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Graou : le formidable homme des voies

Dernière mise à jour : il y a 57 minutes

À la faveur d’un topo immense sur le Verdon dont il est l’auteur, un célèbre grimpeur du coin sort soudain de l’ombre. En second, son vrai nom : Bruno Clément, équipeur hors pair. En tête, sa légende : Graou, qui précède tout et qui nous a obligés à nous mettre sur ses traces jusqu’à chez lui, à la Palud. Rencontre dantesque.


Graou Bruno Clément
Bruno Clément © Matthieu Amaré / Vertige Media

Qu'est-ce qu'un topo ? Pour le commun des mortels, c’est un guide qui sert à s’orienter dans l’inconnu. Pour les grimpeurs en extérieur, c’est un outil crucial pour explorer de nouvelles falaises ou un nouveau secteur. Pour les gens du coin, c’est une vision de leur environnement, un regard parmi mille et une vues qui sert autant à figer une opinion qu’à lancer un charivari. Poser la question dans les Gorges du Verdon, c’est affronter le vertige absolu. Prétendre y répondre, c’est s’obliger à arpenter sa propre trace.


Un pavé dans les Gorges


La nôtre commence à La Palud-sur-Verdon. Dans les méandres sinueux de cette commune du sud-est de l’Hexagone, perchée en haut des Gorges, il faut d’abord couper à travers champ pour rencontrer celui qui vient de commettre le topo le plus vertigineux jamais réalisé sur le coin. Un ouvrage monumental, à la hauteur de la réputation qui précède son auteur : le célèbre Bruno Clément, surnommé « Graou ». La marche d’approche vers l’homme qu’on nous présente comme « mi-ours mi-homme des bois » se poursuit parmi les herbes hautes. À l’approche d’une maison de plain-pied, on passe devant la carcasse d’une caravane, on enjambe un panneau de limitation de vitesse pour finir par trouver trois ossements de biquettes, posées sur le rebord de la fenêtre. Dedans, Graou accueille dans un univers aussi chargé que son ouvrage. Au centre de la pièce, une table en bois dominée par un nid de frelons qui orne la pièce comme un lustre. Deux pianos, une centaine de photos jaunies, une guitare éventrée suspendue dans laquelle s’est formé un nid d’oiseaux.


Bruno Clément pose la bête au centre du bazar. 800 pages, plus de 5000 longueurs référencées. Près d’un kilo d’infos sur les voies des Gorges du Verdon, la Mecque de l’escalade en extérieur. « Ça prend quand même du temps, c’est gros », commence-t-il par indiquer, avec un sourire discret. Comprendre : trois ans de boulot parachevé par une sortie en boutique le 7 mai dernier. Édité par Jean-Baptiste Tribout, autre figure de la grimpe française, le topo est présenté comme « une intégrale du Verdon ». En vérité, c’est la deuxième fois que Bruno Clément signe ce type d’ouvrage. Sauf qu’en 2021, cela s’était mal passé. « Il s’est fait défoncer par pas mal de grimpeurs, surtout à cause des tracés - très amateurs - des itinéraires », plaque Philippe Poulet, rédacteur en chef du magazine Vertical, qui a mis en page et remis en forme la topographie finale de la version de 2025. Joint par téléphone, Jean-Baptiste Tribout est plus mesuré mais ne dit pas autre chose : « J'avais jamais fait de topo de ma vie. C’était le premier et c’est vrai, il était inachevé en termes de qualité ». Dans des groupes Facebook, des forums, les lecteurs parlent alors d’un topo « truffé d’erreurs », « d’informations fausses sur les accès », parfois même « d’une bouse absolue »…


« Graou est l’équipeur le plus prolifique au monde et incontestablement le meilleur de toute l’histoire de l’escalade en France » Philippe Poulet, rédacteur en chef de Vertical Magazine

Devant nous, Bruno Clément fait la moue. Et nous renvoie à son éditorial qui évoque d’autres « très bons » topos, tout en légitimant celui qu’il vient de faire par « le manque d’un ouvrage regroupant les deux rives » du fleuve. « On est repartis de zéro en fait, éclaire Jean-Baptiste Tribout. On a vachement aéré la maquette, on a recoupé nos sources, on a ajouté des QR codes pour que les grimpeurs puissent générer les accès sur Google Maps… C’est pour ça que cette édition est trois fois plus volumineuse que la précédente. » Au départ, Graou était contre mais aujourd’hui, il doit bien avouer que « c’est très bien fait ». Pour les photos, c’est son fils Tom, 21 ans, avec qui il grimpe régulièrement, qui a nourri la majorité du guide. « Il fait en 5 minutes au drone ce qui m’aurait pris dix ans », précise le paternel.


