Éline Le Menestrel et Alain Robert : la rencontre impossible
- Matthieu Amaré

- 20 juil.
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 juil.
Le 12 juin dernier, lors d’un événement à Paris, Vertige Media réunissait sur scène la grimpeuse professionnelle et activiste écologique, Éline Le Menestrel, et le soloïste français internationalement connu, Alain Robert. Deux personnalités que tout pourrait opposer, mais qui se sont rejoints sur leur passion pour l’escalade, leurs accidents qui ont agi comme une révélation et l’avenir de la planète. Ce qui donne une discussion comme vous n’en avez jamais lu.

Vertige Media : Éline, tu as quasiment fait tes premiers pas à Fontainebleau. Tu es également membre d'une famille iconique dans le monde de l’escalade. Quelle place l'escalade a eu dans ta vie ?
Éline Le Menestrel : L'escalade, c'est au centre de ma vie depuis toujours. Elle est donc là depuis très longtemps et elle m’accompagne de plein de manières différentes. Aujourd'hui, c'est avant tout une immense source de joie et d'espoir. C'est aussi mon métier et une des activités qui me prend le plus de temps et d'énergie. Et après, c'est aussi une communauté qui réunit les personnes que j'aime le plus au monde.
Vertige Media : Tu as toujours grimpé ?
Éline Le Menestrel : Oui. Je ne me souviens même pas de quand j'ai commencé. Je suis née à Melun, en France, mais j’ai grandi à Barcelone, en Catalogne. Mes parents ont déménagé là-bas parce qu'il y avait beaucoup de rochers autour. Tous les weekends, on allait en falaise. Pendant toutes les vacances scolaires, on allait en falaise. À tel point que c’est devenu la chose la plus naturelle du monde. À l’adolescence, vers 15 ans, j’ai commencé à vouloir faire de la compétition, à vouloir m’entraîner, progresser. Mais en réalité, mes parents ne se sont jamais trop intéressés à cela.
Vertige Media : Toi Alain, comment découvres-tu l’escalade ?
Alain Robert : C’est tout bête, c'est en regardant un film. Un vieux film, tourné en 1956, avec Spencer Tracy. Ça s'appelle The Mountain en version originale, mais c’est en réalité tiré d’un roman français d’Henri Troya intitulé La neige en deuil. C'est l’histoire d’un avion qui s'écrase près du sommet du Mont Blanc. Deux frères, qui sont guides de haute montagne, décident alors d'escalader la montagne pour aller chercher des survivants. C’est un film qui m’a complètement fasciné. À tel point que je me suis dit qu’il fallait que je devienne grimpeur. À l’époque, j’étais un gamin qui avait peur de tout : du vide, de la chute, de la mort.
« Il y a des gens qui m'écrivent tous les jours en disant : “ J’avais le cancer, j'ai lu ton bouquin. Et grâce à toi Alain, je me suis battu et je suis guéri”. C’est la plus belle reconnaissance de ma vie »
Alain Robert
Et puis un jour, je rentre de l’école parce que ma prof était absente. J’arrive devant la résidence où habitaient mes parents, au 7ème étage. Je n’avais pas de clés, alors j’ai décidé de grimper les sept étages en passant de balcon en balcon. Rien de bien compliqué, hein. Arrivé en haut, un truc s’est débloqué. C’est comme si j’avais oublié la peur. Et puis je me suis assigné quelque chose : si je voulais devenir le grimpeur que je souhaitais devenir, je ne devais pas rêver ma vie mais essayer de réaliser mon rêve. Ce jour-là, quand je suis arrivé au 7ème étage de mon immeuble, je suis devenu Zorro.
Vertige Media : Vous avez 36 ans d'écart, vous êtes issus de deux générations différentes mais vous avez décidé tous les deux de consacrer votre vie à l’escalade. Comment avez-vous pris cette décision ?
