Matcha, tote bag… et magnésie : le « performative male » à l’assaut des murs
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 6 minutes
- 9 min de lecture
Dans les salles comme sur les falaises, le féminisme a gagné en visibilité : affiches, chartes, soirées dédiées, stories engagées. Très bonne nouvelle. Mais que se passe‑t‑il quand il faut diriger, renommer une voie douteuse, traiter un signalement ou assurer des ouvertures ? Le « performative male » — allié impeccable pour communiquer, plus discret quand il s’agit de remettre des clés — s’est glissé dans nos habitudes. Cet article remonte la corde, point par point, pour distinguer l’affichage de la redistribution réelle du pouvoir.

Le terme vient des campus, mais la question est concrète. On sait depuis Bourdieu que nos goûts tracent des frontières, et depuis Judith Butler (philosophe américaine, ndlr) que le genre est un faire répété. On peut l’habiller de slogans, ou en revoir la mécanique : comment on accueille, qui ouvre et qui décide. C’est moins photogénique qu’une story, plus décisif qu’un hashtag. Ce texte n’instruit pas un procès : il fait un contrôle technique. Harcèlement qui persiste, beta non sollicitée érigée en réflexe, disparitions des pratiquantes au moment des responsabilités, ouverture et récits encore majoritairement masculins — et, surtout, ce qui marche quand on documente, redistribue et rend des comptes.
Petit lexique pour grimpeurs de mauvaise foi (et les autres)
« Allié », c’est joli à dire. Ça l’est moins quand ça doit coûter. On parle d’alliance performative quand l’engagement brille en vitrine — post bien tourné, soirée dédiée — mais ne déplace ni un créneau, ni un budget, ni une décision. L’allié, le vrai, se mesure à ses pertes consenties : un peu de confort, un bout de pouvoir, parfois une clé rendue sans qu’on la réclame.
Rien ici ne dit que « tout va mal ». Tout dit que l’image va plus vite que l’inertie.
« Performative », chez Judith Butler, veut dire répété. On devient ce qu’on refait. La « culture de salle » n’est donc pas une nature, mais une addition d’habitudes : la façon d’accueillir, de s’adresser, de nommer, de briefer. Ce qui se répète s’installe. Et ce qui s’installe peut se reprogrammer.
Le pouvoir, lui, se cache en quatre lieux très concrets :
La vitrine : ce qu’on montre.
L’atelier : qui ouvre, qui arbitre, qui forme.
La caisse : où passent les budgets, les créneaux, les primes.
Le règlement : comment on nomme, comment on signale, comment on sanctionne.
Le performative male adore la vitrine. L'allié crédible travaille l’atelier, ouvre la caisse et signe le règlement.
Dernier repère pour ne pas se raconter d’histoires : la posture dit « on soutient ». La politique prouve « voici la règle, le budget, la personne responsable, le bilan ». La sincérité n’a pas de néon, elle a des procédures. Gardons ce petit topo en tête : il nous servira d’anti-brouillard pour lire la suite.
Le réel, pas l’affiche : ce que disent les données
On se rassure souvent : « Ici, pour moi, ça va ». Les chiffres, eux, n’ont pas Instagram. L’enquête #SafeOutside (5 311 réponses) plante le décor : 47 % des grimpeur·euses déclarent du harcèlement vécu en contexte d’escalade (insultes 57 %, harcèlement 55 %, contacts non désirés ou filatures ~41 %, et 3 % de viols). Ce n’est pas un « dérapage », c’est un bruit de fond. En salle, la musique continue : dès 2016, une enquête relayée par Condé Nast Traveler pointait 65 % de femmes rapportant micro-agressions et conseils imposés, contre 25 % d’hommes. La beta qui colle n’est pas une anecdote pédagogique, c’est un réflexe genré.
La France raconte la même histoire, en pente douce. Selon les dernières enquêtes de la FFME, l'escalade se féminise : 47,6 % de filles chez les « 10 ans et moins », 41,3 % à 15-16 ans, puis 32,4 % seulement à 19-20 ans. La pratique attire, la responsabilité filtre. Et quand on regarde la machinerie, le tableau se précise : zéro ouvreuse femme dans la liste IFSC en 2017, première en 2018 (Katja Vidmar), cheffe ouvreuse dès 2019. Aux JO de Paris, 24 % d’officiels femmes (soit +7 points vs Tokyo) — progrès réel, en réalité minoritaire. En 2019 encore, 29 ouvreurs hommes sur 30 sur le circuit Coupe du monde. Même la pierre parle : depuis 2020, le débat sur les noms de voies (racistes, sexistes, homophobes) a quitté le bistrot pour le règlement. Comités et procédures de renommage existent, preuve qu’on peut corriger l’inscription symbolique, pas seulement l’affiche.
