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Éline Le Menestrel : en vert et contre tout

Dernière mise à jour : il y a 10 heures

À 27 ans, Éline Le Menestrel incarne une nouvelle génération de grimpeurs.ses : celle qui rend l'incommensurable non seulement possible mais aussi désirable. À grands coups de pédale, l’athlète et activiste écologiste fait brûler ses engagements et son intarissable soif d’apprendre en mettant dans sa roue tous les sujets inflammables du moment : environnement, féminisme, héritage familial et vertige existentiel. Portrait d’une jeune fille en feu.


Eline Le Menestrel
© Chris Eyre-Walker

« Ma vie, c’est vraiment le bazar en ce moment ». On aurait presque du mal à y croire tant la phrase est lâchée avec flegme. Quand Éline Le Menestrel la prononce, elle s’apprête à croquer dans un mezzé d’un restaurant syrien à Bruxelles. Le visage barré par une trace de paillettes dorées sous les yeux, elle finit sa bouchée, s’essuie les doigts avec un bout de serviette et se rappelle que « c’est quand même vachement bon ici ! ». Éline Le Menestrel est de cette trempe. De ces gens qui vous annoncent des trucs pas possibles avec un tel relâchement que vous ne savez pas vraiment s’ils vous disent la vérité. Ou s’ils ont simplement appris à faire tenir ensemble le chaos apparent et une forme bien à eux de lucidité. Chez elle, le désordre ne ressemble jamais tout à fait à une perte de repères. Plutôt à une manière souple d’habiter les virages. Elle avance à sa façon, entre intuition, éclats de rire et détours assumés.


La tête dans le guidon


Et pourtant, la grimpeuse est bel et bien dans la sauce. Le bazar ? Ses révisions de fin de première année de master en Sciences et Gestion de l’Environnement. La bûcheuse est en retard, elle en parle d’ailleurs beaucoup sur son compte Instagram : « Dois-je réviser ou aller grimper ? », demande-t-elle à sa communauté. Une question rhétorique, car en réalité, la slasheuse a toujours fait ce qui lui plaisait. « Je n’ai jamais réfléchi en termes de débouchés dans mes choix d'études, pose-t-elle avec un léger accent belge. Je réfléchis en fonction de ce que j’aime faire de mes journées ». Et d’un jour à l’autre, Éline Le Menestrel aime faire beaucoup de choses. Si elle se définit comme « grimpeuse professionnelle et activiste écologiste », la jeune femme de 27 ans est aussi étudiante, conférencière, cycliste et comédienne…


Entre un taboulé à la menthe et de l’houmous, elle pointe son pote Pablo, assis à table avec nous. Le jeune Bruxellois aime aussi se lancer des défis. Un beau jour, il a décidé de rentrer d’un voyage-grimpe en Norvège à vélo. Alors pour le soutenir, et parce qu’elle en avait envie ce jour-là, Éline Le Menestrel est allée le chercher en Allemagne pour le ramener à Bruxelles. 500 km avalés en 38h. « On a dû dormir trois heures », lancent-ils en chœur. Depuis quelques années, la grimpeuse a souvent la tête dans le guidon. Si bien qu’elle est devenue « la meuf qui part grimper à vélo ». En 2023, elle a créé « Upossible » avec son ex. Financé par son sponsor Salewa et pas mal d’apports personnels, ce projet part du principe qu’aller grimper à bicyclette est à la fois possible et désirable. Le couple débarque alors à Bruxelles, Vienne, au Luxembourg, à Naples et pédale pendant trois ou quatre jours. À la fin, ils proposent un spectacle pour raconter le monde qu’ils veulent faire exister. « U, c’est pour utopie et possible pour se le réapproprier », éclaire la fondatrice de l’initiative.


