Dispositifs d’assurage : la fin des tubes est-elle programmée ?
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 2 jours
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Dernière mise à jour : il y a 6 minutes
Aux États-Unis, de nombreuses salles imposent désormais les dispositifs d’assurage à freinage assisté, considérant ainsi réduire drastiquement les risques d’accidents. En France, la question demeure plus complexe, oscillant entre liberté individuelle et recommandation fédérale. C’est précisément cette ambiguïté, illustrée récemment par une polémique à Pau, qui nous a poussés à mener une enquête approfondie sur les politiques d’utilisation des dispositifs d’assurage en salle d’escalade. Des États-Unis à Singapour, en passant par l’Europe.

Un dispositif d’assurage ne se limite jamais à sa simple mécanique. Derrière chaque choix technique, se déploie une véritable philosophie de la sécurité : doit-elle d’abord s’ancrer dans l’humain, par une formation rigoureuse à la maîtrise de l'outil, ou privilégier la technologie, supposée compenser nos éventuelles fragilités humaines ?
Cette réflexion, loin d’être uniquement théorique, vient d’être réactivée par une récente décision prise à Pau, où la salle universitaire s’est brusquement positionnée contre les dispositifs classiques sans freinage assisté (type tube : Reverso, Tubik, ATC, etc.) pour imposer exclusivement des freins assistés – qu’ils soient à blocage actif, impliquant une mécanique mobile comme celle du célèbre Petzl GriGri, ou à blocage passif, où la géométrie même de l'appareil (comme celle du Mammut Smart, ATC Pilot ou de l'Edelrid Jul 2) agit subtilement en coulisses. Prise sans consultation préalable de la FFME locale, cette interdiction a rallumé des débats profonds, questionnant jusqu’aux fondements mêmes de nos politiques de sécurité en escalade, et nous invitant à sonder d'autres approches – américaines, européennes, asiatiques – pour mieux décrypter comment chacune équilibre, ou déséquilibre, le délicat jeu de bascule entre responsabilité humaine et confiance technologique.
Freins assistés aux États-Unis : la révolution sécuritaire ?
Aux États-Unis, aucune règle nationale ne vient arbitrer l’épineuse question des dispositifs d’assurage en salle. Chaque établissement écrit ses propres commandements en la matière. Dans ce paysage morcelé, deux philosophies s’affrontent : d’un côté, celles qui écartent désormais radicalement les dispositifs traditionnels (tubes comme l’ATC ou le Reverso) au profit exclusif des freins assistés, appelés ABD (Assisted Braking Devices). De l’autre, des salles où la diversité technique demeure pleinement autorisée, voire valorisée par des formations spécifiques.
Entre ces pôles extrêmes, beaucoup d’établissements jouent la carte du compromis technique : autoriser encore un tube pour la moulinette, mais exiger systématiquement un frein assisté dès que l’escalade passe en tête. Cette mosaïque d’approches révèle surtout qu’aux États-Unis, le choix du dispositif n’est pas tant affaire de dogme que de pragmatisme prudent : chaque salle pèse avantages et inconvénients selon son propre équilibre sécurité-responsabilité.
Depuis 2018-2019 cependant, l’aiguille de la sécurité américaine penche nettement en faveur des ABD, poussée par une vague d’adoptions successives dans plusieurs grandes enseignes, souvent suite à des incidents évités d’un cheveu ou par souci d'alignement sur les « best practices » du secteur. Ainsi, en 2019, la chaîne The Front Climbing Club dans l’Utah, Ascent Studio dans le Colorado, ou encore Spire Climbing au Montana, ont annoncé, presque simultanément, la généralisation de ces dispositifs à freinage assisté. Sur la côte Ouest, la salle historique Vertical World à Seattle a rejoint ce mouvement en février 2019, expliquant simplement que « l’industrie elle-même évolue dans cette direction » et invoquant cette précieuse « redondance » offerte en cas d’erreur humaine.
Plus récemment, en 2023, le gestionnaire de Source Climbing Center dans l’État de Washington constatait avec une pointe d’évidence que ces ABD étaient devenus « la norme implicite » dans la plupart des salles des États de Washington et d’Oregon. Fidèle à cette tendance, cette salle a adopté dès septembre 2023 une politique sans ambiguïté : frein assisté obligatoire, aussi bien en moulinette qu'en tête.
