Para-escalade : la lutte des cases
- Hugues Lhopital

- il y a 7 jours
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Depuis un an, la para-escalade possède son ticket pour les Jeux Olympiques de Los Angeles 2028. Néanmoins, cette consécration cache une réalité plus complexe : une réduction drastique des catégories qui peut transformer l'inclusion en nouvelle forme d'exclusion. Comment un système conçu pour l'équité produit-il de l'injustice ? Analyse des rouages de la classification paralympique.

C'était il y a un an : l'arrivée officielle de la para-escalade au programme des Jeux paralympiques en 2028 à Los Angeles. Le monde paralympique célébrait alors une victoire. Le monde de l’escalade aussi. De loin, la nouvelle avait l’allure d'une décision historique, progressive, impactante. Pourtant, lorsqu’on se penche sur les détails, cette victoire a des conséquences au goût plus amer. Sur les vingt catégories parasportives existantes sur le circuit international de l'IFSC (la fédération internationale d’escalade sportive, ndlr) — réparties équitablement entre femmes et hommes — seules huit ont été retenues pour cette consécration olympique. Une réduction de 60 % qui ressemble moins à une sélection qu'à un tri.
Rendez-vous compte : vous êtes grimpeur·se en déficience visuelle, catégorie B3 (pour blind, ndlr). Vous vous entraînez depuis des années, vous participez aux championnats du monde, vous rêvez de Los Angeles. Quand le verdict tombe, c’est votre horizon qui disparaît : seules les B1 hommes et les B2 femmes iront aux Jeux. Ou alors vous évoluez en AL1 (pour Lower Extremity Amputee, ndlr) avec vos limitations des membres inférieurs, mais là encore, seule la catégorie AL2 a survécu à la sélection. Bienvenue dans l'univers kafkaïen de la classification paralympique, où l'excellence sportive se conjugue avec une arithmétique impitoyable.
Quand l'inclusion devient mathématique
L'IPC — le Comité International Paralympique — n’a pas donné d’explications précises sur les raisons de ces choix. Mais deux arguments-massue servent régulièrement de justification. D'abord, « limiter le nombre de médailles distribuées ». Ensuite, « rendre le spectacle plus compréhensible pour le grand public ». Dit autrement : moins de complexité pour plus d'audience, moins de nuances pour plus de rentabilité. L'industrie du sport-spectacle n'aime pas le gris. Elle préfère les podiums éclairés, les histoires simples, les vainqueurs identifiables.
Cette sélection dessine une géographie particulière du handicap « acceptable » : B1 pour les hommes (sans perception visuelle) et B2 pour les femmes (à l'acuité très réduite), AU2 pour les limitations des membres supérieurs, AL2 pour les atteintes des membres inférieurs, et RP1 pour la mobilité et la puissance réduite. Une taxonomie qui fait écho aux grandes heures de la classification scientifique, quand l'humanité se rangeait dans des cases étanches. Avec ce système de tri, des athlètes de haut niveau, des champions du monde parfois, se retrouvent soudainement « trop handicapés » ou « pas assez handicapés » pour mériter une place à la plus grande fête sportive. L'ironie est savoureuse : un système conçu pour inclure les personnes en situation de handicap finit par en exclure davantage.
Les origines d'une obsession : classer pour égaliser
Fondamentalement, ranger et classifier permet à notre cerveau de mieux discerner et comprendre le monde. Nous avons tracé des frontières entre les objets et la nature, entre les animaux et les humains, entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les vieux. C'est un besoin humain, presque une compulsion. Le monde sportif fonctionne majoritairement sur cette discrimination. Et pour cause : elle est conçue pour entretenir une fiction sportive — celle d'une égalité des chances sur la ligne de départ. Cette représentation reste au cœur de l'adhésion du public à la compétition. On veut croire que le meilleur gagne. Pas le plus riche ou le mieux né.