Un film retraçant le projet Upossible d'Éline Le Menestrel en 2023.
« Aller grimper à vélo, ce n’est pas juste pour réduire notre impact carbone individuel. C’est pour changer le monde dans la mesure où on en fait exister un autre qui n’a pas besoin de cette dépendance capitaliste. Quand tu pédales à 15 km/h, tu ne fais pas que penser l’environnement, tu le vois défiler. Tu le vis dans ton corps »

Eline Le Menestrel
© Chris Eyre-Walker

Associé à un autre mouvement dans lequel elle est aussi très impliquée - EcoPoint (qui est un dérivé du mot anglais RedPoint signifiant “enchaîner une voie”, ndlr) - « Upossible » donne à la grimpeuse la conviction qu’il faut continuer à pédaler. « Le mouvement EcoPoint est aussi une manière de redéfinir la performance en escalade sur le rocher, indique-t-elle. Désormais elle ne compte que si, et seulement si, on y est allé de manière écologique ». Derrière les deux projets, se déroule tout l’arsenal de pensée écolo d’Éline Le Menestrel. Un corpus qu’elle apprend, étudie et interroge tous les jours. « Premièrement, il y a les faits : le transport c’est 70% de l’impact carbone moyen d’un grimpeur, plaque-t-elle. Ensuite, il y a la philosophie : on se tape des kilomètres à vélo pour faire exister le monde dans lequel on veut vivre. Et ce monde, on ne veut pas qu’il dépende des énergies fossiles. Aller grimper à vélo, ce n’est pas juste pour réduire notre impact carbone individuel. C’est pour changer le monde dans la mesure où on en fait exister un autre qui n’a pas besoin de cette dépendance capitaliste. Quand tu pédales à 15 km/h, tu ne fais pas que penser l’environnement, tu le vois défiler. Tu le vis dans ton corps. L’Eco-Point, c’est ce qu’on appelle un levier écologique ».


Une affaire de famille


Il est 17h. La pause-dej qu’Eline Le Menestrel vient de s’accorder le jour de sa compétition doit prendre fin. Elle s’est qualifiée pour la finale, et avec Pablo, ils doivent rempiler. Bras-dessus, bras-dessous, les deux coéquipiers se redirigent vers l’église Saint-Antoine de Padoue, dans le quartier de Forest. C’est dans une église du XVe siècle que Maniak, un réseau de salles d’escalades privées belge, organise les festivités. Sous l’immense nef, se dressent des murs de plus de 15 mètres de haut. En désacralisant une partie des lieux, les nouveaux propriétaires peuvent faire profiter d’une grimpe vénérable à la crème du monde de l’escalade belge. Après avoir claqué deux bises, Éline part s’échauffer sur les tapis. La jeune grimpeuse s’assure puis monte une voie qui reproduit les ouvertures extérieures de ce qu’on appelle les « Big Wall », ces ascensions en falaises qui peuvent nécessiter plusieurs jours, du fait de leur hauteur et de leur difficulté. En redescendant, elle regarde ses mains qu’elle vient de fourrer dans une fissure artificielle et souffle : « Je suis clairement meilleure en extérieur qu’en indoor ».


« J’ai des choses à prouver. J’ai quand même un sacré besoin de reconnaissance. C’est mon plus grand défaut, je crois »

Éline Le Menestrel fait partie de la poignée d’athlètes dans le monde qui ont réalisé les plus grands exploits sur le rocher. Parmi eux, Mingus une voie de 300 mètres dans le Verdon qu'elle a réalisée en style « Eco Point ». « En termes de niveau, je culmine à 8b+, détaille la Franco-Belge. Les filles au top font du 9b+ donc je ne suis pas au sommet. Mais je pense que j’apporte quelque chose à l’escalade avec toute ma réflexion sur l’écologie ». Avant d’ajouter : « J’ai des choses à prouver. J’ai quand même un sacré besoin de reconnaissance. C’est mon plus grand défaut, je crois ».


