Alpinistes de Staline : des cimes aux purges de l'URSS
- Pierre-Gaël Pasquiou

- 14 sept.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 sept.
On dit généralement que l'alpinisme est l'art de tutoyer les sommets. Mais qu'arrive-t-il quand les sommets deviennent camarades, et que derrière chaque exploit se cache une étoile rouge et la moustache d’un certain Joseph ? Dans son livre décoiffant et glaçant, Alpinistes de Staline, Cédric Gras explore comment deux frères, géants des neiges et icônes soviétiques, ont grimpé jusqu'aux cimes du communisme avant d’être rattrapés par le vertige stalinien.

L’alpinisme est un sport ambigu : à la fois quête d’absolu, art délicat du vide, et désir irrépressible de se hisser au-dessus du commun des mortels. Alors, imaginez ce qui arrive lorsque ce commun devient communiste, lorsque chaque sommet conquis doit glorifier un régime pour lequel le « sommet » suprême est d'écraser ses propres héros. Avec Alpinistes de Staline, Cédric Gras livre une enquête historique qui flirte avec le polar, raconte l'aventure comme un roman russe, et révèle le tragique destin des frères Abalakov : alpinistes géniaux, héros oubliés, victimes d'un régime pour qui même l’air pur des sommets était un terrain politique miné.
Entre l’adrénaline des ascensions à 7 000 mètres et l’effroi des purges staliniennes, cette histoire plonge dans un paradoxe cruel : comment peut-on conquérir les cimes et finir en cellule ? Comment passer d'idole nationale à ennemi du peuple sans avoir rien changé, sinon de contexte politique ? On savait déjà que l’URSS avait la main lourde, on découvre ici qu’elle avait aussi la corde sensible.
Fraternité, pic Lénine et assassinat politique
Deux frères sibériens, une montagne de talent, et une idéologie prête à tout pour gravir les sommets… Bienvenue dans l’URSS stalinienne vue d’en haut. Vitali et Evgueni Abalakov, orphelins de Krasnoïarsk, découvrent très tôt les joies de la verticalité sur les rochers des Stolby. Dans les années 1920, alors que le communisme fait ses premières armes, ils rejoignent Moscou et le club très chic – enfin prolétaire, mais chic quand même – des premiers alpinistes soviétiques. Leur mission ? Faire de l’alpinisme autre chose qu'un luxe bourgeois : désormais, c'est la classe ouvrière qui grimpe au sommet pour y planter des bustes de Lénine et de Staline. Les deux frangins Abalakov deviennent très vite les stars d’une propagande soviétique dopée à la testostérone et à l’héroïsme des grands espaces.
Dans les années 1930, Vitali, le cartésien à lunettes, et Evgueni, artiste charmeur aux mains d’acier, multiplient les premières dans le Caucase et les pics vertigineux du Pamir. En 1933, Evgueni s’offre la première ascension officielle du pic Staline (7 495 m), la plus haute montagne d’un pays qui aime toujours viser plus haut. Un an plus tard, les frérots signent ensemble une ascension triomphale du pic Lénine (7 134 m). Tout roule, jusqu’à ce que le destin leur glisse une peau de banane en 1936, sur les flancs redoutables du Khan Tengri (7 010 m). Une tempête fauche leur camarade suisse, Lorenz Saladin, et Vitali rentre amputé de plusieurs phalanges. Un drame ? Pour le régime, c'est simplement la preuve héroïque du courage bolchevik.
Si Lionel Terray voyait les alpinistes occidentaux comme des « conquérants de l’inutile », Vitali et Evgueni Abalakov, eux, étaient forcés de devenir des « conquérants de l’utile »
Mais quand la Grande Terreur déboule en 1937-1938, les héros d’hier deviennent vite les traîtres d’aujourd’hui. Vitali, coupable de trop d’amitiés étrangères et de vagues origines bourgeoises, est arrêté, torturé et jeté en prison pour « activités contre-révolutionnaires ». Il en ressort deux ans plus tard, brisé, libéré par un miracle bureaucratique digne de Kafka. Evgueni, lui, réussit à garder sa tête sur ses épaules : le régime lui doit bien ça, il sculpte des statues officielles, façon artiste d'État, et continue de grimper, sans trop se poser de questions, les pics comme les échelons du Parti. Pendant la guerre, chacun fait sa vie : Evgueni joue au soldat dans les montagnes du Caucase, tandis que Vitali, trop affaibli pour la bataille, dessine du matériel en coulisse.