Rien ici ne dit que « tout va mal ». Tout dit que l’image va plus vite que l’inertie. C’est là que l’allié sincère se reconnaît : non pas à ce qu’il déclare, mais à ce qu’il accepte de déplacer. Passons au concret.
L’allié-de-vitrine : comment il grimpe (et où il cale)
On le reconnaît sans effort : impeccable sur la photo, très à l’aise avec les déclarations d’intention, moins avec les déplacements concrets. Il applaudit les « soirées femmes » mais ne touche ni aux créneaux ni aux budgets. Il cite Lynn Hill avec ferveur tout en plaidant la « tradition » pour conserver des noms de voies douteux. Il affirme « ici, on est safe », sans savoir orienter un signalement ni suivre sa résolution. Il signe une charte avec la main droite, mais oublie de publier un tableau de bord avec la gauche. Son territoire, c’est la vitrine : ce qui se voit, ce qui se raconte, ce qui flatte. Ce qui l’ennuie, c'est le concret : l'atelier, la caisse, et le règlement. La frontière est simple : tant que cela ne coûte rien, cela ne change rien.
« On nous a demandé de nous filmer en train de faire les blocs, pour prouver que les ouvertures n’étaient pas “trop masculines”. Notre réponse a été simple : plutôt que nos images, prenez des ouvreuses »
Monitrice d'une salle d'escalade parisienne
À l’inverse, ceux qui travaillent vraiment ont une autre esthétique, moins brillante mais plus fiable : l’odeur prosaïque d’un procès-verbal. Une procédure affichée et compréhensible, un interlocuteur identifié, des délais annoncés et tenus, des suites documentées. Un QR code au pied du mur pour signaler, des créneaux d’ouverture co-menés et comptabilisés, un budget de formation fléché, un rapport annuel public — bref, des traces. On peut discuter l’efficacité, on ne peut pas feindre l’absence d’empreintes. La bonne question n’est pas « avez-vous une affiche ? », mais « combien de cas, en combien de jours, avec quelles décisions, et qu’est-ce qui a été modifié ensuite ? »
Voies, récits, ouverture : là où se loge le pouvoir
On aime répéter que « la technique est neutre ». Elle ne l’est jamais. Une voie, c’est une phrase : un vocabulaire de prises, une syntaxe de rythmes, une ponctuation de risques. Quand ceux qui écrivent la grammaire sont presque tous les mêmes, la phrase prend naturellement leur accent — amplitudes longues, dynamiques généreuses, sous-prises taillées pour des envergures confortables. Rien d’hostile : simplement un autoportrait. Et c’est ainsi qu’une salle « pour tous » peut, sans le vouloir, parler au masculin par défaut. Dès que des ouvreuses entrent en nombre, le texte change : d’autres cadences, d’autres coordinations, d’autres manières de placer le corps et d’habiter la difficulté. La compétence n’a pas de genre, mais la référence, si.
Cette confusion entre vitrine et atelier, une monitrice d’une salle privée parisienne (qui souhaite garder l’anonymat) nous l’a racontée très simplement : « On nous a demandé de nous filmer en train de faire les blocs, pour prouver que les ouvertures n’étaient pas “trop masculines”. Notre réponse a été simple : plutôt que nos images, prenez des ouvreuses. » Tout est là : on maquille la vitrine avec des corps féminins, quand il suffirait de déplacer des contrats, des créneaux, des responsabilités. Le pouvoir ne se « montre » pas, il se réalloue.
Nommer n’est pas un geste potache, c’est instituer. Un nom de voie n’accroche pas seulement l’esprit, il inscrit une hiérarchie symbolique sur la pierre. On s’est longtemps réfugié derrière l’humour, la tradition, le folklore. Puis il a bien fallu admettre qu’un clin d’œil peut fermer plus de portes qu’il n’en ouvre. Quand un secteur se dote d’une procédure de renommage — critères, comité, calendrier, traçabilité —, on quitte la conversation d’initiés pour entrer dans le gouvernable. La montagne n’en est pas vexée : elle supporte très bien qu’on lui parle avec respect.
Vient ensuite le royaume discret des agendas et des clés : la programmation de l’ouverture n’est pas un tableur, c’est une politique publique miniature.
Reste l’histoire que l’on raconte autour de tout cela, et qui finit par faire foi. Au micro, dans les communiqués, dans les posts, les adjectifs trahissent les siècles : « puissante », « gracieuse », « facile », « solide », « elle se fait plaisir » ; « il déroule », « il impose », « il écrase ». On croit ne faire que décrire, on reconduit des codes. L’image n’est pas innocente non plus : qui cadre, qui écrit, qui signe ? À force d’empiler de petites décisions — quel visage sur l’affiche, quel exemple dans le tuto, quel récit on met en une — on fabrique une mémoire qui autorise les uns et met les autres en parenthèses. Là encore, la correction ne demande pas de grands serments mais des gestes simples : un barème d’attribution des sujets, une relecture sensible aux biais, un suivi annuel des voix et des visages qui prennent la lumière.