Mais il faut remonter un peu dans l'histoire pour comprendre comment on en est arrivé là. L'histoire du sport olympique moderne est d'abord celle d'un entre-soi, dominé massivement à ses origines par les hommes occidentaux, puis s'élargissant progressivement aux femmes et aux athlètes issus d'autres continents. Suite à la mise en place d'activités sportives destinées aux soldats blessés après la Seconde Guerre mondiale, avec des visées thérapeutiques de réhabilitation physique (à Stoke Mandeville en Angleterre), c'est seulement en 1960 à Rome que les « invalides » ont pu participer à leurs propres jeux, séparés de ceux des « valides ». Les catégories para-sportives, une classification des corps, s'est construite progressivement à partir de là.
L'institution sportive préfère ne pas se confronter à ces réalités, en ne se concentrant que sur ce qui est mesurable, visible et potentiellement classable : le corps.
Les catégories sont censées garantir l'équité. Sauf que c'est une illusion, bien sûr. Car si vous dépassez le seul critère de « l'apparence » (être reconnu comme homme ou femme, par exemple), il devient évident qu'il est impossible de garantir que chaque athlète aura bénéficié de conditions d'entraînement équivalentes. Comme dans le monde sportif valide, certains ont accès à des entraîneurs de haut niveau, d'autres grimpent seuls dans une salle municipale. Certains viennent de familles aisées qui financent leur parcours, d'autres travaillent à côté. Certains ont accès à un système de santé de qualité, d'autres non. Cette mise aux normes des corps ne tient pas compte d'autres critères, pourtant directement liés aux facteurs de la performance : la qualité des parcours socio-sportifs, l'accès à un système de santé de qualité, ou la possibilité de bénéficier de ressources matérielles, financières et humaines à la hauteur des exigences du haut niveau.
Cela fait beaucoup, pourtant, l'institution sportive préfère ne pas se confronter à ces réalités, en ne se concentrant que sur ce qui est mesurable, visible et potentiellement classable : le corps.

Le coefficient fantôme : quand l'équité produit de la confusion
L'histoire de la para-escalade en compétition l'illustre parfaitement. En 2011, à Arco, première compétition officielle avec 35 athlètes venus de 11 nations, les organisateurs ont expérimenté une approche différente : tout le monde grimpe les mêmes voies, mais un « coefficient de handicap » s'applique au classement final pour rétablir une forme d'équité face à une exigence de difficulté commune. Ce système présentait l'intérêt de chercher une forme d’égalité, en tenant compte des singularités de chaque participante et participant, tout en leur proposant de se confronter aux mêmes voies.
Mais face aux problématiques apparues — complexité de définition du coefficient de limitation, installation de prises ou mouvements se révélant impossibles à réaliser — ce système a été rapidement abandonné. Un autre facteur largement déterminant, que l'on retrouve encore à l'œuvre dans la décision actuelle de l'IPC, aura aussi été celui de l'incompréhension générée par le classement sportif : la personne ayant grimpé le plus haut dans la voie pouvait ensuite se retrouver au milieu du classement final, après l'application du coefficient. Incompréhensible pour le public, invendable pour les médias. De fait, dans le monde sportif contemporain, toute pratique sportive se doit d'être facilement lisible et compréhensible par les spectateurs et spectatrices. Pouvoir assurer une forme de suspense savamment entretenu, afin de consacrer la « glorieuse incertitude du sport » - selon l'expression attribuée à André Malraux -, devient un facteur essentiel de médiatisation élargie permettant de générer le plus de revenus financiers.
Le médecin classificateur : un arbitre du destin ?
Quelques jours avant une grande compétition, des athlètes surentraînés se retrouvent devant un médecin classificateur officiel. Sa mission ? Déterminer qui va dans quelle catégorie. Cette décision, qui s'appuie sur l'étude du dossier médical attribuant un certain nombre de points, est une source récurrente de stress et de malaise. Durant ces classifications, les athlètes qui se sont beaucoup préparé·es pour venir participer au jeu de la compétition, sont évalué·es sur leur corps médicalisé et non leur corps sportif. Cette étape préalable devient alors le premier crux de la compétition, qu'il ne faut pas rater sous peine de voir ses possibilités de performance réduites ou même annulées.
Le handicap visible justifie une catégorisation que l'inégalité invisible ne mérite pas. Ou plutôt : on accepte que l'inégalité existe partout, mais on ferme les yeux. Sauf pour les personnes en situation de handicap.
