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  • Photo du rédacteurPierre-Gaël Pasquiou

Giulia Delladio : Le défi d'une héritière dans l'univers outdoor

Cet été, nous avons eu la chance de rencontrer Giulia Delladio, l'une des figures emblématiques de l'entreprise familiale La Sportiva. À Pantin, dans l'atmosphère authentique de la salle d'escalade d'Arkose (ex MurMur), Giulia a partagé avec nous son parcours, son expérience unique en tant que membre de la famille fondatrice, et sa vision pour l'avenir de l'entreprise.


Avec une transparence remarquable, elle dévoile des aspects méconnus de La Sportiva, abordant sans détour leur positionnement stratégique, l'évolution du marché et les défis auxquels la marque est confrontée. Son discours offre un regard rare sur les dynamiques internes de l'entreprise et les valeurs profondes qui continuent de guider l'entreprise italienne à travers les décennies.


Giulia Delladio
© La Sportiva

Il est courant de voir des petites entreprises dirigées par des familles, génération après génération. La Sportiva n'est plus une petite entreprise aujourd'hui, j'imagine que cela a eu un fort impact sur votre développement, de l'enfant que vous étiez à la femme que vous êtes aujourd'hui. Pouvez-vous partager ce parcours avec nous ?


Giulia Delladio : Oui, en fait, je suis née à l'étage au-dessus de l'usine où mon père et mon grand-père fabriquaient des chaussons d'escalade et des chaussures d'alpinisme. J'ai donc grandi dans cet environnement depuis toujours, pour moi cela a toujours été naturel de sentir le cuir, le caoutchouc, la colle, etc. Cela a toujours fait partie de ma vie quotidienne. Enfant, je ne réalisais pas que c'était quelque chose de spécial, car c'était simplement ma routine. J'allais à l'usine avec mon grand-père, et j'essayais toujours d'aider. Je m'occupais par exemple d'emballer les chaussures dans l'entrepôt, car c'était facile et ça me permettait de contribuer à l'entreprise familiale, qui était encore petite à l'époque. Ensuite, j'ai commencé à accompagner mon père aux salons professionnels pendant l'été, où j'aidais à tenir le stand avec la machine à café et je rencontrais beaucoup de gens : des journalistes, des clients, et d'autres membres de la communauté. C'était une évolution naturelle pour moi, j'ai grandi avec l'entreprise.


Avez-vous envisagé de ne pas travailler dans l'entreprise familiale et de faire quelque chose de totalement différent ?


Giulia Delladio : Bien sûr, je suis allée à l'université, j'ai pris du recul en vivant loin de l'usine, j'ai exploré d'autres horizons, voyagé et travaillé à l'étranger. Mais finalement, je suis revenue, car j'aimais vraiment cet environnement. C'était une sorte d'attraction naturelle pour moi de faire partie de cette entreprise. J'aime vraiment vivre à Val di Fiemme, ce qui n'est pas toujours évident pour tout le monde, car vivre dans une petite vallée de montagne peut ne pas plaire à tous. Mais moi, j'adore ça, et c'est probablement en partie dans mon ADN. Mon grand-père me disait toujours : "Tu as le même ADN que moi, car tu as hérité de l'esprit entrepreneurial, celui de faire des choses que tu aimes et de les transformer en entreprise et en travail". C'est un peu cette magie qui mélange les choses que vous aimez faire et que vous faites naturellement. Parfois, je me demande ce que ma vie aurait été si j'avais travaillé ailleurs, mais je suis heureuse de ce que je fais. J'ai grandi avec l'entreprise, et aujourd'hui, avec 500 employés, cela devient un défi de gérer tout ce monde, de trouver les bonnes personnes et de guider notre équipe tout en préservant notre héritage traditionnel, tout en restant à jour avec les tendances actuelles.


Giulia Delladio Enfant
© La Sportiva

Quand avez-vous officiellement commencé à travailler chez La Sportiva et dans quel domaine ?


Giulia Delladio : J'ai commencé par travailler dans notre magasin, donc dans la vente au détail, en étant en contact direct avec nos clients. C'est le magasin situé au siège de l'entreprise, un magasin d'usine où nous vendons toute la collection, plus un espace dédié aux articles en promotion. J'ai travaillé là pendant un certain temps, surtout pendant les étés durant mes années d'université. Ensuite, après avoir obtenu mon diplôme, j'y suis restée environ deux ans. C'était une bonne occasion pour moi de comprendre ce que les consommateurs attendent de notre marque, et c'était une expérience très formatrice, car les clients qui viennent directement au magasin sont souvent les plus exigeants et savent déjà ce qu'ils recherchent.


