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Trans & escalade : biopolitique du mur

À mesure que la compétition s’institutionnalise, la grimpe a troqué des prises contre des cases. Au nom de l’« équité », des règles d’éligibilité redessinent l’accès des personnes trans — et, avec lui, tout un écosystème. Cette enquête remonte la généalogie des normes, débrouille le vrai du flou scientifique et trace une ligne simple : mesurer la grimpe avec les bons outils, gouverner sans sur-administrer, accueillir sans humilier.


Compétition escalade
© David Pillet

Entre le souffle du mur et la logique du guichet, un doute s’est installé. Au pied des voies, tout est gestes, peau qui crisse, décisions à la demi-seconde. À la table d’inscription, l'ambiance est bien différente : tout devient cases, justificatifs, « pièces à fournir ». On ne discute plus seulement de performance, mais des conditions d’accès : qui tranche, sur quelle preuve, avec quels effets de bord ? Voici le fil : comment la règle est devenue soupçon, où les modèles divergent, ce que la science permet réellement d’affirmer en grimpe, pourquoi l’« équité » est un mirage confortable, et comment agir — au mur comme dans les textes — sans transformer des vies en dossiers.


La fabrique du contrôle


Longtemps, la grimpe a vécu en zone grise. On se déclarait, on grimpait, et l’éthique tenait dans une poignée de main : confiance et pragmatisme. Puis l’institution a débarqué avec son fétiche : ce qui se mesure se maîtrise. L’« équité » a glissé de l’éthique vers la preuve : on ne parle plus d’accueil, on parle d’éligibilité.


2015 — le CIO publie son « consensus » et installe un seuil hormonal : testostérone ≤ 10 nmol/L, à maintenir pendant au moins 12 mois avant la compétition. 27 novembre 2018 — l’IFSC adopte sa politique : reconnaître le genre présenté et ne restreindre que si c’est nécessaire et proportionné… tout en s’alignant alors sur le seuil du CIO 2015 pour la catégorie féminine (≤ 10 nmol/L/12 mois). 22 novembre 2021 — le CIO change de cap : fin des seuils universels, et renvoi aux fédérations internationales, sommées de documenter leurs critères autour de trois principes co-égaux : inclusion, équité, non-discrimination.


Sur le papier, c’est l’âge de la maturité. Sur le terrain, un patchwork. Faute de données propres à l’escalade, on importe des certitudes d’ailleurs et, par « prudence », on resserre un peu plus à chaque révision des textes.


Et pour couronner le tout, c'est l’effet domino : des logiques pensées pour le sport de haut niveau ruissellent jusqu’aux comptoirs d’inscription aux compétitions locales. Les formulaires s’allongent, les questions s’invitent, les bénévoles deviennent peseurs de dossiers. Pour les personnes trans, la présomption d’inclusion s’inverse : sans dossier, pas d’accès. Sous l’étiquette « équité », on lit surtout une politique des corps : qui fixe la norme, qui doit prouver qu’il ou elle s’y conforme, et à quel prix pour la vie privée.


Petite cartographie d’un durcissement


États-Unis. De 2023 à juillet 2025, USA Climbing empile des « clarifications » jusqu’à entériner une exclusion de fait des femmes trans des catégories féminines sur les événements sanctionnés. Le « oui » par défaut devient non, « sauf si ». L’Open n’est plus un choix mais une voie de repli imposée quand le féminin est verrouillé — socialement c'est un déclassement. Les inscriptions se raréfient, les bénévoles temporisent, les organisateurs serrent la procédure. L’air refroidit.


Canada. Depuis 2021, Climbing Escalade Canada choisit l’inclusion encadrée. Texte court, principes nationaux en appui, surtout opérable : on dit « oui » d’abord — participation dans le genre affirmé —, et la restriction reste l’exception motivée, avec un vrai souci de confidentialité. Résultat : lisibilité pour les clubs, charge administrative légère, tensions abaissées au guichet.


Australie. Sport Climbing Australia maintient la logique aux décimales héritée du CIO 2015 : éligibilité féminine conditionnée à une testostérone ≤ 10 nmol/L pendant douze mois minimum, engagement pluriannuel sur la catégorie déclarée, suivi possible. Le même document règle vêtement, accès aux installations, langage. Cadre clair pour un club, mais médicalisant et peu « grimpe-spécifique » dans ses justifications.


France. Droit robuste — secret médical, vie privée, bioéthique — et, depuis mai 2025, un rapport d’experts plus des recommandations du CNOSF. Reste une doctrine escalade à écrire : qui décide, sur quoi, selon quels délais, avec quels recours ? Faute de mode d’emploi national, le quotidien varie d’un club à l’autre.


En bref. Même promesse — « protéger l’équité » —, quatre voies : l’exclusion procédurale (États-Unis), l’accueil outillé (Canada), la règle au seuil (Australie) et, chez nous, un droit fort sans partition spécifique. Ce patchwork dit moins la science que nos imaginaires réglementaires.