Leur lien, pourtant, s’étiole. Et en 1948, nouvelle chute : Evgueni est retrouvé mort dans sa salle de bain, asphyxié au monoxyde de carbone, avec un ami. Suicide ? Accident domestique ? Assassinat politique ? Les proches n’y croiront jamais vraiment, laissant flotter autour de lui un parfum de mystère toxique.
Vitali, lui, reprend la route des sommets malgré les cicatrices physiques et morales. Il invente la célèbre lunule Abalakov – ce truc génial bien utile en cascade de glace –, organise les fameuses « alpiniades » soviétiques pour former des générations de grimpeurs robustes, et continue d’encadrer, d’organiser et de conseiller des expéditions et des alpiniades (notamment au Pamir) à 75 ans bien sonnés. Il s’éteint finalement en 1986, après avoir passé sa vie entre les cimes héroïques et les profondeurs lugubres d’une époque où même les montagnes avaient leurs petits papiers au NKVD.
Cédric Gras, russophone et aventurier patient, s’est glissé dans les archives du KGB et jusqu’aux glaciers du Pamir pour ressusciter ces deux frères aux destins aussi vertigineux que tragiques. Son enquête n’est pas seulement un récit d’alpinisme : c’est l’histoire d’un siècle où, entre sommet et précipice, le vertige était d’abord politique.
Quand l’idéologie met la montagne au pas
Avec Alpinistes de Staline, Cédric Gras propose un livre hybride, à mi-chemin entre récit historique et thriller montagnard, qui vous accroche dès les premières pages. Ici, l’alpinisme n’a rien d’un plaisir désintéressé : au pays des Soviets, les cimes se conquièrent pour la Patrie et le Parti, avec un grand « P » comme Propagande. Si Lionel Terray voyait les alpinistes occidentaux comme des « conquérants de l’inutile », Vitali et Evgueni Abalakov, eux, étaient forcés de devenir des « conquérants de l’utile ». Il fallait bien rentabiliser ces sommets, au prix même de la liberté du geste alpin.
Cédric Gras décortique ainsi finement comment une pratique a priori apolitique (ou du moins naïvement perçue comme telle) devient une arme de prestige aux mains d’un régime totalitaire. L’idée de grimper avec un buste de Staline dans son sac, histoire de l’exhiber sur un sommet à 7000 mètres, a quelque chose de presque absurde – un sketch tragique, une farce glacée, mais tellement révélatrice de l’obsession soviétique du symbole. Le parallèle subtil établi avec l’alpinisme nazi, qui manipulait lui aussi ses héros montagnards, offre une réflexion inattendue sur la capacité des régimes autoritaires à confisquer jusqu’à la pureté du geste sportif.

Côté style, l’auteur assume pleinement sa posture d’écrivain-voyageur, jouant avec les codes du récit documentaire sans jamais devenir barbant. Cédric Gras maîtrise un équilibre délicat : son texte fourmille de détails historiques précis et documentés, mais évite constamment le piège du didactisme indigeste. L’humour discret et parfois grinçant distillé ici ou là permet même de respirer dans une atmosphère qui aurait vite pu devenir irrespirable – parce que bon, entre deux ascensions dantesques et une purge stalinienne, on ne rigole pas vraiment tous les jours.
L’enjeu fondamental du livre, c’est la transmission. Transmission d’une mémoire enfouie, d’un morceau de l’histoire soviétique oublié
Mais – parce qu'il y a toujours un mais – ce goût prononcé pour l’exhaustivité peut devenir étouffant. L’auteur semble parfois victime d’un TOC documentaire : tout doit être relaté, même l’ascension la plus obscure, au risque de noyer le lecteur sous une avalanche de patronymes sibériens et de sommets imprononçables. Certains passages gagneraient à être élagués, allégés, épurés. Cette honnêteté intellectuelle louable, ce refus absolu de combler par l’imagination les blancs laissés par les archives, enlève parfois au récit le frisson d’un suspense qui aurait pu être captivant.