Éline Le Menestrel : Je devais avoir 15 ou 16 ans quand j’ai décidé d’être grimpeuse pro. Et je pense qu’à l’époque, le milieu de l’escalade était encore une espèce de bulle qui se voulait séparée des enjeux actuels. En revanche, ça a vite changé. Quatre ans après, le Covid est passé par là, et l’ensemble du secteur a pris conscience de la réalité des impacts du changement climatique. On est passé de cette petite bulle à ce groupe qui essaie un peu timidement de se politiser et de prendre position. C’est un groupe de gens très très très privilégiés - et je me mets dedans - car dans leur grande majorité, les grimpeur·se·s sont des gens très très très privilégiés. Donc voilà, on a réalisé qu’on était assis sur nos privilèges, à profiter de la vie, au milieu d’une situation de plus en plus critique…
Alain Robert : L’esprit de l'époque où j’ai commencé était un peu zonard, babacool. Concernant l’escalade, il fallait que les voies soient exposées, c'est-à-dire dangereuses. Le but, c'était de terminer la journée en ayant la chance de pouvoir commencer la suivante. On était complètement dans un autre état d'esprit qu’aujourd’hui. Je me souviens, il y avait des grimpeurs qui équipaient des voies, ils mettaient le premier point d'assurance à 10 mètres du sol pour être sûr de presque se tuer si on se loupait avant de clipper. C’est un peu tout ça qui m'a fasciné : l’engagement. L’engagement physique, l'engagement mental, tout ce jeu avec ce qui est potentiellement mortel. Et puis après, l’escalade a évolué avec la compétition mais j’ai toujours voulu préserver cet engagement. Alors je me suis rapidement lancé dans l’escalade en solo intégral. Et encore aujourd’hui, à 63 ans, je grimpe encore sans corde. Je me considérerai vraiment à la retraite quand je ne pourrai plus faire de free solo.
« Je me suis dit que j’allais utiliser l’escalade comme une voie pour faire passer des messages et essayer de transformer le monde actuel en un monde plus juste »
Éline Le Menestrel
Vertige Media : Pourquoi tu grimpes en solo, Alain ?
Alain Robert : Alors, c'est tout simple. J’avais un rêve : je voulais devenir courageux. Est-ce que grimper en solo, c’est être courageux ? J’en sais rien mais pour moi, ça représentait l’idée que j’avais du courage. Alors après, à 63 ans, je m’aperçois que le courage c’est un peu plus que de faire de l’escalade en solo. Le courage c’est Mère Thérésa, c’est beaucoup de choses… Mais disons qu’au départ, les raisons pour lesquelles je grimpais tournaient autour de moi. Et puis quand j’ai commencé à être un peu connu, je me suis servi de mes performances pour véhiculer des messages qui m’intéressent : les retraites, le réchauffement climatique, le pass sanitaire… Plein de sujets de société.
Vertige Media : Tu dirais que tu portes des messages en tant que grimpeur ?
Alain Robert : En tant que grimpeur, je n’en sais rien. En tant qu'être humain, oui. J'étais cette nuit dans l'avion. Je faisais la fête avec un tas de gens, des navigants qui m'ont reconnu et qui trouvaient que j'avais un parcours qui les inspirait et qui les poussaient à réaliser leurs rêves. Quand on sait d’où je reviens… J’étais quasiment mort en 1982. On m’avait condamné à ne plus faire d’escalade avec mes 66% d’invalidité. En tombant, je me suis explosé les mains. Quand on grimpe et qu’on a les poignets bousillés, c’est comme si un sculpteur avait perdu son ciseau à bois. Mais j’ai réussi à faire mentir la médecine. J’ai continué l’escalade de haut niveau avec mon handicap. Et cette bataille là, je crois qu’elle inspire des gens. Il y a des gens qui m'écrivent tous les jours en disant : « J’avais le cancer, j'ai lu ton bouquin. Et grâce à toi Alain, je me suis battu et je suis guéri. » C’est la plus belle reconnaissance de ma vie. Et ça, ça ne s'adresse pas particulièrement aux grimpeurs, ça s'adresse à tout le monde.
Vertige Media : Vous avez tous les deux connu des accidents graves…
Éline Le Menestrel : J’ai eu un accident à 22 ans en effet. Et à cet âge-là, j’ai dû apprendre à être heureuse sans escalade. Alors ça paraît bête comme ça mais quand tu as grimpé toute ta vie et que tu viens d'une famille où énormément de choses tournent autour de l’escalade, ça demande quand même une vraie bonne remise en question. Je me suis dit que j’allais revenir plus forte. Il fallait que je m’en persuade, je me suis vraiment battue pour ça. C’est vraiment à ce moment-là que j’ai su que je voulais être grimpeuse professionnelle. C’est aussi à ce moment-là qu’est né le besoin chez moi de faire de l’activisme. Que l’escalade devienne un prétexte pour quelque chose de plus grand que moi, plus grand que mes objectifs personnels. À partir du moment où l’escalade est devenue mon métier, j’ai considéré qu’il fallait qu’elle apporte quelque chose au monde.