On voit le fil : routes, noms, récits — trois points d’entrée très concrets où l’on peut déplacer la charge, non pas à coups de slogans, mais en revisitant la chaîne opératoire. Et une fois ces charnières revissées, le reste suit, presque naturellement : l’ambiance au pied des murs change de densité, la « chimie » de la salle cesse d’être une impression et devient un effet de gouvernance.
Comment passer du « like » au levier
On ne change pas une culture à coups de « j’aime », mais à force d’habitudes qui tournent différemment. Cela commence souvent là où l’on ne s’attend pas à trouver de politique : une phrase au comptoir, un silence au pied d’un mur, une manière de demander avant d’expliquer. La beta qui surgit sans invitation a l’innocence des bonnes intentions et la lourdeur des vieux réflexes. Il suffit de la placer sous le régime du consentement pour que l’air s’allège et que la pédagogie retrouve sa place. Dans une salle, la première réforme tient parfois en quatre mots : « Tu veux un conseil ? ». C’est peu, c’est tout.
Vient ensuite le royaume discret des agendas et des clés : la programmation de l’ouverture n’est pas un tableur, c’est une politique publique miniature. On peut y laisser la routine faire son œuvre — toujours les mêmes binômes, les mêmes créneaux, la même grammaire des mouvements — ou bien on peut décider que, chaque mois, des équipes mixtes co-signent des secteurs, que certains volumes ne sortent plus sans une double lecture, que le parrainage ne se limite pas à une tape sur l’épaule mais ouvre réellement une porte (un créneau, un brief, un contact, un cachet). Rien d’héroïque : simplement la reconnaissance que le pouvoir technique est du pouvoir tout court, et qu’il se partage par anticipation, pas par exception.
Le performative male ne disparaîtra pas : il a de l’allure, il parle bien, il rassure ceux qui aiment les beaux principes sans les petites pertes. Qu’il garde la vitrine, si elle lui plaît.
Enfin, il y a la dimension la moins photogénique et la plus efficace : la preuve. Une procédure de signalement lisible, un interlocuteur identifiable, des délais annoncés et tenus. Cela peut s'afficher près du tableau des ouvertures de la semaine. Les salles qui basculent dans ce régime prosaïque changent de densité : l’ambiance devient prévisible, donc habitable. La transformation préfère les échéances et les comptes rendus.
Ce que change (déjà) la contrainte
On s’en méfie comme d’une entrave, alors qu’elle joue le rôle d’une main courante : la contrainte n’empêche pas d’avancer, elle empêche de retomber. Dès qu’une règle existe — écrite, visible, comprise —, la conversation cesse d’être un échange d’opinions pour devenir un processus. On sait qui appeler, quoi remplir, combien de temps attendre et comment seront communiquées les suites. C’est moins romanesque que les « valeurs » affichées, c’est infiniment plus protecteur. De même pour la parité : lorsqu’elle sort du champ des intentions pour entrer dans celui des mécaniques (critères publics, quotas de formation, enveloppes dédiées, calendrier d’accès aux responsabilités), elle cesse d’être un horizon moral pour devenir une réalité logistique. Ce n’est pas une victoire par KO, c’est une addition de petits placements de protection, comme on équipe une longueur : une plaquette après l’autre, jusqu’au relais.
La preuve que cela déplace le réel se voit dans les détails : des comités de renommage qui travaillent sans drame et réparent l’inscription symbolique des lieux. Des corps d’officiels qui se féminisent par paliers, non par miracle. Des fédés qui publient des états des lieux imparfaits mais utiles parce qu’ils obligent à s’ajuster l’année suivante. On ne demande pas à la contrainte d’être séduisante, on lui demande d’être tenace. Elle ne flatte personne, et c’est précisément pour cela qu’elle protège tout le monde.
Le performative male ne disparaîtra pas : il a de l’allure, il parle bien, il rassure ceux qui aiment les beaux principes sans les petites pertes. Qu’il garde la vitrine, si elle lui plaît. L’escalade a besoin d’autre chose : de coéquipiers qui acceptent de perdre un peu pour que d’autres gagnent vraiment — du temps sur un planning, un créneau d’ouverture, une ligne dans un budget, une place à la table où l’on décide. Moins d’effets, plus de faits. À la fin, c’est simple comme une triangulation : un langage qui demande avant d’expliquer, des responsabilités qui se partagent avant de se célébrer, des procédures qui s’appliquent avant d’être vantées. La verticalité n’a pas peur du vide : elle se méfie seulement des prises qui sonnent creux. Ici, on préfère les ancrages.