Comment s'est poursuivi votre parcours au sein de l'entreprise ?


Giulia Delladio : Après cette expérience en vente au détail, j'ai commencé à travailler principalement dans le département marketing, où je suivais tous les événements, salons, et l'implication des athlètes. À l'époque nous n'étions que trois ou quatre personnes dans le département marketing, contre presque 30 personnes aujourd'hui.


Par la suite, j'ai évolué vers le marketing produit, en m'occupant de toute la planification des collections pour la saison suivante, que ce soit pour les chaussures ou les vêtements. Lorsque nous avons ajouté les vêtements, il était nécessaire de gérer la collection globale, en répondant aux besoins des magasins, en sélectionnant les couleurs des produits et en créant une cohérence dans l'offre. À ce moment-là, nous avons commencé à ouvrir plus de magasins en Europe, et je m'occupais de cette partie. En grandissant, nous avons dû embaucher plus de personnes pour gérer chaque tâche que je faisais auparavant. Aujourd'hui, je reporte principalement au directeur général, mais je fais aussi partie du conseil d'administration, avec mon père et mon frère.


Giulia Delladio
© La Sportiva

Vous avez donc ce double rôle maintenant : être directrice marketing et aussi membre du conseil d'administration. Est-ce que c'est parfois un défi de jongler entre ces deux rôles différents ?


Giulia Delladio : Oui, c'est parfois un peu difficile, car il faut jongler entre deux rôles différents et changer d'état d'esprit. Parfois, je suis responsable de mon département, parfois je suis propriétaire de l'ensemble de l'entreprise.


On lit souvent dans la presse spécialisée que vous êtes celle qui prendra les rênes de l'entreprise à l'avenir. Quelle est la prochaine étape pour vous ?


Giulia Delladio : Mon père est encore 100% impliqué, il est le PDG et le président, il sera là encore pendant un moment. Je ne suis pas pressée d'être nommée. J'aime vraiment ce que je fais dans le département marketing. Bien sûr ça voudra dire être moins impliquée dans les activités quotidiennes, même si c'est ce que j'aime, et de prendre plus en charge les affaires globales, comme la finance, la capacité de production, la recherche de nouveaux fournisseurs, etc.


Delladio La Sportiva
© La Sportiva

Comment les gens avec qui vous travaillez vivent-ils le fait que vous soyez une femme à la tête d'une entreprise qui a toujours été dirigée principalement par des hommes ?


Giulia Delladio : C'est quelque chose que je ne regarde pas vraiment. Je travaille effectivement principalement avec des hommes au sein du conseil d'administration et je suis la première femme à ce niveau de direction, mais sur neuf personnes au comité de direction il y a désormais trois femmes. Je pense que j'apporte une perspective différente sur certains sujets, avec une vision que peut-être un homme n'aurait pas, ou peut-être plus d'attention sur certains détails que, par exemple, mon père ou mon frère ne voient pas ou ne considèrent pas comme importants. Comme, par exemple, les horaires de travail et leur impact sur nos employés, ou d'autres choses qui peuvent leur sembler insignifiantes mais qui ont un vrai impact. Peut-être que c'est juste une question de sensibilité.


Diriez-vous que la principale différence réside dans le choix des sujets ou que cela a aussi un impact sur la manière dont vous faites des affaires, développez des produits, ou communiquez sur vos produits ?


Giulia Delladio : Il y a certainement une touche féminine dans tout cela que je ne peux pas nier. C'est probablement une plus grande attention aux détails dans le développement des produits. Je suis toujours en charge du choix des couleurs des produits et des petits détails, comme l'endroit où placer le logo sur les chaussons d'escalade pour une meilleure visibilité. Mon frère, lui, est vraiment bon en ce qui concerne l'aspect technique et la fabrication des chaussons, nous sommes vraiment complémentaires. Il est plus technique et concentré sur les chiffres et les données, tandis que je suis plus axée sur l'esthétique et la communication. C'est un bon mélange pour la prochaine génération à venir. Je ne me concentre pas sur le fait que je sois une femme, mais sur le fait que nous sommes la nouvelle génération qui arrive.


À propos de cette nouvelle génération, j'ai vu que vous avez publié un rapport de durabilité qui est très complet sur ce que vous faites chez La Sportiva, mais aussi pour la communauté. Est-ce un sujet que vous avez piloté ?