C’est ma mère qui m’a transmis cela. Elle me répétait souvent que quand je grimpais, je grimpais pour moi. Quand je m’entraînais, je m’entraînais pour moi. Donc si cela devient mon métier, mon activité à temps plein, cela signifie que j’allais mettre mon énergie dans une seule direction : mon nombril. Ce qui pose un vrai problème. J’ai donc commencé à réfléchir à la manière dont mon métier pouvait apporter quelque chose. Et je me suis dit que j’allais utiliser l’escalade comme une voie pour faire passer des messages et essayer de transformer le monde actuel en un monde plus juste.
« Le levier écologique que j’ai choisi d’activer, c’est celui de passer plus de temps dehors, de manière durable. Je pense que quand on passe du temps dehors, on reprend conscience de notre rapport à ce qui nous fait vivre. Manger, boire, respirer, tout ceci devient plus palpable »
Éline Le Menestrel
Alain Robert : De mon côté, c’est un peu différent. Je suis tombé dans le coma après ma chute. Et quand je me suis réveillé, je n’ai pas vraiment réalisé ce qu’il s’était passé (une chute de 15 mètres sur du calcaire, la tête la première, ndlr). Disons que j’étais en vrac, mais que je n’étais pas particulièrement au courant. Donc, la première chose que j’ai demandé c’est quand est-ce que je vais pouvoir refaire de l’escalade ? Et là en fait, le médecin a rigolé. Il m’a expliqué que cela faisait 20 ans qu’il était chirurgien de la main et qu’il n’avait jamais vu des poignets aussi écrabouillés que les miens. « Si j’avais à les comparer, vos poignets c’est des œufs brouillés », il m’a dit.Il m’a aussi dit que l’escalade c’était fini pour moi. Il m’a tout raconté en fait, l’accident, tout ça. Quand je suis arrivé aux urgences, j’étais pratiquement mort. Je m’étais vidé de 45% de mon sang. Il m’a dit que c’était un miracle que je sois encore là, que j’étais jeune et que j’allais pouvoir faire plein de choses de ma vie. Je ne l’ai évidemment pas écouté et je me suis remis à l’escalade direct.
Vertige Media : D’accord, mais comment tu as fait ?
Alain Robert : J’ai suivi la méthode des petits pas. Je me donnais un objectif au quotidien. Chaque fois un peu plus ambitieux que le précédent. Au début, l’objectif était d’arriver à tenir ma fourchette pour manger, tourner la clé dans la serrure. Tous les jours, je remplissais des casseroles d’eau, d’abord la petite, puis la moyenne… Voilà. Je me suis battu, battu, battu. Pour moi, il fallait regrimper. L’escalade était devenue vitale. D'ailleurs, le premier film que j’ai fait s’appelle Passion Vitale.
« On aime ou on aime pas mais je fais des trucs pour l’écologie. Quand je mets des banderoles en haut des buildings, je termine en prison avec une amende et des coups de poing dans la figure »
Alain Robert
Vertige Media : Est-ce que toi aussi tu as voulu, pour reprendre les mots d’Éline, apporter quelque chose au monde ?
Alain Robert : Je suis grimpeur professionnel depuis plusieurs décennies mais j’ai aussi une carrière de conférencier. Je donne des conférences pour des banquiers, des labos pharmaceutiques, des compagnies d’assurance… Et chaque fois, je transmets un message de dépassement, d’espérance, d’audace. Je demande aussi aux gens de s’arrêter dans leur vie et de se demander : est-ce que je vais dans la bonne direction ? Est-ce que je suis sur la bonne voie ? Si on sent qu’on en train de se planter, il faut faire un pas en arrière et se rappeler de ce à quoi on revaît gamin.
Éline Le Menestrel : Quand tu donnes une conférence à des banquiers, des grandes entreprises, tu leur donnes le courage de se dépasser. Donc ils vont se dépasser pour continuer leur engrenage financier et capitaliste. Est-ce que tu as conscience que potentiellement, l’énergie que tu leur transmets, elle peut être investie d’une manière qui est désastreuse ?
Alain Robert : C’est vrai que je défends des valeurs génériques. C’est vrai aussi qu’un banquier ne va probablement pas œuvrer pour l’intérêt général. Je ne peux pas maîtriser ce que les gens vont faire de ce que je leur transmets. C’est tellement aléatoire. La société est devenue un manège.
