
L’escalade lui a tout donné comme elle a failli tout lui prendre. Dans une vie accidentée, le grimpeur en solo le plus audacieux de tous les temps n'a eu qu'une obsession : renaître. Car c’est entre la vie et la mort qu’Alain Robert a écrit sa légende. Dont voici la grande histoire.
écrit par Matthieu Amaré
designé par Pierre-Gaël Pasquiou
Janvier 2025, Paris. Dans les recoins du parc des expositions de la Porte de Versailles, une foule protéiforme est tapie dans une ombre artificielle. À mesure que l’équipe technique installe la scène, les projecteurs éclairent tour à tour un vieil homme avec une canne, une jeune femme avec un tote-bag, un gamin assis par terre. La salle, comble, bruit de raclements de gorge et de carillons de gourde. Tout traduit l’attente molle. Quand soudain, tout s’allume. Escorté par deux armoires à glace, un bonhomme frêle réfléchit la basse lumière de la pièce dans tous les coins. Son costume irradie tellement qu’il en éblouit le premier rang. Santiags, ensemble en peau d’alligator, cheveux longs et gris effilés : Alain Robert débarque comme un soleil.
Alain super
Alain Robert est un super-héros. Au moins aux yeux ébahis du public. Devant eux, il est le « Spiderman français ». Et tant pis si à soixante-trois ans au compteur, et 50 kilos sur la balance, il ressemble davantage à Jean-Louis Aubert en fin de carrière qu’à Peter Parker. De 7 à 77 ans, les gens sont venus écouter les exploits de l’homme araignée, version en chair et en os du héros de Marvel, connu dans le monde entier pour ses ascensions des plus hauts grattes-ciel du monde en solo intégral. Comprendre : une grimpe ultra-engagée sans corde ni aucun dispositif d’assurage. À son actif : 250 édifices avalés à mains nues. Récemment, et à plus de 60 ans : la Tour Hekla, la tour Total à La Défense ou le Burj Khalifa, à Dubaï, soit la plus haute tour du monde.
Alors que la foule commence à se redresser sur siège, Alain Robert lui ne sait pas vraiment ce qu’il fait là. Le programme promet « une non-conférence ». Seulement, notre homme ne voit pas ce que ça veut dire. Alors il ironise, entre une petite gêne et un bon accent du sud-est : « Une non-conférence pour moi, c’est surtout une conférence non-payée ». Hilarité générale. Mais depuis 24h, le super-héros sexanégaire est pourtant bel et bien investi d’une mission : parrainer la première édition parisienne du Salon de l’Escalade. Invité depuis Bali - où il vit -, il prend cela comme un hommage même si cela consiste surtout à dédicacer sa dernière biographie, Libre et sans attache. Le reste du temps, le grimpeur prend des selfies avec des gens, raconte trente fois la même anecdote et baguenaude dans les travées de la Porte Versailles entouré de ses potes dont la compagnie ressemble sacrément à un service

Au cas où on aurait oublié son look et ses opinions, Alain Robert aime distiller quelques piqûres de rappel © Coll Alain Robert
Vol de reconnaissance
Demander la place qu’occupe Alain Robert dans l'histoire de l’escalade moderne vous vaudra toujours la même réponse. « Unique », « incomparable », « inclassable »… les qualificatifs commencent à manquer pour décrire un homme qui a d’ores et déjà laissé une trace indélébile sur les tablettes de son sport. Aujourd’hui, il est un des rares grimpeurs « pro » à être suivi par des millions de personnes sur les réseaux sociaux, le seul à posséder une statue en Chine. Dans son dernier livre, une préface laisse même penser qu’il est peut-être le meilleur grimpeur en solo de tous les temps. Et elle est signée par un certain… Alex Honnold, l’un des athlètes les plus respectés de la planète, parvenu à donner à l’escalade un Oscar en 2017 grâce au documentaire Free Solo. Un dernier fait d’arme
« incomparable » : Alain Robert est aussi le seul grimpeur à figurer sur un livre de sport qui dépasse sa discipline en prenant place parmi Les 100 meilleurs sportifs de tous les temps aux côtés de Pelé, Mohammed Ali, Carl Lewis ou Roger Federer.
« Il suffit de deux minutes pour s’apercevoir qu’Alain a un gros problème de reconnaissance »
Philippe Poulet, rédacteur en chef de Vertical.


Pour Philippe Poulet, rédacteur en chef du magazine Vertical et ami de Robert, cela ne fait aucun doute : « Alain est le meilleur soloïste de l’histoire ». Selon lui, personne ne l’a égalé, « même pas Honnold, même pas Alexander Huber » pourtant l’homme qui possède le solo intégral le mieux côté de la planète (8b+). Pour David Chambre et Laurent Belluard, ses biographes, il rentre « au moins dans le top 3 mondial ». Ces réalisations s’appellent Polpot (7c+ dans le Verdon), La Nuit du Lézard (8a+ à Buoux) ou Pour une poignée de Chamallows (8a/b à Cornas). Des voies extrêmes « les solos les plus téméraires de l’histoire », selon Chambre. Pour preuve, même les plus impétueux des funambules modernes ne veulent pas en entendre parler. Alex Honnold, encore lui, écrivait : « Faire Polpot, cela revient à jeter les dés ». Alea jacta est, voilà sans doute une manière d'écrire le principe de vie d’Alain Robert, chaque fois qu’il passait ses Rubicons à lui, perchés à 300 mètres du sol.


Quand il reçoit le lendemain du Salon de l’Escalade, au dernier étage de son hôtel à Paris, Alain Robert n’a pas changé de costume. Toujours le même ensemble en peau de reptile et cet énorme patch dans le dos : « One word : badass ». Seul le verre devant lui a changé de substance. À l’eau en bouteille de la veille, le sexagénaire préfère le champagne, sa boisson favorite. Et entre deux gorgées, la rock-star est chafouine. « Le surnom du French Spiderman, ça me casse les couilles, envoie-t-il d’entrée. Ce truc de building, ça a complètement mis ma carrière sur le rocher au second plan ». Alcool mauvais ? Absolument pas. C’est une constante chez lui. Malgré tous les honneurs dont il bénéficie et même au sortir d’un événement qui l’a porté aux nus, Alain Robert râle. Comme si la célébration d’hier était constamment chassée par la frustration d’aujourd’hui. Peu de jours ne se passent sans que, sur son mur Facebook ou ses live Instagram, le grimpeur ne tienne à rappeler ses exploits. Une hyperactivité numérique qui soulève une obsession : qu’on lui rende sa légitimité. Mais laquelle ?
« Il suffit de deux minutes pour s’apercevoir qu’Alain a un gros problème de reconnaissance , affirme Philippe Poulet. Et parfois, c’est vrai, on dirait un petit vieux qui radote ». Alors comment l’expliquer ? Peut-être ces 30 ans qui séparent ses fameux exploits de notre époque ? La médiatisation de ses ascensions d’immeubles qui ont effectivement gommé sa carrière sur le caillou ? Peut-être à cause du personnage d’Alain Robert, vilain petit canard de l’escalade, et trop seul, trop fou, trop fort ? La réponse à ces questions se trouve quelque part entre toutes. Et pour la trouver, il faut débrouiller le fil d’une vie hors-norme qui se raconte précisément comme le scénario d’un comics. À grands coups de revanches.