Verdon Subutex


Tout le reste ? Du pur Graou. « Pour réaliser un truc aussi complet, il fallait la personne qui connaît le mieux le Verdon. Et pour moi, il n’y a pas photo : c’est Bruno », pose Tribout. Installé depuis 35 ans à la Palud, Bruno Clément tient la réputation d’y grimper partout, tout le temps. « La légende dit qu’il grimpe 365 jours par an », confie Philippe Poulet. L’intéressé, lui, hausse les épaules en rétorquant qu’il ne compte pas. « Je fouine, ça me plaît bien », répond-il. Je passe beaucoup de temps dans les montagnes, ici mais aussi tout autour ». Bruno Clément marche de parcs en parcs dans une région qui compte le Mercantour, les Pré-Alpes d’Azur, le Queyras… À l’approche de la soixantaine, le grimpeur n’a pas fini d’explorer son terrain de jeu, infini. « Quand il n’y a personne, c’est là où je me sens le mieux », lance-t-il en prenant un Pépito.


Top Verdon 2025
Vous avez le topo © Pierre-Gaël Pasquiou / Vertige Media

« Donner à faire un topo à Graou, c’est l’assurance d’obtenir un truc biscornu, original, pas hyper précis, continue Philippe Poulet. Mais à chacun son métier et cela il l'a bien compris en corrigeant le tir pour cette nouvelle version. Ce qu'il faut surtout retenir, c'est que Graou est l’équipeur le plus prolifique au monde ces vingts dernières années, et incontestablement le meilleur de toute l’histoire de l’escalade en France. » La légende ne dit pas combien de voies Bruno Clément a équipées. Sans doute des milliers, aux quatre coins du monde, avec toujours le même mantra : se retirer du monde. Justement ça tombe bien, il vient d’équiper « un truc bien ». Nous voilà partis en voiture pour aller voir une voie « graouesque ». En passant par « la city », le centre-ville de La Palud qui tient en un seul carrefour, Graou peste contre les motards et leurs engins bruyants. En nous guidant dans les virages, l’équipeur cause vite, s’agite, gesticule en livrant des indications à la mitraillette. Tout se passe comme s’il fallait vite quitter le monde des hommes.


« L’époque est devenue obsédée par les chiffres. Cela nous fait passer à côté de l’escalade. Si ça ne tenait qu’à moi, au lieu de 6a ou de 7b, je mettrais "beau" ou "extrêmement beau" » Graou

Perché à quelques mètres du belvédère de la Carelle, 300 mètres de vide nous sépare du Verdon, un fleuve à l’eau turquoise qui serpente entre les parois calcaires. Graou s’apprête à avaler 100 mètres de voie. Il faut d’abord se mettre en rappel dans le gaz, puis descendre le sac, puis envoyer Tom. En trois longueurs (7a/7b/8a) et 2h d’ascension, Bruno Clément sort la tête de la paroi comme un ravi de la crèche. Son « truc » est enchaîné pour la première fois. Le nom de la voie porte tout ce que l’auteur trimballe depuis longtemps : une ligne inédite dans une fissure, un gros dévers, pas mal d’engagement. Nom de code ? Vox Clementi in Deserto. « En latin, ça veut dire "La voix de Clément dans le désert" Je trouve que ça me correspond pas mal. »


 « Une belle ligne, un beau caillou, un bel endroit »


Voilà 50 ans que Bruno Clément a décidé de consacrer sa vie à l’escalade. Et depuis sa première prise, l’homme a toujours grimpé en marge de l’époque, des modes et des gens. Pas de compétition, pas de clan, très peu de films, très peu de mots. Comme souvent, la légende s’est bâtie sur l’avis des autres. D’aucuns alimentent le mythe d’un grimpeur hors normes, très fort, d’un type exceptionnel, vrai : un esprit libre. Graou ? Les conteurs ne s’accordent pas. On ne sait pas très bien si cela vient du cri qu’il pousse quand il prend des buts dans les voies (des chutes, ndlr), si c’est parce qu’il vit reculé ou si c’est parce qu’il était tout costaud dans ses jeunes années de grimpe. En nous écoutant parler, l’intéressé plante son regard dans le nôtre et dessine un rictus. Il s’en fout comme de sa première chemise. « J’ai fait tous les sommets. Je montais par une vallée, je redescendais par une autre. Je voulais être seul dans des coins que je choisis moi-même. Mon travail, du moins c’est comme ça que je le voyais, c’était de découvrir le maximum. À l’époque, j’avais des cartes IGN, j’allais partout. Maintenant, tout ça, c’est fini. Je suis sur Google Earth. Depuis l’ordi, tu trouves tout. » Quand on lui demande de définir sa vision de l’escalade, il répond simplement : « Une belle ligne, un beau caillou, un bel endroit ».


