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Guérin et la littérature de montagne : « S’ouvrir, c’est la seule façon de rester vivants »

En trente ans, les Éditions Guérin rachetées par Paulsen en 2011, ont sans doute publié ce qui se fait de mieux dans la littérature de montagne. À l’occasion de leur anniversaire cet automne, il fallait donc aller voir celui qui a pour mission de perpétuer l’héritage et de tirer le fil rouge de l’avenir des récits en relief. Passé, présent, futur : Charlie Buffet s’offre à volonté.


Charlie Buffet à l'occasion des 30 ans de Guérin à Paris en septembre 2025
Charlie Buffet, taille patron © Vertige Media

Il suffit parfois de trois livres sur une table pour provoquer une émotion. Quand Charlie Buffet époussette du petit doigt la broutille invisible du livre qu’il tient dans la main, un ange passe. Puis une confidence survient : « Pour moi, Bonatti représente ce qu’il y a de plus pur dans l’alpinisme. C’était un homme en accord absolu avec ses principes, capable de raconter magnifiquement son rapport à la montagne ». Sur le bureau, reposent trois petits livres rouges. Assis sur un fauteuil à roulettes, le directeur éditorial les manipule du bout des doigts. Cet automne, la maison d’édition fête ses 30 ans. Et pour l’occasion, elle publie deux textes sur l’histoire de l’alpinisme : Le Pilier de Walter Bonatti (alpiniste italien du siècle dernier, ndlr) puis Sur l’Annapurna de Louis Lachenal (alpiniste français du siècle dernier, ndlr). Et un autre intitulé L’amont des sources, de l’anthropologue Nastassja Martin qui explore des pistes de réflexion radicales pour penser la disparition des glaciers. « Ce sont trois livres qui définissent nos engagements, souffle Charlie Buffet. L’axe que j’ai voulu donner à cet anniversaire, c’est d’affirmer qu’une maison d’édition n’est pas définie par son passé mais par ce qu’elle va chercher. »


Charlie et la chocolaterie


À 50 ans passés, il faut dire que ce journaliste de formation tient un sacré héritage au bout des doigts. À 30 ans, et désormais au sein des Éditions Paulsen, la collection Guérin fait figure d’autorité littéraire dans le landerneau des récits montagnards. Ces couvertures rouges sont même devenues cultes dans le milieu. La filiation oblige. Et résume un défi permanent : perpétuer l'héritage d'une maison mythique dans un monde de la montagne en mutation accélérée. Depuis son fauteuil, Charlie Buffet acquiesce, puis reformule : « 30 ans d'édition, c'est un beau patrimoine. Mais ce qui nous caractérise vraiment, ce sont nos questionnements sur ce qui se passe aujourd'hui. On reste à l'écoute, on reste curieux, on reste sérieux dans notre tentative de trouver le sens de ce que vivent les acteurs de la montagne ».


En 2025, quand il s’agit de montagne, le sens de l’ascension flèche vers plusieurs parcours possibles. La boussole de Guérin ? « Il faut qu’il y ait de la pente », résume son directeur éditorial dans un sourire. Mais aujourd’hui, les sentiers des reliefs sont foulés par de nouvelles personnes. La pente est devenue tendance et pose des problèmes en escalier. Parmi eux : concilier la tradition littéraire alpine avec l'émergence des influenceurs sur les réseaux sociaux. Ou maintenir l'exigence éditoriale tout en répondant aux impératifs économiques d'un groupe dirigé par un milliardaire suisse : Frederik Paulsen.


30 ans Guérin livres
© Vertige Media

C’est donc un ancien journaliste – contributeur de Libération, du Monde, d’Alpinisme et Randonnée et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la montagne – à qui l’on a confié la direction éditoriale de la collection Guérin. Aujourd’hui, Charlie Buffet incarne tous les défis qui s’y rattachent. Pas de quoi faire rougir le cinquantenaire au visage émacié, dont on ne saurait dire si les traits tirés sont la conséquence de ses courses en montagne ou des nuits grignotées par la lecture. Charlie Buffet est conscient de ses responsabilités. Mais préfère d’abord rappeler une certitude : Guérin, c’est d’abord Michel.