Si certaines catégories « passent » sans problème (amputations par exemple), d'autres donnent lieu à des décisions qui peuvent varier dans le temps. D’une saison à l’autre, ou même au milieu d’une compétition, certain·es se sont ainsi vu changer de catégorie ou même exclues du circuit. Ceci est particulièrement le cas pour les catégories RP ou B qui peuvent recouvrir un panel de limitations extrêmement large, aux effets hétérogènes selon les personnes. Les classificateurs se retrouvent pourtant dans l’obligation de trancher de façon catégorique. Cette discrimination tend à produire régulièrement de forts sentiments d'injustice : athlètes déclarés « non classifiables » la veille de la compétition, athlètes reclassés dans une catégorie moins favorable, athlètes se situant juste à la marge basse entre deux groupes et se retrouvant en difficulté avec des concurrents bien moins impactés par leurs déficiences.

Il est intéressant de remarquer que ce principe de tri des corps, destiné à rendre le jeu sportif à la fois équitable en chances de succès et permettre la comparaison des performances sportives, n'existe pas dans les catégories dites « valides » qui sont centrées sur la discrimination sexuelle (à laquelle s'ajoute parfois celle du poids corporel). Cette mise aux normes des corps ne tient pas compte d'autres critères directement liés aux facteurs de la performance : les parcours socio-sportifs favorisés ou non, les conditions d'accès à un système de santé de qualité, la possibilité de bénéficier de ressources matérielles, financières et humaines à la hauteur des exigences du haut niveau.
Le handicap visible justifie une catégorisation que l'inégalité invisible ne mérite pas. Ou plutôt : on accepte que l'inégalité existe partout, mais on ferme les yeux. Sauf pour les personnes en situation de handicap. Pour elles, on regarde très attentivement, on mesure, on classe, on trie. C'est une forme de discrimination bienveillante qui peut finir par produire de l'exclusion. Le projet de rendre la pratique sportive accessible se heurte alors à un paradoxe du haut-niveau : les corps, souvent meurtris, redeviennent les seuls critères d'appartenance ou de rejet du groupe, en fonction de leur conformité ou non aux règles en vigueur. On s'éloigne alors des attentes d'un sport « pour toutes et tous » qui validerait l'accès à la compétition uniquement sur des critères d'engagement et de performance, comme c'est le cas pour les catégories considérées comme « valides ».
Le développement paralympique de l'escalade peut en revanche être l'occasion de réfléchir aux risques qu'il peut faire courir à notre sport lorsqu'il conduit à placer les personnes dans des cases.
Le mythe fondateur du sport moderne — celui des individus jugés équivalents, et donc aptes à se mesurer ensemble — se confronte ainsi aux réalités de la diversité des corps et des psychés. Cette catégorisation qui permet de faire exister la para-escalade en compétition entre ainsi en tension avec les perspectives d'une pratique réellement inclusive, considérant les personnes avant tout comme des sportives et sportifs performants, et non pas d'abord comme des corps déficients.
Mieux comprendre pour réinventer ?
Rejeter en bloc ce système serait contre-productif, et vouloir « effacer les handicaps » reviendrait à nier les réalités des parcours de vie des personnes concernées. Le développement paralympique de l'escalade peut en revanche être l'occasion de réfléchir à ce besoin de catégorisation entre « eux et nous », et des risques qu'il peut faire courir à notre sport lorsqu'il conduit à placer les personnes dans des cases, réduites à des étiquettes stigmatisantes.
Prendre le temps de chercher à comprendre la complexité de ces enjeux sous-jacents permet sans doute de rester lucide face aux simplifications produites par le spectacle médiatique. Dans nos clubs, nos salles et nos falaises, il doit nous interroger sur les formes que peut prendre un loisir partagé, en se rappelant que l'escalade reste avant tout un espace ouvert d'adaptation et d'expression. Le rocher ne nous demande pas notre catégorie. Chacun et chacune peut y trouver ses propres adaptations pour en faire son propre terrain de réussite.














