Pierre-Gaël Pasquiou
Est-ce que l'escalade c'est de gauche ?
Il y a quelque chose de profondément symbolique dans l'acte de grimper. Se hisser vers le haut, faire fi des obstacles, et chercher constamment un point d'appui. Il y a, sans conteste, une allégorie de la vie dans cet exercice. Mais alors que l'escalade gagne en popularité en tant que sport mondial, une interrogation surgit lors des conversations légères entre grimpeurs : "L'escalade est-elle foncièrement de gauche ?"
Des origines rebelles
Si l'alpinisme, ancêtre de l'escalade, a d'abord été l'apanage de l'élite, évoquant une "colonisation des sommets", l'escalade a brisé ces chaînes. Offrant une expérience moins dangereuse, elle a ouvert ses portes à un public bien plus large.
C'est dans cet esprit qu'après la Seconde Guerre mondiale, les mouvements de gauche, en particulier communistes, via la FSGT (Fédération sportive et gymnique du travail), ont promu l'escalade comme un sport du peuple. 1955 reste gravée comme l'année où le premier mur d'escalade artificiel a été inauguré lors de la renommée fête de l'Huma, pavant la voie à l'introduction de murs d'escalade dans diverses institutions et écoles à travers le pays.
Quelques décennies plus tard, dans les années 70 et 80, l'acte de grimper prenait une nuance rebelle. Jean, un passionné d'escalade que nous avons eu le plaisir de rencontrer au pied des Alpes, évoque avec nostalgie cette époque. Pour lui et ses compagnons de cordée, l'escalade était bien plus qu'un sport :
"Face à la société consumériste qui nous opprimait, l'escalade était notre refuge, notre cri de défiance."
Démocratisation et universalité
L'essor rapide des salles d'escalade urbaines et l'engouement pour la grimpe ont redéfini ce sport. En un clin d'œil, l'escalade est passée d'un style de vie en communion avec la nature à un moyen prisé par les citadins de garder la forme. Dans les vestiaires, on discute de "meetings Zoom", de "career path" ou de "changer de boîte"... À l'image des gérants de ces lieux, souvent diplômés de grandes écoles de commerce.
Cette transformation est alimentée par une visibilité médiatique croissante des compétitions. Une quête incessante de la performance se dessine : il ne suffit plus de grimper, il faut exceller. YouTube regorge de vidéos d'athlètes d'élite à la recherche de la voie la plus compliquée, repoussant leurs limites sur des blocs vertigineux. Janja Garnbret, 8 fois championne du monde d'escalade, alertait cet été sur le silence de l'IFSC (Fédération internationale d'escalade) concernant les troubles alimentaires qui émergent, avec pour toile de fond la recherche de performances toujours plus stupéfiantes.
Ce mouvement rappelle certains aspects initiaux de l'alpinisme : une recherche de l'excellence, doublée d'un repli élitiste. L'urbanisation de l'escalade, avec la multiplication des salles dans des zones de gentrification, affranchies des fédérations institutionnelles, mène à une certaine privatisation et élitisation du sport. Une forme de libéralisation dont on ne connaît que trop bien les effets.
En parallèle, une mutation silencieuse s'opère. Autrefois danse avec la nature, l'escalade devient progressivement une activité d'intérieur. Les premières salles, imaginées comme refuges pour les grimpeurs les jours de pluie, sont pour certains le seul lieu de pratique. Plusieurs enseignes misent sur cette transition, proposant une expérience globale (où l'on peut manger, travailler, rencontrer) où l'escalade n'est plus la seule raison de la visite.
Retour aux valeurs ?
Est-ce à dire que l'escalade a abandonné ses valeurs de gauche ? Pas forcément. Bien que son image ait évolué, c'est peut-être plutôt sa crise d'adolescence. L'escalade est en pleine introspection, mais ses valeurs fondamentales - respect de la nature, solidarité, égalité des sexes - demeurent profondément ancrées.
Des professionnels de la santé voient en l'escalade un outil thérapeutique, des grimpeuses engagent le débat sur l'égalité des genres, des associations militent pour une pratique plus durable. Et de nombreux créateurs de contenu se spécialisent dans le partage de connaissances : Kayoo sur l'histoire de l'escalade, A Bloc pour les techniques en extérieur, Vincent Grimpe pour l'escalade en intérieur, et d'autres encore.
L'escalade, à l'image de toute activité humaine, reflète la société. Elle peut être un acte de rébellion, une forme d'expression ou un simple loisir. Mais une chose est sûre : à mesure que ce sport évolue, il continuera de refléter les tensions, aspirations et idéaux de notre époque. La vraie question n'est peut-être pas de savoir si l'escalade est "de gauche" ou "de droite", mais de reconnaître et de célébrer sa capacité à susciter des discussions pertinentes sur notre identité collective.