Le rouge et l’espoir


En 1995, Michel Guérin, ancien publicitaire reconverti dans l’édition, lance sa propre maison. « C’est sûr que ça commence par le rouge, relance Charlie Buffet. Il venait de la pub, il avait un vrai sens du marketing. Si vous regardez les archives des alpinistes dans les années 50, tout le monde grimpait en chaussettes rouges. Michel a compris qu’il y avait un code, un dress code pourrait-on dire aujourd’hui. Le choix du rouge pour alerter, pour toucher un large public, ça vient de là. » La couleur emblématique devient rapidement le fil conducteur d'un catalogue qui se distingue aussi par sa cohérence éditoriale. Car Michel Guérin, autodidacte passionné, développe une approche unique : faire de la montagne une affaire de mots. « Michel était une tête chercheuse, reprend Charlie Buffet. Il ne dormait que quatre heures par nuit. Il pouvait se passionner aussi bien pour l'alpinisme que pour tout ce qui passait à sa portée. Sa curiosité était insatiable. »


« C'est aussi dans cet esprit que la maison s'est construite : donner la parole à ceux qu'on avait fait taire »

Charlie Buffet


Dès ses débuts, la maison se distingue par des choix éditoriaux audacieux. En 1996, Michel Guérin prend une décision qui va même marquer l'histoire de l'édition alpine : il publie la version non censurée des Carnets du Vertige de Louis Lachenal. Pour la première fois, le compagnon de cordée de Maurice Herzog lors de la conquête de l'Annapurna en 1950 peut s'exprimer en dehors du joug de son chef d’expédition. Un événement majeur dans l'histoire de l'alpinisme français. « C'est la première fois qu'on déterrait un texte polémique sur la montagne », souligne Charlie Buffet. « Herzog est alors passé pour un censeur, quelqu'un qui avait réécrit l'histoire. Michel Guérin a eu le courage de publier la vérité de Lachenal. C'est aussi dans cet esprit que la maison s'est construite : donner la parole à ceux qu'on avait fait taire ». Cette approche iconoclaste fait rapidement des éditions Guérin une référence incontournable. La maison publie les grands noms de l'alpinisme français et international et fidélise une communauté de lecteur·ices passionné·es. Mais cette réussite reste précaire. « Michel faisait absolument tout, et tout seul, confie Charlie Buffet. La maison avait de bonnes intuitions, était reconnue, mais elle avançait sur une ligne de crête »


En octobre 2007, Michel Guérin meurt brutalement à l’âge de 55 ans. L'onde de choc traverse toute la communauté alpine. À l'époque, Charlie Buffet vit à Pékin. C'est Marie-Christine Guérin, veuve du fondateur, et Christophe Raylat, figure connue du milieu et rédacteur en chef de Montagnes Magazine, qui le contactent. « Tout le monde était désemparé, se souvient Charlie Buffet. On se demandait si on allait réussir à continuer, si la maison allait survivre… » Depuis la Chine, le journaliste participe alors à distance aux « petits conseils éditoriaux » créés pour sauver la maison. « Au départ, on me sollicitait uniquement pour rattraper des textes, précise l’intéressé en faisant le signe des guillemets. Autrement dit, des projets qui étaient mal embarqués et que je devais relever. Parfois, il n'y avait que deux chapitres écrits à 15 jours de la date limite de rendu. »


Par la force des choses, le journaliste s'investit de plus en plus. En une décennie, il publie pas moins de huit ouvrages et orchestre l’édition d’une encyclopédie monumentale intitulée 100 Alpinistes, publiée à l’occasion des 20 ans de Guérin. Nous sommes en 2015 et ironie de l’histoire, c’est la même année que les Éditions Guérin sont radiées du registre du commerce. Quatre ans auparavant, le richissime entrepreneur-explorateur suédois, Frederik Paulsen, avait racheté la totalité de l'ancienne maison. Le rachat est vécu comme un soulagement de la part des proches du fondateur des livres rouges. D’aucuns pensent même que c’est une opportunité. En quelques années, l’investissement du milliardaire nordique va leur donner raison : Guérin devient une collection qui augmente sa production d’ouvrages. Frederik Paulsen double les équipes et leur installe des bureaux dans le 6ème arrondissement de Paris.


