Qui est responsable des falaises d’escalade ?
- Matthieu Amaré
- 18 mai
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 14 heures
Falaises fermées, grimpeurs inquiets. Après qu'un accident a entraîné la condamnation de la FFME à 1,6 million d'euros, le déconventionnement des sites d'escalade a bouleversé le paysage de la grimpe française. Alors depuis que la fédération s’est retirée, quel avenir se dessine concernant la responsabilité des sites naturels d’escalade ? Une avocate spécialisée montre la voie.

Maïté Cano, avocate en droit public et grimpeuse chevronnée depuis plus de 25 ans, a développé une expertise juridique pointue sur les questions d'accès aux sites naturels et notamment des sites d'escalade.
Vertige Media : On parle de déconventionnement des falaises depuis plusieurs années. De quoi s’agit-il ?
Maïté Cano : Le déconventionnement, c'est la fin d'un système qui fonctionnait depuis des décennies. Auparavant, la Fédération Française de la Montagne et de l'Escalade (FFME), et également la FFCAM (Fédération Française des Clubs Alpins et de Montagne, ndlr), signaient des conventions avec les propriétaires de falaises - qu'ils soient privés ou publics - comme les communes, par exemple. Ces conventions permettaient à la FFME d'équiper et d'entretenir les sites d'escalade, mais surtout, elles transféraient la responsabilité juridique des propriétaires vers la fédération en cas d'accident. En 2020, la FFME a annoncé qu'elle allait mettre fin à environ 650 de ces conventions. C'est ce qu'on appelle le « déconventionnement ».
Vertige Media : Qu'est-ce qui a déclenché cette décision ?
Maïté Cano : Tout part d'un accident survenu en 2010 sur le site d'escalade de Vingrau (situé dans les Pyrénées-Orientales, ndlr). Un guide de haute montagne et sa compagne grimpaient ensemble quand un énorme bloc de rocher - 1,40 mètre de haut sur 1 mètre de large - s'est détaché de la paroi. Lui a chuté et sa compagne a été gravement blessée au bras droit. Ils ont ensuite poursuivi la FFME, considérant qu'elle était responsable en tant que gestionnaire du site.
« Cette situation menaçait directement l'accès à des centaines de sites d'escalade en France, avec des répercussions potentielles sur le tourisme sportif dans certaines régions où l'escalade représente une activité économique importante » Maité Cano
Ce qui a tout changé, c'est la décision de la Cour d'appel de Toulouse en 2019. Les juges ont estimé que la FFME était responsable car elle avait « la garde de la chose » - comprendre : de la falaise - au moment de l'accident. La fédération a ainsi été condamnée à indemniser les victimes à hauteur de 1.620.000 d’euros. C'est cette condamnation, sans précédent, qui a poussé la FFME et son assureur à mettre fin au système de conventionnement.
Vertige Media : « La garde de la chose » est justement un concept juridique qui semble central dans cette affaire. Pouvez-vous nous l'expliquer ?
Maïté Cano : En droit français, il existe un régime de responsabilité appelé « responsabilité du fait des choses », inscrit dans le code civil. Il dit en substance que vous êtes responsable non seulement des dommages que vous causez directement, mais aussi de ceux causés par les choses que vous avez « sous votre garde ».
Pour illustrer simplement : si une tuile tombe de votre toit et blesse un passant, vous êtes responsable en tant que propriétaire de la maison, même si vous n'avez commis aucune faute. C'est ce qu'on appelle une responsabilité « sans faute » ou « objective ». Dans le cas de Vingrau, la cour a considéré que la FFME avait « la garde » de la falaise par le biais de la convention d'usage, et donc que sa responsabilité était engagée automatiquement lorsque le rocher s'est détaché.
Vertige Media : Concrètement, quelles ont été les conséquences de ce déconventionnement pour les grimpeurs ?
Maïté Cano : Passé le choc de l’annonce, cela a généré beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations, tant de la part des grimpeurs que des propriétaires privés et publics. On a assisté à la fermeture ou à des annonces de fermeture de certains sites, parfois de manière temporaire parce que les propriétaires voulaient connaître l’état des falaises avant d’autoriser la pratique. Il y a eu beaucoup d’articles sur le sujet. Cette situation menaçait directement l'accès à des centaines de sites d'escalade en France, avec des répercussions potentielles sur le tourisme sportif dans certaines régions où l'escalade représente une activité économique importante.
Vertige Media : Face à cette situation, comment les pouvoirs publics ont-ils réagi ?
Maïté Cano : Après une forte mobilisation des collectivités territoriales et des acteurs du milieu de l'escalade, le législateur est intervenu avec le vote de la loi 3DS (Différenciation, Décentralisation, Déconcentration et Simplification) en février 2022. Cette loi a introduit un nouvel article dans le code du sport qui dispose que « le gardien de l'espace naturel dans lequel s'exerce un sport de nature n'est pas responsable des dommages causés à un pratiquant [...] lorsque ceux-ci résultent de la réalisation d'un risque normal et raisonnablement prévisible inhérent à la pratique sportive considérée ».
« Lorsqu'un grimpeur se rend en falaise, il accepte une part des risques inhérents à cette activité. Le propriétaire ou gestionnaire du site n'est donc plus automatiquement responsable d’un accident mettant en jeu la falaise » Maïté Cano
Vertige Media : Le cas de l'accident mortel du viaduc de Vineuil et le jugement qui vient disculper la commune posent-ils une nouvelle jurisprudence en la matière ?