Pourquoi cette marche inexorable vers l’assistance technique ? Pour les gestionnaires, la réponse tient en un mot : sécurité. En cas de chute, un ABD - qu’il fonctionne sur un principe mécanique (came mobile du Grigri) ou géométrique (comme le Jul 2 d’Edelrid ou le Smart de Mammut) - apporte un freinage supplémentaire, une sorte de filet discret qui peut sauver un grimpeur des conséquences dramatiques d’une maladresse ou d’un instant d’inattention de son assureur.
« Nous ne sommes pas prêts à imposer un système à nos clubs. Chaque appareil peut être sûr, tant qu'il est maîtrisé. Notre priorité absolue est la formation, pas l’interdiction arbitraire d’un type d’appareil »
Sandrine Van Landeghem, directrice des activités à la FFME
Le gérant d’Ascent Studio en fait la preuve par l’anecdote : après avoir connu dans sa propre salle trois retours au sol heureusement sans gravité majeure, il soutient avec certitude que « chacun de ces incidents aurait été évité grâce à un frein assisté ». Dès lors, généraliser ces appareils s’impose comme une évidence à ses yeux, une précaution élémentaire que nombre de grimpeurs expérimentés avaient d’ailleurs spontanément adoptée depuis longtemps. De son côté, Spire Climbing souligne qu’il s’agit d’un mouvement collectif, une « lame de fond » traversant aujourd’hui toutes les salles du pays, visant simplement à garantir que chaque pratiquant reparte chez lui en sécurité après chaque séance.
Quelques rares contre-exemples subsistent néanmoins. En 2021, une petite salle américaine avait tenté la démarche inverse : imposer à tous ses usagers l’ATC classique, simplifiant ainsi le contrôle visuel des moniteurs, seuls habilités à utiliser le Grigri ou équivalent. Ailleurs, un incident impliquant un assureur utilisant maladroitement un Grigri avait conduit une compagnie d’assurance à exiger une interdiction temporaire de ces appareils pour préserver sa couverture.
Ces cas marginaux ne sont toutefois que l’exception confirmant la règle dominante aux États-Unis : aujourd’hui, la grande majorité des salles d’escalade américaines a choisi de placer sa confiance dans l’assistance mécanique ou géométrique, traduisant ainsi une philosophie sécuritaire qui fait de la technologie non plus seulement une alliée, mais quasiment une condition indispensable à l’exercice même de l’escalade indoor.
En France, assurer reste une affaire de philosophie
En France, la politique sur l’usage des dispositifs d’assurage en salle se distingue par une souplesse assumée. À ce jour (2025), la Fédération française de la montagne et de l’escalade (FFME) se refuse à toute interdiction nationale : elle se borne à recommander « un frein à blocage assisté (avec fonction d’aide au freinage) ou un frein d’assurage de type tube, seau ou plaquette ». Seule contrainte : l’appareil doit être homologué et utilisé conformément à la notice du fabricant, et l’assureur doit impérativement « maîtriser le frein qu’il utilise ». Une règle simple et pleine de bon sens, comme le résume avec clarté Sandrine Van Landeghem, directrice des activités à la FFME : « Nous ne sommes pas prêts à imposer un système à nos clubs. Chaque appareil peut être sûr, tant qu'il est maîtrisé. Notre priorité absolue est la formation, pas l’interdiction arbitraire d’un type d’appareil ».
« La décision de la salle universitaire de Pau m'a fait bondir (...). Imposer un frein assisté ne garantit pas nécessairement une sécurité accrue »
Gregory Poles, président du comité territorial FFME des Pyrénées-Atlantiques.
Cette flexibilité fédérale n’empêche pas, localement, certains acteurs d’envisager des restrictions plus strictes. Ainsi, la salle d’escalade universitaire de Pau a récemment déclenché une vive polémique en décidant brusquement d’interdire les systèmes sans freinage assisté (tubes, type Reverso ou ATC classique). Cette décision, prise sans concertation préalable avec le comité territorial FFME des Pyrénées-Atlantiques, a suscité une réaction très critique de son président, Gregory Poles. « Cette décision m’a fait bondir, exprime-t-il au micro Vertige Media. Non seulement parce que le comité territorial FFME n’avait pas été convié aux discussions techniques, mais surtout parce qu’imposer un frein assisté ne garantit pas nécessairement une sécurité accrue : le vrai enjeu reste la formation, pas le matériel. On remplace simplement un type d’accidents par un autre »,
Face à ces réactions, la salle universitaire de Pau a finalement suspendu sa décision initiale, acceptant de revenir autour de la table pour intégrer le comité FFME dans ses réflexions techniques. Un retour au dialogue salué par Alain Carrière, président de la FFME : « Nous travaillons actuellement sur cette question sensible. Les données que nous collectons montrent que, contrairement à certaines idées reçues, les différences en matière d’accidents entre freins manuels et assistés restent marginales. Ce qui importe avant tout, c’est la compétence technique et la maîtrise de l’appareil ».
