voulu initier une réflexion politique.
« Quand on ne vous a jamais montré qu'un autre modèle était possible, vous ne savez pas qu'il existe »
Baptiste Bouthier, rédacteur en chef de La Revue Dessinée
Vertige Media : Avez-vous vous-mêmes été surpris·es par les révélations de certaines de vos enquêtes ?
B.B. : Je savais que l’artificialisation de la montagne était un gros sujet. Cela paraît évident quand on observe la bétonisation de certains endroits. Mais il y a aussi toute cette logique de fuite en avant, à commencer par des investissements colossaux pour construire des logements qui ne seront occupés que deux à trois semaines par an, l’installation de canons à neige, la captation d’eau… Dans les Pyrénées, il y a un vrai problème de neige aujourd'hui, et on reconduit pour 50 ans des domaines skiables qui sont déjà en galère. Cette espèce d'aveuglement collectif massif... Je n'en mesurais pas complètement la dimension avant ce travail.
L.C. : Moi ce qui m'étonne le plus, c'est les JO 2030 (la France accueillera les Jeux olympiques d’hiver dans les Alpes, ndlr). Intellectuellement, je ne comprends pas comment on peut projeter des Jeux olympiques d'hiver en 2030, dans un contexte financier comme le nôtre, au vu des coûts et surcoûts. C'est quoi l'imaginaire que ça projette ? Ça m'échappe complètement.
Vertige Media : Comment expliquer la résistance psychologique dont font preuve les acteurs publics et les populations locales face à la transformation de leur environnement ?
L.C. : Prenons l'exemple de La Bérarde, le village englouti dans le massif des Écrins (en 2024, en raison d’une crue, plus de 200 000 m³ de sable, de cailloux et de bois déferlent sur le village en 48h, ndlr). Les habitant·es – des gens dont les familles ont des chalets depuis plusieurs générations – veulent absolument reconstruire. On observe encore tout un imaginaire qui impose la supériorité de l’homme face à la nature. Les gens se disent : « On a toujours fait des routes à la montagne dans des endroits improbables, pourquoi on ne continuerait pas ? ». J’y vois aussi un certain phénomène de solastalgie, soit la douleur causée par la perte d’un lieu. Quand l'environnement disparaît très vite, les gens ressentent une immense tristesse. Ils ont envie de se dire : « Non, ça ne peut être que temporaire ».
B.B. : Il y a quelque chose qui revient très souvent de la part des habitant·es : « Si la station ferme, le village meurt ». Toute l'activité économique tourne autour du tourisme hivernal. C'est toute une logique depuis des décennies. Les gens ont peur du vide. Quand vous discutez avec eux, vous percevez parfois dans la même phrase le constat que le jour d'après n'est pas possible avec le modèle actuel, et en même temps, une peur telle qu'on s'y accroche. Cette contradiction se joue à l'échelle collective et individuelle. Quand on ne vous a jamais montré qu'un autre modèle était possible, vous ne savez pas qu'il existe.

Vertige Media : L'argent public finance aussi massivement la fuite en avant dont vous parlez. Est-ce un aveuglement politique ?
L.C. : Je ne crois pas à l'aveuglement politique mais plutôt au cynisme et aux connivences entre industriels et monde politique. Quand la région Auvergne-Rhône-Alpes met 80 millions d'euros dans un « plan neige », c'est pour répondre aux demandes de La Compagnie des Alpes. Celle-ci va dire : « Mais attendez, si on ferme les stations de ski, il va falloir licencier nos perchistes et ceux qui vendent des forfaits, vous êtes prêts à assumer cela ? ». Les gouvernements ne marchent qu’au chantage à l’emploi. Alors qu’on sait très bien que la transition écologique en crée. Il faut changer de paradigme, mais c’est compliqué.