Maïté Cano : Le jugement rendu par le Tribunal administratif d'Orléans porte sur des faits spécifiques: il s'agit d'un accident mortel sur un viaduc et sur une partie où l'escalade était interdite. Le juge retient que l'accident est dû à l'imprudence de la victime qui n'a pas respecté l'interdiction de pratiquer l’escalade, interdiction qui était affichée. Cette décision n'est pas surprenante au regard de la jurisprudence rendue par exemple en matière d'accidents lorsque des personnes escaladent des fontaines ou des murs d'enceinte, ou plus largement des ouvrages publics. Cela dit, elle n'est, en l'état, pas transposable aux accidents qui peuvent se produire en site naturel. La jurisprudence administrative actuelle ne prévoit pas de décision qualifiant un site d'escalade en ouvrage public.

Vertige Media : Qu'est-ce que cette loi change pour les grimpeurs et les propriétaires de falaises ?
Maïté Cano : C'est une avancée majeure car elle réintroduit la notion « d'acceptation du risque » par le pratiquant, qui avait été écartée par la jurisprudence. Concrètement, cela signifie que lorsqu'un grimpeur se rend en falaise, il accepte une part des risques inhérents à cette activité. Le propriétaire ou gestionnaire du site n'est donc plus automatiquement responsable d’un accident mettant en jeu la falaise. Les juges doivent désormais tenir compte du caractère « normal et raisonnablement prévisible » du risque en escalade et en tenant compte du lieu dans lequel l’activité est pratiquée.
Il faut également rappeler que tous les accidents en falaise ne sont pas causés par des chutes de pierre, mais également par des erreurs des pratiquants (assurage, erreurs de sécurité, etc.)
Vertige Media : Comment définit-on ce « risque normal et raisonnablement prévisible » ? Ça semble assez subjectif...
Maïté Cano : Cette notion n'est pas précisément définie dans la loi, et c'est aux juges qu'il reviendra de l'interpréter au cas par cas. Une réponse ministérielle de janvier 2022 donne quelques indications : l'appréciation tiendra compte du comportement des pratiquants, de l'aménagement ou non du site, des installations et de la signalétique mise en place. Cela permet de responsabiliser aussi les usagers qui auraient des pratiques dangereuses. À ce jour, aucune décision de justice n'a encore été rendue sur le fondement de ce nouveau texte. Nous sommes donc dans une période d'incertitude juridique où la jurisprudence va progressivement clarifier cette notion.
Vertige Media : Dans ce contexte incertain, comment s'organise aujourd'hui la gestion des sites d'escalade ?
Maïté Cano : On assiste à l'émergence de nouveaux modèles de gestion plus collaboratifs. Plusieurs départements, comme l'Isère et la Drôme, ont déjà acté de modèles de gestion des sites d'escalade sur leur territoire. D’autres départements sont en train d’y travailler. Ces nouvelles approches reposent sur un partage de responsabilité entre différents acteurs : collectivités territoriales, associations locales, clubs d'escalade, et parfois même des entreprises privées. L'idée est de ne plus faire reposer toute la responsabilité sur un seul acteur, comme c'était le cas avec la FFME. Certains départements inscrivent également les sites d'escalade dans leur Plan Départemental des Espaces, Sites et Itinéraires (PDESI), ce qui facilite leur gestion.
« Signaler aux gestionnaires du site tout problème constaté sur les équipements ou la falaise elle-même est un acte citoyen qui contribue à la sécurité collective » Maïté Cano
Vertige Media : Quels conseils donneriez-vous à un·e grimpeur·se concernant sa responsabilité personnelle lorsque l’il/elle pratique en falaise ?
Maïté Cano : Je conseillerais d'abord de se tenir informé du statut des sites où l'on grimpe : sont-ils conventionnés, gérés par une collectivité, ou dans une zone où l'accès est toléré mais non officiellement encadré… Ensuite, il faut adopter une pratique responsable : acheter les topos, vérifier son matériel et porter un casque, respecter ses limites techniques, et être conscient que l'escalade en milieu naturel comporte des risques inhérents que l'on accepte en pratiquant.
Il est conseillé de souscrire une assurance adaptée, comme celle proposée avec la licence FFME ou FFCAM, qui couvre non seulement les accidents dont on pourrait être victime, mais aussi la responsabilité civile si l'on cause un dommage à autrui. Enfin, signaler aux gestionnaires du site tout problème constaté sur les équipements ou la falaise elle-même est un acte citoyen qui contribue à la sécurité collective.
Vertige Media : Comment voyez-vous l'avenir de l'accès aux sites naturels d'escalade en France ?
Maïté Cano : Je reste optimiste malgré les difficultés. La loi 3DS a apporté un premier cadre juridique plus équilibré, et les initiatives locales montrent que des solutions émergent. L'enjeu est considérable : l'escalade connaît un essor sans précédent, notamment depuis son entrée aux Jeux olympiques, et plus largement, tous les sports de nature attirent de plus en plus de pratiquants. De fait, les collectivités locales ont un rôle à jouer et on peut constater que beaucoup prennent ce rôle avec intérêt afin de créer un modèle de gestion plus territorialisée. La responsabilité sera davantage partagée entre tous les acteurs, y compris les pratiquants eux-mêmes.
Ce qui est certain, c'est que la préservation de l'accès aux sites naturels d'escalade nécessite une prise de conscience collective des enjeux juridiques, environnementaux et sportifs. C'est un équilibre délicat à trouver, mais essentiel pour l'avenir de notre pratique et plus largement pour la pratique des sports de nature.