L’escalade givrée : grimper la glace sans piolets ni crampons
À l’ICE Climbing Écrins, là où résonnent les coups de piolets et les crampons raclent la glace, un espace à part s’ouvre. Antoine Le Menestrel, légende vivante de l’escalade, orchestre une drôle de symphonie. Son terrain de jeu ? La cascade de glace. Ses instruments ? Ni crampons, ni piolets. Juste des gestes empreints de poésie et un souffle qui résonne presque comme un chant.

« Je propose une pratique que j'appelle l'escalade givrée, sans piolet et sans crampon », lance-t-il sobrement. Et tout est dit. Ou presque. Ici, pas de combat contre la glace, mais une danse avec elle, tout en nuances. Une déclaration d’amour à une matière fragile, éphémère, que l’on ne saurait brusquer. « La glace, c’est la beauté du monde qui fond entre nos doigts. »
Son approche, à mi-chemin entre l’art et la philosophie, parle autant aux grimpeurs aguerris qu’aux néophytes. Plus qu’un atelier, c’est un manifeste. Un rappel que dans une époque où tout fond – au propre comme au figuré –, il est encore temps d’agir autrement.
Danse et cascade : entre ascension et poésie
Fini les crampons intimidants et les gants épais. Ici, on chausse des baskets modifiées et on enfile des gants de soie. Un non-sens ? Pas pour Antoine. Dans cette pratique, le geste prime sur la performance, la douceur sur la conquête.
« On prend la glace avec des pincettes, on demande à la prise de bien vouloir être prise »,
glisse-t-il, presque en s’excusant auprès des stalactites.
La discipline se veut autant physique que mentale. Chaque mouvement se cale sur l’expiration. « Pousser sur ses pieds jusqu’au nadir, ce point au centre de la Terre qui est aussi notre centre intérieur », explique-t-il. On respire, on grimpe. L’ascension devient chorégraphie, presque un rituel.

Mais Antoine ne s’arrête pas là. Il s’attaque à un tabou : la descente. « On a libéré l'ascension dans les années 80, mais on a oublié de libérer la descension. » Ce mouvement, souvent relégué à l’utilitaire, devient ici une composante essentielle. Descendre, c’est accepter de revenir au sol, en pleine conscience.
Une glace pleine de symboles
Pour Antoine, la glace n’est pas qu’un support : c’est un miroir, un symbole. Il invite ses participants à se voir comme des gouttes.
« Une goutte de permafrost qui ne veut pas goûter, une goutte de cire qui se sacrifie pour faire naître la lumière, ou une goutte de sueur, fruit de l’engagement physique. »
Dans cette énumération poétique, la fragilité de la glace renvoie à celle de notre monde. « L’air de l’Anthropocène nous oblige à devenir créatifs pour ne pas subir cette angoisse du changement climatique. » Cette escalade devient alors une forme de résistance, un cri silencieux pour la préservation d’un patrimoine éphémère.
Chaque geste, chaque pression du pied, devient une manière de dialoguer avec cet environnement voué à disparaître. C’est une pratique où l’on apprend autant à grimper qu’à observer, écouter, ressentir.
Une initiation inclusive
Alors, cette escalade givrée, c’est pour qui ? « Demande-leur à eux », répond Antoine en désignant ses élèves, occupés à redescendre tête en bas. Sur la glace, grimpeurs expérimentés côtoient danseuses, acrobates et débutants. « La cascade n’est pas très difficile à ce niveau-là. On est sur du 4 à 6, rien d’extrême. »

Ce qui compte, ce n’est pas l’expérience, mais la posture. Ceux qui viennent pour cocher une case repartiront frustrés. Ici, on vient pour ressentir, pour expérimenter. Antoine insiste :
« Il ne s’agit pas de forcer, mais de dialoguer avec la glace. »
Et pourtant, cet atelier ne se contente pas de rassembler des profils variés. Il propose une véritable ouverture : un espace où chacun, quel que soit son bagage, peut réinventer son rapport à l’escalade, au mouvement et même à lui-même.
Un art en équilibre
Antoine Le Menestrel n’a jamais joué le jeu des grimpeurs classiques. Chez lui, l’escalade est un art, une expérimentation, presque un laboratoire.
« La danse escalade, c’est une façon de se reconnecter au mouvement, mais aussi à l’intention derrière ce mouvement. »
À l’ICE Climbing Écrins, il offre une démonstration éclatante de ce que peut devenir l’escalade : une discipline où le geste technique s’efface pour laisser place à la poésie. À travers l’escalade givrée, il pose une question essentielle : et si grimper, ce n’était pas seulement atteindre le sommet, mais réapprendre à regarder le chemin ?
Dans une époque où tout fond, il donne envie de poser des gestes qui marquent – et qui réchauffent, à leur manière, une planète gelée de contradictions.