Giulia Delladio : Oui, nous avons une équipe dédiée à la durabilité et à nos ressources humaines. Je suis vraiment impliquée dans ces sujets à travers différents groupes de travail, en travaillant sur la durabilité, tant en ce qui concerne notre impact sur le territoire où nous produisons nos produits, que sur la manière dont nous choisissons nos matières premières, nos processus de production, comment nous pouvons recycler nos produits en fin de vie, ou prolonger leur durée de vie. C'est un gros enjeu pour nous. Et de l'autre côté, toutes les activités de bien-être pour nos employés, c'est vraiment important pour nous.


La Sportiva Ecologie
© La Sportiva

Travaillez-vous sur une accréditation, comme B Corp ou autre ?


Giulia Delladio : Nous ne sommes pas encore dans le processus de certification B Corp, nous évaluons si c'est la bonne voie pour nous ou si nous devons faire autre chose. Nous sommes membres de Blue Sign depuis le début, et nous sommes partenaires de l'Access Fund, qui soutient le nettoyage de tous les chemins menant aux falaises. Nous soutenons également certaines associations locales dans le monde entier. B Corp, nous y réfléchissons, car il y a beaucoup de critères à remplir, et certains d'entre eux ne sont peut-être pas alignés avec notre manière naturelle de produire et de travailler. Certaines des choses que vous devez faire pour être certifié B Corp pourraient, dans notre cas, être moins bonnes que ce que nous faisons déjà, car c'est un niveau de contrôle différent.


Y a-t-il des entreprises qui vous inspirent sur ces sujets de développement durable ?


Giulia Delladio : Il n'est pas nécessaire de mentionner Patagonia, par exemple, mais c'est clairement l'exemple leader dans notre communauté outdoor, c'est sûr. C'est aussi le cas d'autres marques plus petites qui se concentre sur un aspect spécifique. Nous essayons de trouver notre propre manière d'être durable, et c'est le chemin que nous suivons actuellement.


Certaines marques outdoor visent le marché de la mode. The North Face collabore avec Louis Vuitton, Arc'teryx lancent des collections en partenariat avec des artistes... Il semble y avoir une véritable compétition pour s'imposer dans ce secteur. Quelle est la position de La Sportiva à cet égard ?


Giulia Delladio : Nous misons sur la fonctionnalité. Nous voulons vraiment proposer au marché des produits qui ont une fonction réelle et qui répondent à un besoin des consommateurs. C'est notre manière de développer des produits.


La plupart de vos concurrents répondraient exactement la même chose à cette question...


Giulia Delladio : Oui, c'est possible. Mais nous voulons vraiment nous adresser aux gens qui pratiquent nos activités. C'est notre objectif : développer des produits pour ceux qui grimpent, courent, font de l'alpinisme, etc. Nous acceptons évidemment que certains achètent nos produits pour un usage quotidien, mais nous ne voulons pas le promouvoir activement. Par exemple, nous n'avons jamais fait de campagne publicitaire avec quelqu'un marchant dans Milan avec nos produits.


Donc, on ne verra jamais La Sportiva faire une collaboration avec LVMH demain ?


Giulia Delladio : Non, pas du tout. Par contre, nous planifions d'autres types de collaborations, comme celle prévue prochainement avec Picture par exemple. Cette marque française s'associe avec nous pour sensibiliser nos consommateurs finaux à l'environnement, en particulier sur le glacier du Mont Blanc, et ce, avec le soutien de Protect Our Winters. Cela sera lancé en septembre avec un grand événement à Chamonix. Il s'agit de chaussures d'approche assorties à leur veste best-seller, nous allons proposer cette collaboration en petites quantités pour soutenir ce projet, avec des événements où des personnes de Protect Our Winters parleront des problèmes liés au glacier. C'est le genre de collaboration que nous soutenons, car il y a un objectif commun et des valeurs partagées entre les entreprises.


Nous souhaitons rester fidèles à ce que nous sommes et ne pas faire quelque chose qui ne nous ressemble pas. Bien sûr, l'entreprise grandit, nous devons embaucher plus de managers, de directeurs, et chacun peut apporter ses propres idées. Mais étant une entreprise toujours détenue par la famille, nous pouvons encore orienter le style de l'entreprise.


Aujourd'hui, 100% des actions de l'entreprise sont toujours détenues par la famille ?