« Si Guérin est devenu une référence, c’est par la qualité de ses textes. Il faut que ce bouquin rouge, quand vous l’avez entre les mains, vous ne le lâchez plus »

Charlie Buffet


Il arrive à Charlie Buffet de regarder par la fenêtre pour chercher des réponses dans le bal des voitures qui roulent sur le boulevard Saint-Germain. Nous sommes situés à l’étage des bureaux des Éditions Paulsen mais lui préfère travailler en bas, avec les équipes. « Je suis souvent de passage vous savez », indique celui qui habite en région parisienne et qui part souvent en vadrouille, dans les pentes. Qu’importe, depuis 2017, le journaliste-auteur peut profiter des atours de l’adorable petite cour du bâtiment dans la peau du nouveau directeur éditorial de la collection Guérin. « Je n’étais pas là lors du rachat donc..., sourit-il en esquivant une question. Ce qui ne m’a quand même pas empêché de savoir que les intentions de Frederik Paulsen n'étaient pas de mettre son nez dans l’éditorial. »


Depuis huit ans, Charlie Buffet l'affirme : il travaille en toute liberté. « La seule réponse que je peux vous donner, c’est que je décide de tout ce que je veux publier. ». Caresse sur un livre. Un ange passe. Puis une relance : « Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas ouvert aux suggestions. Lors d’une de ses explorations en Antarctique, Frederik Paulsen a rencontré un scientifique qui avait fait un bouquin sur l’Everest. J’ai trouvé ça intéressant. J’ai essayé de le traduire. Il peut donc y avoir une interférence éditoriale [sic] mais je reste comptable de tout ce que je publie » Pour autant, le directeur éditorial de Guérin n’évolue pas dans un vide économique. Après 30 ans, la collection Guérin doit garder le pied sûr face au vertige de la rentabilité. « La pression que met Frederik Paulsen, c’est qu’il veut une boîte qui ne s’installe pas dans un déficit, pose Charlie Buffet. Il veut qu’on agisse avec la tension du “ça doit marcher”. Je suis obligé d’intégrer ça. Une maison comme celle-ci doit être durable. »


Problème de niche


Pour y parvenir, Charlie Buffet peut compter sur une dizaine de personnes autour de lui. Une petite équipe qui fait en sorte de garder le cap de l’objectif sommital : 12 livres par an. « C’est physiquement ma limite, confie l’éditeur. Sortir un bouquin par mois, c’est déjà énorme. » D’autant plus que ce dernier lit tout, traduit tout, édite tout. Et se paie même parfois le luxe de publier ses propres livres comme le dernier en date sur Claude Jaccoux, connu comme le doyen des guides de haute-montagne du pays : L’invitation à l’altitude. (Paulsen, 124p, 21 euros). Charlie Buffet est à hue et à dia. Le syndrome Michel Guérin ? Pas tout à fait. « Michel était très tourné vers l’extérieur, un peu moins centré sur les textes, répond-il. Moi je suis plus dans l’interne, dans la qualité des textes. Je suis éditeur. Je ne laisse pas passer un mot que je n’assume pas. Et je vais vous dire, si Guérin est devenu une référence, c’est par la qualité de ses textes. Il faut que ce bouquin rouge, quand vous l’avez entre les mains, vous ne le lâchez plus. »


Charlie Buffet
Charlie Buffet dans les bureaux des Éditions Paulsen, à Paris, en septembre 2025 © Vertige Media

Difficile de savoir si la greffe prend bien chez l’ensemble de la communauté de lecteur·ices. En revanche, certains succès commerciaux donnent raison à Charlie Buffet. À commencer par le livre de Stéphanie Bodet. Intitulé À la verticale de soi (Paulsen, 304p, 25 euros), l'ouvrage a dépassé les 21 000 exemplaires vendus. « Je suis très fier, confie l’éditeur. Parce que c'est le premier livre d’escalade que j’ai fait. C’est vraiment un livre de grimpeuse. » D’ordinaire, le directeur éditorial indique que la maison ne tire jamais en dessous de 2000 exemplaires. « Ce qui me rassure, c’est qu’on a un lectorat hyper fidèle, continue-t-il. Nous avons pas mal de lecteur·ices qui achètent tous les livres que l'on publie chaque année. »


Charlie Buffet n’est pas un homme de chiffres. À chaque question qui aborde une donnée, il se gratte la tête et nous renvoie à notre travail de vérification. L’éditeur est beaucoup plus loquace quand il s’agit de penser à l'avenir et d’aborder les enjeux éditoriaux majeurs. « On est un éditeur de niche, plante-t-il. Mais il ne faut pas que l’on s’enferme. Il faut pousser les murs de la niche, aller chercher de nouveaux publics. C’est la seule façon de rester vivants. »