Les chiffres avancés par Sandrine Van Landeghem vont dans le même sens : sur 445 sinistres recensés en 2023-2024 dans les clubs affiliés à la FFME, seules 39 erreurs d’assurage sont impliquées, sans différence significative entre les systèmes d’assurage manuels ou assistés.
« Les données actuelles ne nous permettent pas de conclure qu’un système est systématiquement meilleur que l’autre, précise-t-elle. Il n’y a pas de mauvais dispositif, seulement des usages incorrects. »
« Notre démarche actuelle vise surtout à inciter nos licenciés à mieux connaître les appareils qu’ils utilisent, à se former, à lire les notices et à adopter une progression sécurisée lorsqu'ils passent d’un système à l’autre »
Sandrine Van Landeghem
Ces éclairages officiels tranchent avec les rumeurs circulant parmi les grimpeurs d'une supposée interdiction prochaine des tubes. Sur les forums comme Camptocamp, certains usagers font état d’une disparition progressive du Reverso dans certaines salles, remplacé par des recommandations informelles d’utiliser des freins assistés. D’autres rappellent qu’historiquement, c’est plutôt le Grigri qui était déconseillé dans certains clubs, à cause des risques de mauvaise manipulation.
Cette diversité locale des pratiques reflète la réalité très hétérogène des salles françaises, souvent privées, où chaque établissement est libre d’adopter ses propres normes internes. Ainsi, si aucune interdiction généralisée n’est à l’ordre du jour au niveau fédéral, les salles demeurent libres de décider, au cas par cas, d’imposer ou de déconseiller certains dispositifs selon leur propre expérience ou philosophie sécuritaire. Sandrine Van Landeghem plaide d’ailleurs pour une pédagogie renforcée plutôt qu’une réglementation stricte : « Notre démarche actuelle vise surtout à inciter nos licenciés à mieux connaître les appareils qu’ils utilisent, à se former, à lire les notices et à adopter une progression sécurisée lorsqu'ils passent d’un système à l’autre ».
En somme, la France conserve pour l’instant un équilibre pragmatique entre responsabilisation individuelle, liberté technique et recommandations fédérales. L’affaire paloise aura néanmoins eu le mérite de mettre sur le devant de la scène ce débat fondamental : la sécurité en escalade doit-elle reposer davantage sur l’éducation de l’humain ou sur la contrainte technique ? Un débat loin d’être clos, mais que la FFME souhaite aborder sereinement, en privilégiant les faits, les chiffres, et en renouvelant surtout l’approche pédagogique.
Tour du monde de l’assurage : chacun sa méthode
En dehors des États-Unis et de la France, plusieurs pays ou salles ont également pris position sur cette question des appareils d’assurage en salle, parfois de manière tranchée. Un cas souvent cité est celui de Singapour : à la suite d’une série d’accidents (jusqu’à un retour au sol par semaine dans l’ensemble des salles du pays vers 2016-2017), plusieurs salles ont décidé d’interdire les systèmes d’assurage de type tube dès 2017. Tous les membres ont dû se re-certifier pour maîtriser un appareil à frein assisté (Grigri, Smart, etc.), une période de transition de quelques mois ayant été accordée.
« Depuis l'introduction de notre directive qui n'acceptent que les appareils d'assurage qui bloquent la corde ou soutiennent le freinage en cas de chute, les chutes au sol ont été divisées par 6 »
Diego Lampugnani, directeur d'une salle d'escalade suisse
Cette décision radicale a été motivée par le constat que la plupart des chutes au sol impliquaient des tubes mal utilisés, et s’est appuyée sur une étude du Club Alpin Allemand (DAV) de 2012 montrant que les assureurs utilisant un frein assisté commettent significativement moins d’erreurs de manipulation. Une tendance toutefois nuancée par le dernier rapport du DAV publié en 2025, qui souligne désormais une différence beaucoup moins marquée en matière d'erreurs entre dispositifs assistés et non assistés.
