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Patrick Edlinger : la vérité qui file entre les doigts

Dernière mise à jour : il y a 22 heures

Rediffusé en ce moment, un documentaire retrace une nouvelle fois la vie de Patrick Edlinger à travers témoignages et archives. Mais comme ses prédécesseurs, ce film perpétue une approche hagiographique qui élude les zones d'ombre de la fin de vie du « Blond ». Une omission révélatrice de notre rapport aux légendes sportives, entre fascination nécessaire et vérité occultée.


Patrick Edlinger
Patrick Edlinger (cc) Jean-Michel Asselin

Dans la pénombre matinale, un jeune homme progresse lentement sur une paroi calcaire. Ses gestes sont précis, mesurés : il grimpe en solo. En fond, sa voix évoque une découverte tardive de l’escalade en extérieur. Et après quelques phrases, le point d’ancrage est posé : Patrick Edlinger. Comme beaucoup de monde avant lui, le réalisateur du documentaire intitulé Edlinger : la liberté au bout des doigts, s’est mis au solo par fascination pour la figure légendaire de l’escalade française.


Nils Martin est même allé plus loin. Le jeune réalisateur a proposé près d’une heure sur l’histoire de celui qu’on surnommait « Le Blond ». En 2022, son documentaire sera diffusé sur France Télévisions. Il est aujourd’hui rediffusé sur Trek TV jusqu’au 22 juillet. Ce document s’inscrit dans une longue tradition de récits consacrés à Patrick Edlinger. Cinquante-deux minutes d'archives soigneusement montées, de témoignages émus – de Jean-François Lignan dit « Poil » à Catherine Destivelle, en passant par Antoine Le Menestrel et Matia Edlinger –, pour raconter une énième fois l'épopée du grimpeur qui a changé à jamais l’histoire de l'escalade française. Mais en regardant défiler ces images - propres, instructives, élogieuses - une interrogation surgit : pourquoi tous les documentaires, livres et articles sur Patrick Edlinger répètent-ils la même légende dorée en éludant systématiquement les zones d'ombre de sa fin de vie ?


Le Grand Blond avec une belle histoire


En 1977, Patrick Edlinger, dix-sept ans, abandonne ses études pour se consacrer entièrement à l'escalade. L’abnégation qu’il mettra dans la grimpe le mène vers Patrick Berhault, autre prodige de la pratique. Les deux hommes partagent la même obsession pour l'escalade libre et dangereuse, le même mépris pour les conventions. Ils s'entraînent ensemble, vivent au jour le jour avec pour seule richesse leur talent sur le caillou.

Le documentaire livre une première anecdote sur ce qui restera comme le premier jalon essentiel de la carrière d’Edlinger. En avril 1981, les journalistes du magazine Actuel s’intéressent à ces voltigeurs des falaises. Ils contactent d’abord Berhault qui craint que le papier encourage le premier venu à grimper sans corde. En déclinant, « Le Brun » redirige quand même l’équipe d’Actuel vers Edlinger, réputé plus loquace. « Le Blond » accepte l’interview.



L'article qui paraît, titré « L'overdose en escalade, ça s'appelle la chute », révèle au grand public la philosophie du jeune grimpeur provençal. « Là-haut, tu ne vois plus de pourriture, de merde ni d'injustice », peut-on lire dans le papier. Dans les années 80, l’aura du canard fondé par Jean-François Bizot est grand. Le retentissement sera important. Suffisamment pour convaincre Jean-Paul Janssen, réalisateur de film, de proposer à Patrick Edlinger de faire un film sur le solo intégral. Ce dernier avait déjà signé une trilogie sur de jeunes grimpeurs dans le Verdon, dont Patrick Edlinger. Mais cette fois-ci, il s’agit d’un film centré sur lui.


 « C’était une star. Et il était comme un trou noir de la com. Il absorbait absolument tout. Nous, à côté, on est passé inaperçu »

Antoine Le Menestrel


Le 11 décembre 1982, La Vie au bout des doigts entre dans les foyers français et c’est une déflagration. Le documentaire de Nils Martin relate alors l’ascension de Patrick Edlinger, même au-delà du milieu de l’escalade. Edlinger passe au JT. Edlinger est invité chez Drucker. Edlinger côtoie le showbiz. Et fait des films avec José Giovani (Les Loups entre eux, 1985) ou Claude Lelouche (La belle histoire, 1992). Sur cette partie des années 80, le succès est omniprésent. Edlinger est le seul à vivre de son art. Edlinger irradie. À l’image, Antoine Le Menestrel se confie sur « le trou noir » que représente alors le grimpeur toulonnais tout au long de la décennie. Avec son « Gang de Parisiens », ce dernier avait beau faire de meilleures performances sur le rocher, Edlinger phagocytait tout. « C’était une star. Et il était comme un trou noir de la com. Il absorbait absolument tout. Nous, à côté, on est passé inaperçu », lâche-t-il, 40 ans après.


