Tarif libre, coopératives, partage des profits : ces salles qui changent les règles
- Pierre-Gaël Pasquiou
- 17 avr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 mai
Alors que les grèves inédites dans les salles privées à Paris et San Francisco révèlent les fragilités d’un modèle économique souvent bancal, des salles indépendantes à Bruxelles, Rennes ou dans le Michigan expérimentent en silence des alternatives économiques plus solidaires, inclusives et durables. Enquête sur ces initiatives qui pourraient changer durablement le visage de l’escalade.

Le printemps 2025 restera peut-être comme celui où l’escalade privée a atteint ses premières limites sociales. Des salariés de Climbing District en France aux ouvreurs syndiqués du géant américain Touchstone, le secteur connaît des tensions inédites : précarité, pressions managériales, difficultés économiques, autant de signaux qui montrent que la croissance explosive des salles d’escalade ne se fait pas sans accrocs. Face à ces réalités sociales, quelques projets isolés – mais déjà remarqués – proposent des approches alternatives concrètes, réfléchies, testées sur le terrain. À Bruxelles, en France et aux États-Unis, ils questionnent les évidences du secteur privé, expérimentent des solutions économiques inédites et mettent à l’épreuve leurs convictions de justice sociale et de viabilité financière.
À Bruxelles, Le Camp de Base tente l’aventure du tarif conscient
Installée dans un ancien garage à Ixelles depuis 2021, la salle d’escalade belge Le Camp de Base est devenue un laboratoire économique et social grandeur nature. Derrière un fonctionnement apparemment classique, ses fondateurs ont lancé une réflexion approfondie sur les limites et paradoxes des traditionnelles réductions tarifaires. Florian Delcoigne, co-fondateur, explique sans détour :
« Pourquoi un gendarme, membre de la Fédération ou un étudiant-doctorant avec un portefeuille bien fourni aurait-il automatiquement droit à une réduction, alors qu’une infirmière et mère célibataire peinant à joindre les deux bouts n’en bénéficierait pas ? Cette absurdité nous a poussés à revoir notre logique tarifaire dans une perspective de justice sociale réelle. »
La réponse s’incarne dans leur « tarif conscient » lancé en novembre 2024. Trois niveaux au choix, sans aucune justification demandée :
Mouflon·ne (11 €), tarif réduit
Marmotte (13 €), tarif d’équilibre financier
Tichodrome (14 €), tarif de soutien à la salle
Ces noms d’animaux-totems neutralisent volontairement toute connotation culpabilisante liée au choix tarifaire individuel. Après cinq mois, ce dispositif audacieux montre ses premiers effets : le tarif moyen s’établit à 12,20 € (contre 12,50 € auparavant), et la fréquentation progresse légèrement. Néanmoins, la salle garde les pieds sur terre :
« 11 € reste un prix élevé pour certaines personnes, et nous en avons conscience. Mais il n’est pas possible de descendre plus bas sans menacer l’équilibre économique. »
La démarche, expliquée avec pédagogie dans une BD en ligne, permet ainsi à chaque utilisateur de comprendre que le prix payé conditionne directement la survie économique de leur salle favorite. Un équilibre délicat entre idéalisme solidaire et pragmatisme économique qui sera prochainement étendu aux abonnements mensuels.
The Roof : la coopérative comme antidote aux franchises classiques
En France, c’est sous une forme différente que s’organise la solidarité économique dans le secteur. Le réseau The Roof, anciennement franchise souple, est devenu une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) en 2024. Concrètement, chaque salle membre reste parfaitement indépendante dans ses décisions stratégiques, tout en mutualisant volontairement certains coûts et services communs. Olivier Lhopiteau, directeur de The Roof Rennes, résume clairement le fonctionnement :
« Chaque porteur de projet est majoritaire dans son entreprise, donc totalement libre. On partage des outils, on échange de l’expertise et chacun paye en fonction de la taille de sa salle, à la manière d’un impôt coopératif. »
Cette organisation assure une réelle égalité entre les salles du réseau, sans qu’aucune ne soit pénalisée par sa taille ou son chiffre d’affaires. Marine Papa, directrice de The Roof Pays Basque, complète avec conviction :
« N’ayant pas d’actionnaires à rémunérer, notre vocation est avant tout sociale et solidaire. »
Cette logique permet aux salles locales de conserver leur identité, tout en s’appuyant sur la force d’un collectif autonome et solidaire. Une réponse directe aux failles du modèle traditionnel de franchise et une alternative crédible pour le secteur privé en crise sociale.
Aux États-Unis, Shift Climbing invente l’actionnariat salarié en salle d’escalade
À Holland, petite ville du Michigan, Shift Climbing est une salle nouvelle génération qui ne mise pas uniquement sur ses murs inclinables innovants. Derrière ces structures inédites aux États-Unis se cache une innovation sociale bien plus forte : le partage du capital avec les employés.
Jack Ogilvie, cofondateur, explique cette philosophie qui pourrait inspirer l’ensemble du secteur :
« Nous voulons que le travail donne de l’énergie, qu’il ait du sens, que nos employés se sentent pleinement acteurs de l’entreprise. Nous prévoyons de partager les bénéfices avec eux. Dans mon ancienne société, nous avions partagé 100 % du capital avec les salariés, et j’ai pu constater l’impact positif immédiat. »
Par ailleurs, Shift propose un abonnement solidaire, baptisé « Shift Sessions », où chaque grimpeur définit librement son prix selon ses moyens. Cette double approche – salarié et client – constitue une véritable révolution économique pour une salle d’escalade privée, loin des petits ajustements marketing habituels du secteur.
Une réponse crédible aux tensions sociales du secteur privé
Ces trois exemples illustrent une même conviction forte : face aux limites actuelles du secteur privé de l’escalade, il devient urgent d’inventer autre chose. Tarif conscient, coopérative solidaire ou partage du capital salarié : ces initiatives offrent chacune une réponse économique concrète et documentée.
Bien sûr, aucune ne prétend détenir une solution miracle. Elles admettent leurs fragilités et leurs limites, mais elles ont le mérite d’expérimenter avec rigueur et transparence. Le Camp de Base souligne la difficulté à descendre sous un tarif-plancher sans fragiliser la structure ; The Roof affirme la nécessité d’un équilibre subtil entre autonomie locale et solidarité collective ; Shift Climbing explore les bénéfices concrets d’un modèle d’actionnariat salarié sans occulter les défis à venir.
Ces expérimentations ouvrent ainsi la voie à une réflexion indispensable pour tout le secteur. À l’heure où les tensions sociales révèlent les failles profondes du modèle actuel, ces initiatives indépendantes constituent peut-être la meilleure réponse possible : audacieuse, inspirante, réaliste.
Dans une escalade privée en pleine crise de croissance, elles montrent concrètement que d’autres voies économiques existent. Et qu’il suffirait peut-être simplement d’oser les emprunter.