Ce que la science mesure… et ce qu’elle ne mesure pas


On voudrait des verdicts, on a surtout des ordres de grandeur… et des emprunts. La littérature grimpe-spécifique est maigre, alors on pioche chez les voisins : athlétisme, armées, batteries de tests de condition physique standardisées. Avec, en prime, un risque de contresens : mesurer des coureurs pour juger des grimpeuses.


Côté physio, la ligne tient en peu de mots. Sous traitement hormonal, les femmes trans voient baisser rapidement l’hémoglobine, puis reculer la masse maigre et certains indices de force sur un an. Des écarts persistent, selon les paramètres, au-delà de 24–36 mois, avec une variabilité marquée. Des effets mesurés, donc — mais leur pertinence sportive dépend du geste… et du sport.


Compétition escalade
© David Pillet

Or l’escalade n’est ni la VO₂ max en baskets ni la force « tout-corps ». Elle se joue dans la force digitale relative, l’endurance isométrique des avant-bras, la tolérance à l’occlusion et la cinétique de ré-oxygénation, l’économie gestuelle, la lecture et la décision sous fatigue, sans oublier l’effet de style induit par l’ouverture (dalle ≠ compression en dévers). Traduction : appliquer une course de 2,4 km à un 15 m en dévers, c’est confondre la partition et l’instrument.


Les revues 2023–2025 convergent sur un point de bon sens : besoin d’études sport-spécifiques. Elles notent aussi que certains protocoles hormonaux peuvent induire des désavantages (VO₂, explosivité, récupération) — de quoi compliquer l’idée d’un « avantage net » permanent. S’il existe un écart, il est contexte-dépendant : par format (bloc, diff, vitesse) et par style. Une décimale universelle n’y suffira pas.


Le mirage de l’« équité »


On a fait de l’« équité » un mot-totem. Or la compétition est tout sauf un laboratoire stérile : c’est même précisément une fabrique d’écarts. On part inégalement armé·e·s — infrastructures, encadrement, temps, argent, sécurité, santé — et l’on porte des corps différents — capital musculaire, récupération, blessures anciennes. Un règlement peut promettre une justice de cadre, il ne peut pas égaliser des vies.


Regardons la grimpe telle qu’elle est. Malgré des inégalités structurelles tenaces (moyens, visibilité, filières), l’intervalle entre les toutes meilleures et les tout meilleurs se recompose selon les formats et les styles. En falaise et sur certaines ouvertures, il s’est resserré en une décennie. En vitesse standardisée, il demeure net. Rien d’ésotérique : les écarts sont autant construits (par les contextes et les récits) que mesurés. Chercher une « équité » hors-sol, c’est promettre l’impossible et administrer l’intime. Ce que le sport peut tenir, ce n’est pas l’égalité des destins : c’est la probité des règles.


Pas de restriction : la ligne claire


Tant qu’on ne dispose pas de preuves grimpe-spécifiques, robustes et pertinentes montrant un avantage décisif et persistant, l’exclusion n’est pas une précaution : c’est un pari politique sur des corps. Et même si ces preuves existaient un jour, mieux vaudrait ajuster le jeu (formats, ouvertures, calendrier) que de chercher à policer des identités.


On connaît les coûts cachés des filtres : papiers qui s’empilent, confidences forcées, rumeurs qui remplacent les règles. Tout ça pour quoi ? Pour une promesse d’« équité » qui n’égalise rien et abîme l’accès. Le sport peut garantir une probité de cadre — mêmes infos pour tout le monde, mêmes délais, mêmes recours, pas de contrôles médicaux identitaires —, pas l’égalité des vies.


Concrètement, cela veut dire : présomption d’inclusion sans contrepartie, zéro attestation intrusive. Le reste relève des règles communes : anti-dopage, sécurité, fair-play. Point.


Sortie de voie


L’« équité » n’est pas une paperasse de plus : c’est une façon de cadrer le jeu. Tant qu’aucune donnée propre à l’escalade ne met en évidence un avantage net, déterminant et durable, écarter des athlètes n’est pas une prudence : c’est un choix politique sur des corps. Posons une ligne praticable : inclusion par défaut; critères écrits et accessibles, délais annoncés, voies de recours effectives, confidentialité non négociable, aucun document médical identitaire exigé au moment de s’inscrire.


Et si, demain, des preuves solides émergent, la réponse ne devra pas être de filtrer des identités, mais d’ajuster le cadre de jeu : formats, ouvertures, calendrier, organisation des compétitions. L’escalade se décide au contact — lecture, économie du geste, gestion de la fatigue, style imposé par l’ouverture — bien plus qu’à coups d’indicateurs hors contexte.


Garantir la justice des conditions, c’est refuser de transformer des vies en dossiers et rendre à la règle sa probité : claire, proportionnée, prévisible. Le reste — la performance, le doute, la grâce des tentatives — appartient aux grimpeuses et aux grimpeurs.

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