Bruno Clément Graou Verdon
Graou, façon cowboy, sur le belvédère de la Carelle © Matthieu Amaré / Vertige Media

Complètement étranger à la gloire, Bruno Clément ne voulait pas que son nom soit imprimé sur la couverture. Son histoire, sa philosophie, son identité semblent antinomiques avec ce que suppose un topo : des notes, des données, des cotations. « L’époque est devenue obsédée par les chiffres, explique-t-il en reprenant un gâteau. Cela nous fait passer à côté de l’escalade. C’est franchement trop con. Si ça ne tenait qu’à moi, au lieu de 6a ou de 7b, je mettrais “beau” ou “extrêmement beau » Pour lui, beaucoup de grimpeurs passent à côté de belles expériences à cause des cotations. « J’ai un client, s’il voit marqué 5c+, il court dans la voie, continue Graou. Si c’est 6a en revanche, il s’écroule. Alors que tout ça est subjectif. C’est dommage. »


Pour les 5000 exemplaires mis en vente, Bruno Clément a donc fait un effort. Il a tout coté, bien aidé par « ses potes », Philippe Poulet et Jean-Baptiste Tribout, qui touchent quand même un peu leur bille. Reste l’exercice de transparence dans l’avant-propos du topo « des cotations souvent vagues surtout dans les nouveaux secteurs (l’équipeur y accordant peu d’importance) ». Pour l’auteur, l’essentiel est ailleurs : dans la simplicité, encore une fois. « Équiper une voie, c’est la rendre accessible aux grimpeurs. C’est ça qui me plaît », conclut-il. Si Bruno Clément équipe des voies seul, il le fait pour les autres. Toute sa vie, le grimpeur s’est rémunéré en matériel - goujon, spit - et en quelconque avantage en nature - l’abonnement à une salle privée pour ses enfants. Guère plus. « Combien de fois ai-je payé des équipements moi-même ?, apostrophe Graou. C’est aussi pour cela que, parfois, les points sont éloignés, par souci d'économie… » Une réalité qui rappelle que le métier obéit d’abord à la passion, jamais à l’accumulation de richesse. « Je gagnerais peut-être un peu d’argent avec le topo mais bon, je trouve qu’au-delà de tout le boulot que ça représente, la responsabilité est énorme. Surtout à une époque où la conception de l’aventure a beaucoup changé. Je pense qu’on fait davantage gaffe. Et je dis pas ça en mal, hein. J’ai toujours considéré que l’escalade était un sport dangereux ».

« Quand on fait ce que je fais, on arrive quand même à se faire pointer du doigt pour de prétendues “nuisances écologiques”. Ça me fait rigoler quand tu sais que t’as des bidasses qui tirent des obus en face » Graou

La voix de Clément dans le désert


Moniteur UCPA, le grimpeur distille son expertise et sa vision de la grimpe en encadrant de temps en temps. Ça permet de faire passer certains messages et ça rajoute des pâtes dans le garde-manger. Mais la vraie rançon de Graou, la plus importante de toutes, c’est la liberté. Celle qui peut le faire enrager contre le camp militaire de Canjuers situé de l’autre côté de la rive et dont les manœuvres d’obus font « trembler les murs de sa maison en hiver ». « Quand on fait ce que je fais, on arrive quand même à se faire pointer du doigt pour de prétendues “nuisances écologiques”, tempête-t-il. Ça me fait rigoler quand tu sais que t’as des bidasses qui tirent des obus en face et des chasseurs qui dézinguent à tout va. » En ce qui concerne l’impact écologique des grimpeurs, Bruno Clément n’a pas jugé nécessaire de dire les termes dans le topo. « Ça me paraît tellement évident de respecter un minimum ce qui se passe autour qu’il n’y a pas besoin de faire des phrases. On n’est pas là par hasard, je pense. »


Loin des légendes et des contes, la vie de Bruno Clément s’est écoulée sans fortune ni providence. « J’ai toujours vécu simplement, pose Graou, les coudes sur la table. Je suis ici parce que j’aime mon environnement et si j’ai fini d’équiper les Gorges, j’irai derrière, dans les montagnes. » Rien ne nous destine à écrire la fin de l’histoire. Même s’il y a de quoi imaginer les prochains chapitres : le célèbre équipeur du Verdon continuera à faire ce qu’il a choisi. Manger des pâtes, faire du piano, fouiner dans les montagnes, grimper avec ses fils et s’envoyer sur de la grande voie deux fois par mois avec sa mère de 81 ans. Pour imaginer la suite, ou d’autres choses, il faudrait couper à travers champ et fendre les herbes folles. Car pour raconter Graou, il faut le voir, pour le croire.

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