Deux ans plus tard, le bilan dressé par les salles singapouriennes reste pour autant positif : le nombre d’incidents graves (chutes avec blessure nécessitant des soins médicaux) a fortement diminué. Par exemple, l’une des plus grosses salles est passée d’environ 5 accidents sérieux par an à seulement 1 après l’abandon des tubes – et dans ce cas isolé, c’est un spectateur au sol qui avait été blessé, pas le grimpeur. Il faut noter que Singapour n’a pas seulement banni les Reverso et autres ATC, elle a aussi renforcé la formation et les tests de certification des assureurs. Le retour d’expérience n’est donc pas un simple plaidoyer en faveur des freins assistés, il montre plutôt qu’une combinaison de meilleur entraînement des pratiquants et d’équipement plus tolérant à l’erreur peut améliorer sensiblement la sécurité en salle. D’ailleurs, l’intention n’était pas de « donner une leçon » aux autres pays : les gérants singapouriens ont communiqué ces résultats sans prétendre que la méthode soit universelle, mais pour « partager [leurs] résultats avec la communauté internationale ».
Aux Philippines, la salle Climb Central à Manille avait annoncé en 2020 vouloir restreindre l’assurage en tête exclusivement aux dispositifs à freinage assisté (ABD), suivant ainsi la tendance observée à Singapour et ailleurs en Asie. Quelques années plus tard, cette politique a toutefois été revue à la baisse : désormais, la salle autorise de nouveau l’utilisation de dispositifs tubulaires classiques (ATC, Reverso), à condition toutefois que chaque utilisateur réussisse au préalable un test obligatoire de certification.
En Europe, les approches varient également. En Suisse, la salle d’escalade de Saint-Gall a fait parler d’elle en prenant une mesure drastique suite à un accident survenu en janvier 2018 (un grimpeur de 33 ans s’était écrasé de 10 m de haut, souffrant de contusions sévères mais sans décès). Le gérant, estimant que « les causes [de l’accident] étaient principalement dues à l’erreur humaine », a décidé que dès janvier 2019, seuls des appareils d’assurage « tolérants aux erreurs » seraient acceptés dans sa salle. Concrètement, cela signifiait interdire les tubes classiques au profit des freins assistés ou autobloquants. Le communiqué de la salle précisait que ces dispositifs « bloquent la corde ou soutiennent le freinage en cas de chute, même si l’assureur lâche le brin » – à condition, bien sûr, qu’ils soient « correctement utilisés ». Contacté par Vertige Media, le directeur de Saint-Gall, Diego Lampugnani, confirme qu ces directives introduites en 2019 perdurent et confie que « elles se sont avérées très efficaces pour nous. Comme d'autres salles, nous tenons des statistiques sur les accidents. Depuis l'introduction de cette directive, les chutes au sol ont été divisées par 6 ».
Au Royaume-Uni, en revanche, aucune interdiction généralisée de tel ou tel système d’assurage n’existe sur les murs artificiels. La culture locale met l’accent sur la formation des assureurs et le respect des techniques (avec tests de compétences à l’entrée des salles), plutôt que sur le choix du matériel. Un débat sur les forums britanniques en 2020 montrait qu’il y avait peu d’appétit pour bannir les tubes des salles : un intervenant qualifiait même l’idée de « saugrenue » et se disait confiant que « les grimpeurs britanniques n’y adhéreront jamais ». Certains voyaient dans l’obligation des freins assistés une forme de « facilité » incompatible avec l’aspect éducatif de l’escalade, qui devrait apprendre aux débutants « les ficelles du métier » plutôt que de « transformer la salle en parc d’attraction sécurisé » (dixit un participant au forum). En Allemagne, le DAV (Deutscher Alpenverein) a largement contribué à la réflexion avec ses études, mais il n’y a pas pour autant de règle imposant un type de frein en salle.
En synthèse, au niveau mondial, on assiste à une évolution des pratiques d’assurage en salle sous l’effet combiné de l’innovation technologique et de la recherche d’une sécurité accrue pour un public toujours plus large. Les appareils à freinage assisté gagnent du terrain dans de nombreuses salles, car ils apportent en théorie une marge de sécurité supplémentaire face à la principale cause d’accident qu’est l’erreur humaine. Pour autant, ils ne sauraient être une panacée : tous les experts insistent sur le fait qu’un assureur doit rester concentré et garder la main sur la corde, quel que soit l’outil utilisé. La prévention des accidents passe donc autant par la formation aux bonnes techniques (vérification mutuelle du nœud et du dispositif, méthode d’assurage adaptée, etc.) que par le choix d’un équipement plus tolérant. Comme le résume un cadre de la FFME, « il n’y a pas de mauvais appareils d’assurage, seulement de mauvais usages ». Chaque salle d’escalade, en fonction de son public et de son expérience, adopte ainsi les règles qui lui semblent offrir le meilleur compromis entre pédagogie (autonomie des grimpeurs, apprentissage des techniques) et sécurité immédiate des pratiquants.