Eline Le Menestrel
© Guillaume Broust

Éline Le Menestrel est née à Melun, en 1998. À trois semaines, elle passait déjà ses journées en forêt, à Fontainebleau. Ses premiers pas, elle les a quasiment faits sur les blocs du spot le plus légendaire du monde. Il faut dire qu’elle n’a pas trop eu le choix. Son père, Marc, et son oncle, Antoine, sont des légendes de l’escalade libre. Son grand-père répétait aussi de grandes voies mythiques dans les Dolomites. « Bref, l’escalade, c’était obligatoire. Tous les weekends, on allait grimper. Si tu n’avais pas envie, tu y allais quand même », raconte-t-elle. « Non seulement il fallait qu’on grimpe mais on n'avait pas le droit de faire de compétition. Il fallait rester dehors, dans la nature ». L’exigence flirte parfois avec l’intransigeance. Les Menestrel s’installent à Barcelone pendant dix-huit ans puis Éline file à Marseille, dans « ce quart sud-est de la France incroyable où on est entourés des parois parmi les plus belles du monde ».


L’installation en Belgique pour une grimpeuse peut sembler étrange. Le « plat pays » offre peu de reliefs à part quelques spots ici et là. Et puis Bruxelles, c’est la ville. Mais ici, Éline Le Menestrel y trouve une mixité, un vivre-ensemble et une ouverture sur les sujets de genre, « beaucoup plus avancés qu’en France ». Si elle est là, c’est aussi pour se rapprocher de sa mère, Belge de nationalité. « Elle a été centrale dans mon parcours, confie la fille. Mon père est très connu dans le milieu, c’est sûrement une des personnes les plus intelligentes que je connaisse mais il aime beaucoup la lumière. Ma mère m’a appris à sortir de moi pour apporter quelque chose au monde ». Quand tout excitée, elle lui parle pour la première fois, du projet Upossible, Éline se prend d’abord une énorme veste. « Elle m’a dit : “Ouais, mais ce projet tu le fais pas pour l’écologie, tu le fais pour toi. C’est comme ces gens qui courent un marathon pour eux et qui greffent une cause à leur exploit personnel. C’est hypocrite” ». Alors la jeune grimpeuse réfléchit, réoriente son action en essayant de la collectiviser.


Vertige existentiel dans les Dolomites


« J’ai porté mon choix sur Salewa parce que c’est une entreprise familiale. Tu n’as pas de gros actionnaires qui font pression derrière », explique-t-elle. Pour prendre sa décision, à 22 ans, Éline Le Menestrel part dans les Dolomites, en Italie, accompagnée par sa mère qui a 35 ans d’expérience pro dans le secteur de l’écologie. Une fois au siège, elle mitraille la famille des fondateurs : Comment marche votre innovation ? Quelles sont vos intentions ? Vers où vous voulez aller ? « J'ai vraiment eu besoin d'avoir le sentiment que les dirigeants cherchent un modèle de business différent ». Après son « audit », la fille demande à la mère ce qu’elle en pense et finit par accepter. Pour autant, la grimpeuse pro n’est pas dupe. « Je sais qu’un sponsor utilise mon image pour faire du business. Mais je les utilise aussi pour faire passer mes idées ». Aujourd’hui, certains des projets que signent Éline Le Menestrel en tant qu’activiste sont financés par Salewa. « Chez moi tout est confondu, mon activisme fait partie de mon activité de grimpeuse pro. Il est écrit dans mon contrat qu'une partie de mon travail d'athlète, c'est d'aller poser des questions qui dérangent ».