Vertige Media : Éline, que cherches-tu à construire avec tes projets autour de l’escalade ?
Éline Le Menestrel : Je cherche à créer des leviers écologiques. On appelle levier écologique un dispositif qui permet de rendre commensurable des choses qui ne le sont pas. Le désastre écologique auquel on assiste est immense, il est incommensurable. Le levier que j’ai choisi d’activer, c’est celui de passer plus de temps dehors, de manière durable. Je pense que quand on passe du temps dehors, on reprend conscience de notre rapport à ce qui nous fait vivre. Manger, boire, respirer, tout ceci devient plus palpable.
Derrière chaque levier écologique, il y a aussi un projet politique. Je ne vous parle pas de sport et d’escalade, là. Ce projet politique part du postulat qu’un autre monde est possible. Un monde où le rapport au temps est différent, un monde où l’on travaille moins, un monde où les ressources sont réparties de manière différente, un monde où le capitalisme cesse d’être une espèce de rouleau compresseur…
« Je suis persuadée qu’en grimpant en style eco-point, on développe une conscience de l'écosystème dans lequel on est »
Éline Le Menestrel
Vertige Media : Et concrètement, quelle est la forme de ce levier ?
Éline Le Menestrel : Concrètement, avec un collectif, on va redéfinir la performance en escalade. En anglais, enchaîner une voie se dit « red point ». Nous, on parle d’« éco point ». Autrement dit, on va considérer qu’une voie est réussie si, et seulement si, on a minimisé notre impact écologique pour la réussir. Cela veut dire que si on doit prendre l’avion, la voiture, débroussailler toute une forêt vierge ou que-sais-je pour enchaîner une voie, on va évaluer que cette performance n'a aucune valeur. Je suis persuadée qu’en grimpant comme cela, on développe une conscience de l'écosystème dans lequel on est. Sachant que ce projet s’attaque à un vrai problème puisque le plus gros impact d'un grimpeur aujourd'hui, c'est son mode de transport.
Vertige Media : Alain, tu serais prêt à faire une voie en éco-point ?
Alain Robert : Je ne sais pas vraiment mais en tout cas je suis admiratif. Ça me plaît beaucoup. À l’époque, j’allais grimper en vélo. Je me débrouillais. Bon maintenant, voilà…Je voyage énormément. Et j’ai surtout été dans des pays très pauvres. C’est là où je me suis rendu compte qu’en réalité, l’écologie, ça n’existait quasiment pas. Cela n’est pas enseigné à l’école.

Vertige Media : Quand on a comme toi, près de 1,5 millions d’abonnés sur Instagram, est-ce qu’on se sent obligé d’endosser une forme de responsabilité sur ces questions écologiques ?
Alain Robert : J’essaie de faire des choses à ma façon. On aime ou on aime pas mais je fais des trucs. Quand je mets des banderoles en haut des buildings, je termine en prison avec une amende et des coups de poing dans la figure. J’ai grimpé pour Greenpeace à New-York, en Allemagne, pendant le G8 à Londres. J’ai placardé des grandes banderoles qui affirmaient que le réchauffement climatique faisait énormément de victimes. Je ne sais pas si c’est autant qu’Éline mais je m’engage quand même. J’ai aidé au nettoyage des bidonvilles de Jakarta. J’ai appris aux gamins des gestes écolos. J’ai distribué de la nourriture au Bangladesh. Donc voilà, j’ai fait des actions.
Vertige Media : Comment les messages que vous portez sont accueillis, notamment par les médias ?
Éline Le Menestrel : Alors... Déjà, je suis une femme. J'ai 27 ans. Et j'ouvre ma gueule. Et ça, de manière générale, ça dérange. Parce qu'encore aujourd'hui, en 2025, on est dans une société où une femme qui prend la parole avec un projet politique clair, ou une prise de position forte et assumée, ça dérange. Ça dérange parce qu'on sort du rôle social auquel on essaie de nous cantonner : c'est-à-dire plaire aux hommes et enfanter. Quand je m’exprime, je ressens donc une forme de résistance qui vient souvent des hommes qui n’en ont pas conscience. J’ai beau être quelqu’un de blanche, riche, en bonne santé, éduquée - bref je suis pleine de privilèges - et bien je reste une femme. Je reste une jeune femme. Et on ne va jamais me considérer de la même manière qu’un homme blanc de 50 ou 60 ans.