Giulia Delladio : Oui, mon père détient 100% des actions. Des investisseurs chinois frappent régulièrement à notre porte mais nous avons décidé de ne pas ouvrir notre capital. Nous avons cette mission et nous espérons pouvoir la maintenir.


Est-ce que cela signifie que vous avez pour mission de rester une entreprise familiale pour toujours ?


Giulia Delladio : Oui, c'est quelque chose qui est dans notre esprit, et je pense que des événements comme celui-ci, être présents dans cette salle d'escalade et vivre avec les gens qui utilisent vraiment nos produits, est la meilleure façon de nous rappeler ce que nous aimons. L'escalade n'était rien il y a quelques années, et maintenant c'est aux Jeux Olympiques, d'une certaine manière nous avons soutenu l'évolution de ce mouvement.


En parlant des JO, ressentez-vous une quelconque frustration à propos du fait que vous accompagnez des athlètes qui participent aux compétitions, mais que vous n'avez pas le droit de communiquer à ce sujet ?


Giulia Delladio : Nous respectons les règles. Nous essayons de soutenir les athlètes de manière plus directe, comme envoyer un message à Adam Ondra ou encore à Jakob Schubert après leurs passages. Pour nous, c'est bien plus concret que de dire "oh, ils ont gagné avec les chaussures Solution Comp, venez sur notre site et achetez-les". Nous sommes aussi conscients qu'après ces deuxièmes Jeux Olympiques, l'escalade va encore grandir. Et notre rôle en tant que marque historique est de soutenir les nouveaux venus, les débutants dans le sport, de les aider à comprendre comment l'escalade a évolué, quelles sont les règles, ce qu'il est suggéré de faire ou de ne pas faire.


Est-ce que c'est vrai que 60% des personnes qui travaillent chez La Sportiva sont des grimpeurs ?


Giulia Delladio : Je devrais demander à mon frère, car c'est lui la référence en matière de grimpeurs dans l'entreprise. Mais oui, il y a beaucoup de grimpeurs parmi nos employés. Nous essayons toujours d'embaucher des personnes qui ont au moins une passion dans notre univers, que ce soit la course à pied ou l'escalade, car il y a plus de chances qu'elles aiment rester ici et profiter de l'environnement que nous offrons. Et si elles ne sont pas encore passionnées mais qu'elles veulent commencer, nous offrons chaque semaine différents cours : escalade en salle, en extérieur, ski de randonnée, cours de yoga, etc. Donc, si elles ne sont pas déjà passionnées ou si elles sont débutantes mais qu'elles veulent évoluer, nous leur offrons le soutien nécessaire pour comprendre le monde dans lequel elles travaillent.


Y a-t-il des choses spécifiques que vous devez adapter pour le marché français ou est-ce un marché standard pour vous ?


Giulia Delladio : En France, notre marché est couvert par plusieurs agents régionaux. Nous n'avons pas de filiale en France, donc ces agents rapportent directement au siège. Le marché français se distingue par son orientation forte vers l'escalade et l'alpinisme, deux segments qui génèrent la majorité de notre chiffre d'affaires, en particulier avec des produits comme ceux de la gamme Nepal, très populaires dans la région de Chamonix.


Nous constatons également une progression dans les segments de la course à pied et du ski de randonnée, bien que la présence de notre ligne de vêtements reste encore limitée, ce qui représente un domaine à développer. Historiquement, la France a été un marché clé pour l'escalade, notamment dans les années 90 avec les Coupes du Monde d'escalade, et cette activité continue de jouer un rôle central dans notre succès aujourd'hui.


Vous observez une croissance sur ce marché ?


Giulia Delladio : Oui, nous voyons de la croissance dans ces deux catégories, c'est sûr. Le problème que nous rencontrons depuis un certain temps est que nous n'avons pas assez de capacité de production pour couvrir la demande en chaussons d'escalade. Mais nous voulons vraiment maintenir la qualité, les standards, etc. Nous ne voulons pas surproduire et nous retrouver avec des produits de mauvaise qualité sur le marché, c'est crucial. Donc oui, le marché français est vraiment un de nos axes de croissance possibles pour les autres catégories dans les années à venir.


Merci beaucoup à Giulia pour cet aperçu particulièrement intéressant de son rôle au sein de La Sportiva et de la manière dont elle navigue entre tradition familiale et défis modernes. Son parcours témoigne d'un profond attachement à l'héritage de son entreprise, tout en montrant une volonté d'apporter sa propre vision et de faire évoluer La Sportiva dans un marché en perpétuelle transformation.

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