Un héritage vertigineux


Le succès, c’est aussi les compétitions. Le film en parle comme une manière pour Patrick Edlinger de prouver son niveau, lui qui était le seul à ne pas bouder les premières rencontres internationales lorsqu’elles sont apparues. Bien lui en a pris puisqu’il remportera Bardonecchia en 1986, Snowbird en 1988 et Munich en 1989. En plus d’être le plus gracieux sur le rocher, le sportif préféré des Français dans les journaux,« Edlinge’» devient donc le plus beau palmarès de l’escalade française. Quelque part, entre les victoires, une aspérité narrative surgit : on y découvre une star parfois rongée par le stress, souvent bouffée par l’enjeu, qui ne réalisera d’ailleurs plus jamais de performances remarquables sur les murs artificiels.


Ce sont ces années 90 qui marqueront le déclin progressif de cette carrière de grimpeur pro. Le film de Nils Martin l’aborde brièvement. Son retrait de la compèt, sa chute de 18 mètres en 95... C’est la période où celui qu’on surnomme aussi « Capitaine Maximum » équipe beaucoup de voies. C’est d’ailleurs un clin d'œil intéressant que fait le documentaire à cette partie méconnue de sa carrière. L’héritage de Patrick Edlinger semble total : il inspire les falaisistes et les athlètes, les équipeurs et les ouvreurs, les anciens et les jeunes. Ce n’est pas un hasard si la caméra de Nils Martin se pose un temps sur Jean-Lou, soloiste de 25 ans, fasciné par la légende du Blond.


« Il a vécu comme une rock star, il est mort comme une rock star »

Matia Edlinger, citant un ami de son ex-mari


Son empreinte lumineuse est partout. Patrick Edlinger est un soleil qui dessine autant de sourires qu’il y a de témoignages face caméra. Puis soudain, une image d’archive un peu plus sombre. On y voit Le Blond, dégarni, dans le noir. Il fulmine, traite son pote de « con » et martèle que « ça le fait chier ». Deux ans plus tôt, Berhault est mort sur une arête débonnaire alors qu’il était en train de terminer sa quête des 82 sommets de plus de 4000 mètres dans les Alpes. C’est la première fois qu’Edlinger s’exprime depuis la mort de son frère d’art. On est en 2006 et la vie semble difficile. Peu après, à 47 ans, le Capitaine Maximum a le projet d’enchaîner La Rambla, un 9a+ en Espagne. Il ne le fera jamais. Le film évoque une « maladie proche de la septicémie ».


En réalité, Edlinger est dépressif, et alcoolique. Mais en regardant le film, on ne le saura jamais. Pourquoi celui qui s’était installé dans le Verdon, proche de ses falaises chéries a-t-il touché le fond ? Est-ce la mort de Patrick Berhault ? La fin de la gloire ? La déliquescence de l’âge ? On ne saura jamais. Matia, la mère de sa fille, évoque bien la propension de son ex à « aller très haut et puis très bas ». Jean-François Lignan, son ami de toujours et voisin à La Palud-sur-Verdon, raconte des réveillons du nouvel an avec « des huîtres et du champagne ». Rien donc sur la fin de vie dégonflée de celui que l’on présentait parfois comme un Dieu de l’escalade. C’est tout juste si sa chute dans l’escalier, qui causera sa mort à 52 ans, est évoquée. « Il a vécu comme une rock star, il est mort comme une rock star », souffle son ex-femme, en citant un ami.


Une sale chute


C’est comme ça. Tout se passe comme si la vie de Patrick Edlinger s’arrêtait au début des années 90. Comme si la légende de la grimpe n'avait finalement été que ce météore de la décennie d’avant. Dans le documentaire, comme dans tant d’autres récits, les quinze dernières années du Blond sont elliptiques. Ici, le réalisateur avait pourtant les réponses au bout du micro. Matia Edlinger aurait pu nous éclairer, Jean-François Lignan aussi. Jean-Michel Asselin, son biographe, aussi mais il n’a pas témoigné. Certains diront qu’on s’en fout. D’autres demanderont pourquoi on s’en préoccupe. Et pourtant, la question est bien là : celui qui a sans doute le plus marqué l’histoire de l’escalade française ne peut s’en aller comme ça, sans que l’on essaie de comprendre.


Gorges du Verdon
Le secteur Escalès dans les gorges du Verdon (cc) Christophe Bordieu

L’interrogation est même plus grande : quel rapport entretenons-nous avec nos légendes sportives ? Faut-il préserver l’image de nos héros au risque de les essentialiser à leurs exploits ? On ne déshumanisera jamais Patrick Edlinger en essayant de comprendre ce qui l’a fait glisser - au sens propre comme au figuré. Loin s’en faut, nous irions sonder un peu mieux la trajectoire d’une personnalité forcément complexe. Nous écririons sans doute un peu mieux le récit d’une vie forcément tourmentée. Douze ans après sa disparition, l’héritage du Blond est bien trop important pour qu’on élude son point final. Le film de Nils Martin jette une lumière crue sur ce qu’on illuminait déjà. Et à force d’éclairer les mêmes faits, on risque bien de laisser filer la vérité entre nos doigts.


Voir Patrick Edlinger : la liberté au bout des doigts sur Trek TV (disponible sur MyCanal, Bouygues, SFR, Bis TV et Molov Extra jusqu’au 22/07)

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