États-Unis : réparer l’accès à l’escalade sans abîmer le vivant
- Pierre-Gaël Pasquiou
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De l’Utah au Vermont, la principale organisation de défense des droits des grimpeurs aux États-Unis, l’Access Fund, multiplie depuis plus de trente ans des micro-projets pour maintenir l’accès aux falaises sans dégrader les milieux. Rien que cet automne, douze chantiers supplémentaires prolongeront la méthode. Peu de grandiloquence, beaucoup de travail et des alliances locales : une écologie appliquée de l’escalade, patiente et vérifiable.

32 000 dollars, douze chantiers et une idée simple. À Boulder, dans l'État américain du Colorado, l’Access Fund privilégie la mécanique fine — marches, kiosques d’information, arrachage d’invasives, études locales. Autant de gestes modestes qui permettent de pérenniser l’accès aux sites. On est moins dans la posture que dans la maintenance : il s'agit de montrer ce qui se fait et de mesurer ce que cela change.
Social Boulder
Aux États-Unis, la nature n’est pas un acquis : c’est un arrangement permanent. L’actualité récente, entre garde-fous écologiques assouplis, relance de forages et controverses climatiques, n’a fait qu’en renforcer l’évidence : l’accès à la nature se renégocie, parfois discrètement, à chaque alternance et à chaque conflit d’usage. Dans ce contexte, une falaise ouverte tient à peu de choses : un·e propriétaire conciliant·e, un sentier entretenu à la main, un panneau de tolérance à l’entrée d’un canyon. L’abondance du territoire peut donner l’illusion de la simplicité. La réalité, c’est qu’une partie non négligeable des sites tient debout parce que les grimpeur·euses, avec d’autres acteurs locaux, les maintiennent.
Depuis plus de trente ans, l’Access Fund orchestre cette ingénierie discrète. Née en 1991 à Boulder, dans le sillage du comité d’accès de l’American Alpine Club et sur fond de « bolt wars » (littéralement « guerre des goujons », qui désigne les conflits apparus dans le monde de l’escalade autour de l’équipement permanent de voies avec des goujons (ou spits), ndlr) l’organisation a fait un choix fondateur : défendre l’escalade sans prétendre trancher les querelles d’éthique, et concentrer l’effort sur l’ouverture des sites et la qualité des milieux. Au fil du temps, elle a tissé un réseau de plus de 150 organisations locales, lancé dès 1991 un programme de micro-subventions — plus de 1,5 million de dollars injectés dans l’entretien, l’éducation et les études — et mis en place, en 2009, un fonds de prêt tournant destiné aux urgences foncières : on achète, on sécurise, on rembourse, puis l’argent repart sauver un autre morceau de rocher.
« Nous rachetons des sites menacés pour éviter qu’ils ne deviennent des résidences de luxe, et nous construisons des sentiers pour que les grimpeur·euses y accèdent sans tout piétiner »
L'équipe de l'Access Fund
Le bilan ? Plus de 90 acquisitions aidées et environ 7 700 hectares préservés pour l’escalade. Sur le terrain, cela se traduit par des servitudes négociées, des parcelles rachetées, des bénévoles formé·es, des marches posées plutôt que des barrières dressées. Autrement dit, une écologie qui n’est pas une incantation mais un métier, avec des procédures, des partenaires et des chiffres qui tiennent.
De ces chantiers disséminés se dégage un concept assez simple : rendre à la nature ce qu’elle offre, sans qu'elle devienne un musée. « Nous rachetons des sites menacés pour éviter qu’ils ne deviennent des résidences de luxe, et nous construisons des sentiers pour que les grimpeur·euses y accèdent sans tout piétiner », résume l’équipe de l’Access Fund. Peu de budgets, beaucoup de bras, et cette idée têtue : la liberté d’accès n’a de sens que si elle s’entretient.
Réparer le(s) vivant(s)
Parmi les douze projets de l’automne, quelques scènes suffisent à comprendre la méthode. On le voit par exemple à Moab, dans l'Utah : l’enjeu n’est pas d’interdire, mais de rendre visible ce qui ne l’est pas. Des panneaux indiquent la période de mise bas du mouflon d’Amérique et signalent les zones sensibles. On demande un détour saisonnier plutôt qu’une fermeture. L’idée est simple : partager le canyon sans perturber le vivant, en ajustant nos passages quand il le faut.
Plus au nord, Bolton Dome rappelle que l’écologie commence au ras du sol. On consolide la base du site avec un escalier et un muret pour contenir l’érosion, stabiliser le pied-de-voie et préserver l’approche. Rien de spectaculaire, mais l’essentiel est là : un accès durable dépend d’abord de la qualité du support sur lequel on marche.
À Ouray, dans le Colorado, l’écologie devient une méthode suivie. L’hiver, on pompe l’eau d’un ruisseau pour « cultiver » la glace. Au printemps, on la restitue. Il y a une part d’artifice, mais pas d’esbroufe : l’objectif est assumé, maintenir une pratique qui fait vivre la vallée en maîtrisant la ressource, avec un dispositif transparent et monitoré dans le temps.
Dans le Red River Gorge, un vaste réseau de canyons situé dans le Kentucky, on prend la mesure des choses — au sens propre. On met à jour l’étude d’impact économique d'une division de l'Eastern Kentucky University (EKU) pour disposer de faits simples à partager avec la vallée : combien dépensent les grimpeur·euses, où, et avec quels effets (nuits d’hôtel, repas, emplois saisonniers, impact des événements). L’objectif n’est pas de sacraliser le dollar, mais de parler la langue des élu·es et des commerces quand il faut défendre un accès, planifier un parking ou négocier une fermeture saisonnière. Une solution pour donner des repères concrets là où d'autres arguments resteraient trop abstraits.
Et parce qu’un site ne tient jamais seul, un évènement fédérateur comme The Land We Share réunit, le temps d’une journée, grimpeur·euses, éleveur·euses, représentant·es autochtones et responsables publics. L’ambition n’est pas l’unanimité, elle est plus modeste et plus utile : écrire des règles, reconnaître les tensions, organiser la cohabitation.
Cohabiter plutôt qu’exclure
L’expression « écologie de terrain » a beaucoup servi et s’est parfois vidée de sa substance. Elle retrouve ici un contenu précis. Les membres de l’Access Fund posent, consolident, signent. Leur écologie est faite de sueur et de compromis : des accords avec des propriétaire·es privé·es, des concessions négociées avec des agences fédérales, des heures de bénévolat qui laissent moins de traces que d’ouvrage, mais qui, accumulées, finissent par faire basculer un site du côté du possible.
Il n’y a rien d’héroïque dans cette manière de faire, et c’est toute sa force. Tenir une falaise ouverte suppose d’arbitrer des questions de propriété, d’accès, de responsabilité et de financement, et de le faire sans fracturer les usages. Il ne s’agit pas d’opposer « protéger » et « pratiquer », mais d’organiser leur cohabitation et d’écrire des règles capables de résister à la fois aux intempéries et aux changements d’humeur politiques.
On peut le dire sans emphase : on ne sauve pas des falaises avec des slogans. L’Access Fund ne défend pas une posture : elle défend une méthode, qui consiste à réparer, signaler, mesurer et convaincre. Cette politique du caillou n’a rien d’une théorie : c’est une pratique patiente qui fait tenir ensemble des intérêts, des usages et des rêves, et qui, chantier après chantier, laisse des preuves plutôt que des promesses.














