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Escalade et climat : pourquoi vos efforts individuels ne suffiront pas

Dernière mise à jour : 6 juil.

Face au réchauffement climatique, les grimpeurs multiplient les initiatives « vertueuses » : traversées de l'Atlantique en bateau, 100 blocs à Bleau à vélo, voyages en train... Mais ces efforts individuels suffisent-ils vraiment ? Loin des injonctions moralisatrices, Gilles Rotillon livre une analyse sans concession des vrais leviers d'action pour la communauté des pratiquants de montagne.


Coupe du monde Chamonix 2024
Tout fout le camp © David Pillet

Gilles Rotillon est professeur émérite de sciences économiques, spécialiste de l'escalade et grimpeur chevronné membre de la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail).


Les problèmes climatiques deviennent de plus en plus visibles, entraînant une multiplication des prises de conscience individuelles. Dans le même temps, les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d'augmenter. Paradoxe révélateur d'une approche qui fait fausse route.


Dans le milieu de l'escalade, cette tendance est particulièrement nette. On trouve aujourd'hui de nombreux articles sur le sujet, et de plus en plus d'exemples de comportements « vertueux » : traversées de l'Atlantique en bateau pour aller au Groenland ou au Yosemite, cent blocs en 7A+ à Bleau à vélo, enchaînements de voies sans voiture... Ces initiatives, souvent le fait de grimpeurs·ses de haut niveau relayés par la presse spécialisée, témoignent d'une réelle volonté d'agir.


Un système qui impose ses contraintes


Mais ce diagnostic est biaisé. Non pas que le lien entre émissions et comportements n'existe pas, mais parce qu'on ne s'interroge pas assez sur les raisons qui nous font agir ainsi. Ces raisons ne relèvent pas de la responsabilité individuelle, mais du mode d'organisation général de la société. Pour le dire brutalement : tant qu'extraire un baril de pétrole, émettre une tonne de CO2 ou licencier un travailleur sera rentable, ce baril sera extrait, cette tonne sera émise et ce travailleur sera licencié. Et tant que les rares 9A blocs seront aux quatre coins du globe et que le seul 9C falaise pour l'instant confirmé est en Norvège, les meilleurs grimpeur·ses doivent aller les tenter, justement pour justifier leur statut. Pour l'instant ils/elles ne l'ont pas fait en n'utilisant que le vélo ou la marche.


C'est la logique du capitalisme qui est en cause, dont la finalité est l'accumulation du capital, pas la gestion des biens communs. Dès lors, il incite les individus à se comporter selon ce but : marchandisation généralisée, réseaux sociaux exploitant nos données pour une publicité ciblée ultra-efficace, consommation travestie en besoin… Tant que nous vivrons sous ce régime, le climat se détériorera et n’encouragera aucun de nous à baisser son impact. D’autant plus que les contraintes de l'organisation sociale rendent souvent impossible de descendre en-dessous d'une certaine limite d'émissions. Selon son habitat, son travail, sa famille, changer devient un défi colossal. C'est donc le cadre de vie, l'aménagement du territoire, l'organisation du travail qui doivent être transformés. Vous l’aurez compris, nous ne nous situons plus au niveau individuel, mais politique. Dès lors, voter pour un candidat sans politique écologique devrait être une impossibilité morale.


L'empreinte carbone du grimpeur : un calcul complexe


Regardons néanmoins de quoi se compose concrètement le bilan carbone de l'escalade. La discipline nécessite de se déplacer, d'utiliser du matériel, de s'alimenter, de communiquer. Le transport est de loin le poste le plus important. Cela proscrit l'avion et impose de réduire drastiquement l'usage de la voiture. Le train apparaît alors comme le mode de transport le plus vertueux. Cela dit, il ne permet pas l'accès direct aux sites, impliquant un autre moyen de transport pour la jonction.


Alors, posons une question cru : faut-il renoncer à grimper ?

Prenons l'exemple concret des blocs de Bleau. Pour que la plupart des sites soient accessibles en train, il faudrait étendre massivement le réseau. Or la SNCF est le premier consommateur d'électricité en France et utilise des quantités phénoménales de béton et d'acier. Peut-on imaginer la planète recouverte de rails sans impacts écologiques ? De plus, dans l'état actuel, la plupart des sites deviendraient inaccessibles en une journée, obligeant à sur-fréquenter les rares sites proches des gares.

Empreinte carbone grimpe à 700km
Résultat de l'empreinte carbone d'une personne seule si elle devait aller grimper à 700km © Vertige Media

Pour l'alimentation, le point clé reste la consommation de viande et de poisson. Pour la communication, il faut interroger nos pratiques d'échanges sur internet : poster une photo ou un film est coûteux en électricité, donc en GES (actuellement, Internet engendre 3,7% des émissions mondiales de GES, ndlr). Le matériel pose moins de problèmes, mais les contraintes de sécurité limitent les économies possibles. L'essentiel - chaussons, cordes, mousquetons - oblige à une production industrielle sur laquelle les grimpeurs n'ont pas de prise. On peut changer le moins souvent possible de chaussons, mais on ne peut pas garder un baudrier ou une corde trop longtemps.


De Conquérants de l'inutile à Lanceurs d'alerte


Alors, posons une question cru : faut-il renoncer à grimper ? La question est sans doute trop excessive, mais elle peut se poser sous une forme moins extrême. Les contraintes écologiques peuvent-elles transformer nos pratiques ? Comment et jusqu'où ? Et par quelles autres activités pourrait-on les remplacer ?


Le problème, c’est que poser la question sous ces formes, c'est revenir à la responsabilité individuelle, donc être incapable de résoudre la question climatique. Il n'y a aucune raison de penser que les individus de demain seront plus vertueux que ceux d'aujourd'hui. Ce serait poser sur un plan moral une question qui relève des rapports sociaux. Que peuvent faire les grimpeurs et plus largement tous les montagnards ? Il faut élargir la focale et considérer l'ensemble de la communauté alpine. Car au-delà des changements nécessaires mais insuffisants de nos pratiques, il existe un autre axe d'action.


Nous ne sommes qu'une partie de l'écosystème et il est en train d’être détruit. Il faut arrêter cette destruction, non pas pour que les fleurs et les insectes aient le droit d'exister, mais parce que sans eux, nous n'existerions pas non plus.

Nous pourrions jouer un rôle de « lanceurs d'alerte ». Notre communauté se situe aux premières loges pour constater la rapidité et l'ampleur des transformations que le changement climatique cause à la montagne. Ces transformations y sont parfaitement visibles sur une échelle de temps très courte. Il existe d'autres signes - jour du dépassement, vendanges avancées, canicules, épidémies, incendies - mais ils ne suffisent pas encore pour que l'opinion publique exerce une pression sur les gouvernements. Ce n'est pas parce qu'on parle de transition énergétique qu'elle existe : on continue d'utiliser de plus en plus de chaque type d'énergie.


Sans prise de conscience collective importante, la situation ne peut qu'empirer. Les montagnards ont la possibilité de témoigner de cette urgence, non pas en tant que pratiquants s'interrogeant sur leurs pratiques, mais en tant que citoyens témoignant de l'ampleur des transformations de notre écosystème. J'aime cette formule d'un ami qui suggérait de passer du statut de « conquérants de l'inutile » à « défenseurs du nécessaire ». Nous ne sommes qu'une partie de l'écosystème et il est en train d’être détruit. Il faut arrêter cette destruction, non pas pour que les fleurs et les insectes aient le droit d'exister, mais parce que sans eux, nous n'existerions pas non plus. Il n'y a que les humains qui peuvent décider de l'avenir de tous.

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