Payer les ouvreurs au pourboire : le très mauvais tips
- Pierre-Gaël Pasquiou

- 14 août
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 sept.
Et si, demain, votre salle d’escalade vous proposait de glisser un pourboire à l’ouvreur·se, comme on le ferait pour un·e serveur·se ou un·e chauffeur·se de taxi ? Aux États-Unis, l’idée a déjà pris la forme d’une application mobile, Tip Your Setter. Une innovation présentée comme un geste de reconnaissance, mais qui, à y regarder de plus près, révèle bien plus sur la précarité d’un métier essentiel et sur la tentation de déléguer au·à la client·e ce que l’employeur·se ne veut pas assumer.

Un lundi soir, vous arrivez à la salle. L’odeur de magnésie flotte dans l’air, les crash pads amortissent les chocs, les prises flambant neuves dessinent un bloc qui attire immédiatement votre regard. Vous l’essayez, tombez, riez, recommencez. La séquence parfaite : une idée brillante d’ouvreur·se, quelques prises bien placées, ce mélange d’ingéniosité et de cruauté qui vous donne envie de revenir. Et puis, au moment de ranger vos affaires, un QR code sur le mur : « Aimez-vous cette ouverture ? Tipez son·sa ouvreur·se. »
Bienvenue dans la grimpe version tip culture. Ce n’est pas une fiction : aux États-Unis, un grimpeur et développeur new-yorkais a lancé en juillet 2025 Tip Your Setter, une appli pour rémunérer directement l’ouvreur·se qui a imaginé votre projet du soir. Dans un pays où le pourboire est devenu une seconde monnaie, l’idée s’intègre naturellement. Mais dans la communauté, le débat fait rage : reconnaissance ou régression sociale ?
Les ouvreur·ses, ces architectes invisibles
On pourrait croire que les ouvreur·ses travaillent dans l’ombre. C’est faux : leur travail est sous vos yeux, sur chaque mur, chaque bloc, chaque mouv’ qui vous fait douter de vos abdos ou de votre lecture. Mais eux·elles, on ne les voit pas. Un matin à l’aube, perché·e·s sur une échelle, « choqueuse » en main, perçant, brossant, testant, modifiant. Puis disparaissant avant que la salle ne se remplisse.
En France, certain·e·s sont salarié·e·s — à temps plein ou partiel —, d’autres travaillent en indépendant·e, souvent en micro-entreprise. Les premier·e·s jonglent entre leurs ouvertures et d’autres missions (accueil, maintenance, animation), les second·e·s enchaînent les contrats ponctuels, parfois pour des tarifs figés depuis des années. La passion compense souvent la paie, mais à quel prix ? Un bloc réussi ne se mesure pas seulement en nombre de prises : il a un coût en créativité, en sueur, et parfois en santé physique.
Tip Your Setter : l’idée qui grimpe outre-Atlantique
Aux États-Unis, Tip Your Setter a débarqué sur l’App Store le 22 juillet 2025. Concept : vous scannez le bloc ou la voie, choisissez un montant, et hop — l’ouvreur·se reçoit votre pourboire, moins 10 % de commission prélevés par l’application. Un intermédiaire de plus dans un monde qui en compte déjà trop, mais qui s’adosse à une culture où le pourboire est une norme sociale quasi automatique.

Sauf que l’escalade n’est pas la restauration. Dans un restaurant, le pourboire vient compléter un salaire horaire souvent ridicule. En salle, rien n’oblige — pour l’instant — à intégrer les ouvreur·ses dans cette catégorie de travailleur·ses « à pourboire ». Mais le risque est clair : en introduisant ce modèle, on offre aux employeur·ses une excuse parfaite pour geler ou baisser les rémunérations de base, en comptant sur la générosité des client·es pour combler le vide.
La précarité derrière la prise
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon le Climbing Business Journal, un·e ouvreur·se junior américain·e commence autour de 16 $/h. Un·e Head Setter expérimenté·e gagne mieux, mais rarement de quoi rivaliser avec le coût de la vie dans les grandes villes. En France, les grilles salariales sont floues, les contrats précaires fréquents. Côté indépendant·es, les tarifs tournent souvent entre 200 et 300 € la journée, selon l’expérience, la région et le type d’ouverture. Des montants qui, rapportés aux exigences physiques et techniques du métier, restent modestes — et qui, dans bien des cas, n’ont pas bougé depuis des années.
Alors, bien sûr, un billet glissé en douce ou une bière offerte, ça fait plaisir. Mais quand ce geste devient structurel, il masque un problème : le manque de reconnaissance financière par celles et ceux qui tirent réellement profit des ouvertures — les exploitant·es de salles. Et dans ce jeu, les applis comme Tip Your Setter peuvent vite devenir un pansement sur une fracture ouverte.
La culture du tip : un virus américain ?
Dans les cafés, les bars, les taxis, les livreur·ses, les coiffeur·ses : aux États-Unis, le pourboire est partout. Ce qui était à l’origine un geste de gratitude s’est transformé en obligation sociale. Dire non à l’écran qui vous propose 20 % ? Culpabilité garantie. Ce mécanisme a permis à certain·e·s employeur·ses de transférer une partie de la rémunération sur les épaules des client·es, tout en gardant le contrôle sur le coût du travail.
Appliquer cette logique à l’escalade, c’est jouer avec le feu. Car la salle, ce n’est pas juste un lieu de pratique, c’est une entreprise avec un abonnement, des marges, et une main-d’œuvre qualifiée. Et faire croire que le pourboire est un plus, c’est ouvrir la porte à un modèle où la reconnaissance financière de l’ouvreur·se dépend plus de la sympathie du·de la grimpeur·se que de la responsabilité de l’employeur·se.
Pourquoi ça nous concerne aussi
En France, la culture du pourboire est beaucoup moins intégrée, mais elle n’est pas absente. Et dans un marché de la salle en pleine expansion, avec une pression croissante sur les coûts, la tentation d’externaliser le « merci » pourrait émerger. Certain·e·s ouvreur·ses, déjà payé·e·s à la prestation, pourraient voir leurs tarifs stagner au prétexte que « les grimpeur·ses peuvent compléter »
La frontière est fine entre reconnaissance libre et substitution au revenu. Et il faut le dire clairement : l’ouvreur·se n’est pas un·e figurant·e qu’on remercie à la volée. C’est l’architecte du jeu, le·la metteur·se en scène de vos réussites et de vos échecs. Il·elle mérite une rémunération stable, juste, et garantie — que ce soit par une fiche de paie ou par un contrat digne de ce nom.
Tip Your Setter est peut-être déjà vouée à rejoindre le cimetière des idées mal appliquées : adoption limitée, critiques massives, et même un message de son créateur laissant entendre que le projet allait s’arrêter. Mais le débat qu’elle soulève mérite de rester ouvert. Car derrière la question du pourboire, c’est toute la place des ouvreur·ses dans l’économie de la grimpe qui se joue.