« Je suis obligé de penser contre moi, répond Charlie Buffet. Spontanément je n’ai aucune envie d’aller vers les influenceurs. Mais en tant qu’éditeur, je ne peux pas m’interdire d’essayer de savoir comment la montagne communique avec le grand public »

Charlie Buffet


Benjamin Védrines vs Inoxtag


Comme si la douzaine de livres Guérin ne suffisait pas, Charlie Buffet a rédigé cet été une série en six épisodes pour Le Monde, intitulée Everest Business. Dans le premier volet, le journaliste consacre une large place à la récente expérience d’Inès Benazzouz alias Inoxtag. « On s’écrit, livre-t-il. Inoxtag me répond à chaque fois très vite, très gentiment. Ça ne va pas plus loin pour l’instant mais j’essaie. » Essayer quoi ? « De le faire publier chez nous », lâche-t-il du tac au tac. Il y aurait de quoi rougir. La collection Guérin essaie de publier un influenceur. Cela pourrait choquer, surtout au moment où la maison publie un livre-confession de Benjamin Védrines (Solitude, ndlr) (Paulsen, 148p, 21 euros). Lui qui incarne peut-être aujourd’hui le mieux la tradition alpine.


D’un côté Védrines, de l’autre Inoxtag. Le grand écart ? « Je suis obligé de penser contre moi, répond Charlie Buffet. Spontanément je n’ai aucune envie d’aller vers les influenceurs. Mais en tant qu’éditeur, je ne peux pas m’interdire d’essayer de savoir comment la montagne communique avec le grand public. Et nous devons tous l’avouer, Inoxtag communique bien avec le public. C’est un passeur. Et le rôle d’une maison d’édition aujourd’hui, c’est d’être à l’écoute des passeurs. » Le directeur éditorial porte un regard bienveillant sur toute cette nouvelle génération qui s'attaque aux pentes. Le souci ? De Nadir Dendoune – le journaliste franco-algérien qui a gravi l'Everest en 2008 sans expérience en alpinisme – qui a publié chez JC. Lattès Un tocard sur le toit du monde (221p, 18 euros) à Mathis Dumas – le guide d’Inoxtag dans tous ses films –  qui vient de publier une autobiographie illustrée, L’Ascension, chez Michel Lafon (208 p, 22,95 euros), Charlie Buffet voit chacun de ses membres lui passer sous le nez.


C’est donc tant bien que mal que l’éditeur essaie d’agrandir la niche. De son propre aveu, c’est un travail de longue haleine, qui prend du temps chez Guérin, dont le public est cornaqué par les puristes. « Je me souviens pour l’encyclopédie des 20 ans, je me suis battu pour imposer Kilian Jornet dans les 100 Alpinistes, reprend l'intéressé. À l'époque, tout le monde me disait que c’était n’importe quoi. Aujourd’hui, non seulement Kilian a fait taire tout le monde avec ses performances mais il a aussi publié des textes sur la montagne qui sont magnifiques ». L’imposer dans une encyclopédie servira de valeur étalon pour la suite : « C’est sans doute la décision la plus contestée, mais aussi l'une des plus importantes que j’ai prise dans ma vie d’éditeur ». Cela dit, parfois, la fortune d’un milliardaire suédois ne suffit pas. Bien qu'il a plusieurs fois obtenu le blanc-seing de « l’ultra-terrestre », les traductions de ses textes ont toujours filé ailleurs. Encore une fois.


Seul l’avenir dira si le directeur éditorial parvient à afficher un membre de la « nouvelle génération d'alpinistes » à son tableau de croix. En attendant, le directeur éditorial le martèle : « Dans les années 50, la France entière pouvait se projeter dans les alpinistes grâce aux grandes expéditions alpines. Aujourd’hui, ces alpinistes ont des visages différents ». Comme beaucoup de choses désormais, l'accès au savoir sur la montagne est de plus en plus fragmenté et le prétendu « effet Kaizen » en a dynamité les codes. Dans le fracas d’un monde qui change, Charlie Buffet a bien entendu la détonation. En regardant en haut, il faudra manifestement rester dans la pente. Et être très attentif, pour pouvoir surfer sur l’avalanche.

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