B.B. : Les communes, les départements, les régions ressentent la même peur que les gens. Ça fait 50 ans qu'ils investissent dans une activité hyper lucrative. Le tourisme de ski a ramené des sommes d'argent énormes. Le déni l'est tout autant. Même parmi les gens qui s’engagent contre ces logiques d’artificialisation, l'ampleur de la machinerie n'est pas toujours connue. On a travaillé avec une dessinatrice qui vient de Savoie, elle nous confiait qu’elle ne soupçonnait pas du tout l’ampleur de ce déni collectif.
« D’une manière générale, je trouve qu’on assiste de plus en plus à une forme de consommation des lieux en montagne. On va quelque part, on consomme et on repart pour le mettre sur Instagram »
Laury-Anne Cholez, journaliste chez Reporterre
Vertige Media : Pour redynamiser les territoires montagnards, le tourisme quatre saisons est souvent présenté comme une solution. Pourquoi est-ce problématique ?
B.B. : C'est un cas d'école. Pour répondre à un problème lié à la crise climatique, on déplace le curseur sans remettre en cause le modèle global d'exploitation. On élargit aux douze mois l'activité touristique, mais tout le reste ne bouge pas. On continue d'utiliser la montagne comme un grand terrain de jeu qu'on artificialise.
L.C. : Et puis il y a la biodiversité : plus il y a de gens, plus c'est compliqué pour la faune et la flore. D’une manière générale, je trouve qu’on assiste de plus en plus à une forme de consommation des lieux en montagne. On va quelque part, on consomme et on repart pour le mettre sur Instagram. Il faut arrêter de se géolocaliser quand on fait une rando sur Instagram. Le lendemain, c’est 150 personnes qui se rendent à l’endroit où vous étiez seul·e.

Vertige Media : Vous présentez aussi quelques alternatives salutaires. Ces cas peuvent-ils faire école ?
L.C. : Oui, je le crois. Par exemple, le reportage sur la filière laine en Ariège s'inscrit dans une dynamique nationale. On a plein de moutons en France. On brûle pourtant la laine qu’on produit faute de pouvoir la vendre. Et dans le même temps, on en importe depuis la Nouvelle-Zélande. Heureusement que des personnes se battent encore pour solutionner des paradoxes. Au sujet du ski, c'est plus compliqué parce que le système est encore tellement rémunérateur ! Mais à Bourg-Saint-Maurice, les habitant·e·s ont élu un maire qui impulse une transition. Le glacier est tellement abîmé qu'ils ont décidé de ne plus l’exploiter pour la station de ski.
B.B. : On a montré que Cervières avait refusé de devenir une station, et le village le vit plutôt bien. C'est la preuve par l'exemple que le ski n'est pas une fatalité. Aujourd'hui, ce sont des exceptions qu'on pourrait vite considérer comme anecdotiques. Mais cela prouve surtout que d’autres modèles sont possibles.
Vertige Media : Que souhaitez-vous que ce hors-série provoque ?
L.C. : Chez Reporterre, on passe notre temps à écrire des articles qui alertent sur le chaos climatique. Ce que j’aimerais, c’est surtout que les gens y réfléchissent. Je ne crois pas qu’ils vont avoir un déclic du jour au lendemain et se dire qu’ils vont tout changer parce qu’ils ont lu le hors-série. Cependant, on aura semé des petites graines et les lecteur·ices vont peut-être en discuter. Mine de rien, certaines choses avancent. Je crois qu’il y a 10 ans, fermer un domaine skiable sur un glacier aurait été impensable.
B.B. : Je crois aussi que l’enquête journalistique par la bande dessinée permet de mieux appréhender certains sujets. C’est un format qui est sans doute plus intuitif, plus agréable, plus facile à comprendre. Quoi qu’il en soit, l’idée c'était de documenter quelque chose d'important. On espère faire réfléchir, ouvrir les yeux des lecteur·ice, peut-être même les faire douter au moment de prendre des billets pour aller au ski.
Le hors-série de La Revue Dessinée et Reporterre intitulé « Le mal des montagnes – Un monde à réinventer » est disponible en librairie à partir du 22 octobre 2025.