Eline Le Menestrel
© Emile Pino

Malgré l’assise de son éducation, l’héritage familial pèse souvent et conduit la jeune femme à penser qu’elle a des choses à prouver. Comme en 2020, alors qu’elle entame sa première année d'athlète professionnelle sous contrat. À 22 ans, Éline Le Menestrel part dans les Dolomites faire une voie que son grand-père a lui-même répété au même âge : la mythique Hasse-Brandler. « En faisant ça, je voulais raconter l’histoire de notre famille, retrace-t-elle. Je devais la faire avec mon père sauf qu’à cause du Covid, il est resté bloqué à Singapour ». Livrée à elle-même avec le désir d'impressionner et de faire « un truc stylé pour mon sponsor », la grimpeuse part avec une amie dans Le Poisson, une voie extrêmement engagée de La Marmolada. Et commence par faire une erreur qui lui sera fatale.


L’accident est terrible. Éline Le Menestrel se casse le poignet, un os du pied et se fracasse la cheville en 30 morceaux. Une grave commotion cérébrale l’oblige à rester un mois dans le noir de sa chambre, sans lire, sans écran, sans podcast et sans le droit de parler à quelqu’un plus de cinq minutes. À l’issue de trois opérations, le meilleur chirurgien de Bruxelles lui annonce qu’il ne sait pas si elle remarchera un jour.


« Pleine d’éco-anxiété et de questionnements, je découvre l’activisme en groupe. C’est à partir de ce moment-là que je découvre la force du collectif et que je réalise à quel point agir fait du bien. Cet accident a été la clé, il a profondément changé qui je suis. »

Le droit des montagnes, Camille Étienne et les carbo-capitalistes


« Cet accident aurait dû m’éteindre, il a tout rallumé », lâche Éline, désormais assise en tailleur dans le calme d’une salle annexe à la nef. Des mois de kiné, des heures de musculation et un gros mental l’aident à surmonter l’épreuve. C’est aussi à ce moment-là que des Italiennes la contactent pour le projet des droits des montagnes d’Europe. Baptisé « United Mountains of Europe », il s’agit de faire évoluer la loi en dotant les montagnes d’une personnalité juridique. La jeune éclopée y voit une proposition philosophique, juridique, culturelle et sociétale qu’elle portera jusqu’au Parlement européen. « Pleine d’éco-anxiété et de questionnements, je découvre l’activisme en groupe. C’est à partir de ce moment-là que je découvre la force du collectif et que je réalise à quel point agir fait du bien. C’est à ce moment-là que je décide de faire de l’escalade mon métier et que ce métier doit apporter quelque chose au monde. Cet accident a été la clé, il a profondément changé qui je suis ».


Aujourd’hui, à 27 ans, la soif d’apprentissage d’Éline Le Menestrel semble intarissable. Au-delà du corpus académique de son master qui lui fait passer du Bruno Latour ou du Baptiste Morizot entre les mains, l’étudiante lit et écoute Salomé Saqué, Camille Étienne... « En ce moment, je suis en pleine réflexion sur l’opposition entre changement institutionnel et actions individuelles, glisse-t-elle. Je suis en train de me rendre compte que je n’ai pas assez dit que le changement à l’échelle individuelle est un outil au service du statu quo. C’est une manière de dépolitiser les questions écologiques. Pendant trop longtemps, on a rejeté la faute sur les individus à nous faire croire qu’être écolo, c’est recycler et prendre son vélo. Ça a juste permis à l’élite des carbo-capitalistes de continuer à extraire du pétrole, à vendre des armes et à détruire la planète. Désormais, j’ai envie de pointer du doigt les coupables ainsi que les mécanismes de pouvoir qu’ils utilisent pour nous faire culpabiliser ».


Et si finalement l’escalade était un prétexte pour Éline Le Menestrel ? Pour elle, c’est d’abord un métier, une passion et un ancrage dans une communauté. « C’est aussi ce qui me relie à ma famille, la nature et aux territoires qui m’ont forgée, poursuit-elle. C’est un noyau, mais c’est vrai que c’est surtout un moyen de faire passer des idées et un message politique », répond-elle. Lequel ? « Je me bats pour qu’on ait tous le droit, le temps et les moyens pour passer durablement davantage de temps dehors ».

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