Malgré ces petites réserves, Alpinistes de Staline reste un livre essentiel, qui réussit à transformer une histoire méconnue en véritable expérience de lecture. Une plongée fascinante au cœur d’une époque glaçante, qui révèle comment même les sommets enneigés peuvent devenir un terrain miné quand c’est l’histoire qui vous encorde.
Quand un détail technique mène à une aventure littéraire
La naissance d’un livre tient souvent à peu de choses : une anecdote, un hasard ou une obsession qui finit par vous hanter. Pour Cédric Gras, tout part d’une technique – la fameuse « lunule Abalakov », ce génial bricolage d’assurage en escalade glaciaire consistant à former une boucle au sein même de la glace, dans le but d’y glisser une corde. Longtemps, Cédric Gras n’y prête guère attention, jusqu’au jour où, après quinze années d’expatriation et d’aventures diverses dans l’ex-URSS, le nom « Abalakov » ressurgit comme un vieux refrain soviétique oublié. Là, c’est le déclic : derrière cet accessoire technique se cache une histoire fascinante, des personnages hors normes, et une tragédie oubliée sur fond de propagande stalinienne.

Ce qui titille d’abord Cédric Gras, c’est le contraste radical entre les sommets éblouissants et la noirceur abyssale du système soviétique. Cette fascination initiale se double d’un ras-le-bol culturel : assez d’entendre toujours la même rengaine anglo-saxonne sur les aventuriers de l’Everest. Pourquoi ne pas mettre en lumière des héros venus de l’Est, des histoires qui valent aussi la peine d’être racontées ? Et voilà comment les frères Abalakov, héros soviétiques tombés en disgrâce, deviennent une obsession littéraire.
Pour mener son enquête, Cédric Gras s’est plongé dans une véritable chasse aux trésors documentaires. Deux années durant, il dépouille archives soviétiques, carnets d’expédition poussiéreux, et documents du NKVD – rien de moins que le KGB vintage. Imaginez un instant : un auteur, seul face aux procès-verbaux jaunis de la police secrète stalinienne, découvrant page après page comment des héros nationaux se retrouvaient brutalement accusés de sabotage contre-révolutionnaire.
Cédric Gras n’est pas un témoin de l’histoire, il vit dedans : l’ex-URSS devient son terrain de jeu, son laboratoire d’idées, et très vite son obsession littéraire.
Mais Cédric Gras n’est pas qu’un rat d’archives. En bon alpiniste-explorateur, il est allé chercher les ambiances sur place : du camp de base du pic Lénine à l’âpre Sibérie natale des Abalakov, il s’est immergé dans ces lieux où l’histoire s’est écrite à coups de piolets, de crampons, et parfois même de balles dans la nuque. Il rencontre les descendants des protagonistes, dont Alexeï Abalakov, fils d’Evgueni, encore convaincu que son père a été victime d’un assassinat politique déguisé en banal accident domestique. Autant dire que l’auteur met les mains dans la glace et dans le cambouis, nourrissant son texte autant par le sensoriel que par le factuel.
Ainsi naît Alpinistes de Staline, récit porté par une double identité : celle du journaliste intrépide qui fouille les archives, et celle de l’aventurier curieux qui grimpe physiquement sur les traces de ses héros tragiques. Cédric Gras assume pleinement ce mélange des genres : pour lui, l’enjeu fondamental du livre, c’est la transmission. Transmission d’une mémoire enfouie, d’un morceau de l’histoire soviétique oublié, et surtout de cette conviction que même les plus hauts sommets peuvent être écrasés par les bottes d’un régime totalitaire.
Au fond, tout part d’un étonnement teinté d’indignation : comment un État peut-il glorifier ses héros un jour, et les jeter en prison le lendemain ? Cette question brûlante est devenue un livre nécessaire, émouvant et profondément humain. C’est ainsi que Cédric Gras, à partir d’un simple bout de métal et d’un souvenir vague, nous offre une plongée fascinante et troublante dans les coulisses glacées du siècle rouge.
Cédric Gras : l’écrivain-voyageur qui fait rimer aventure avec écriture
S’il fallait résumer la vie de Cédric Gras en une formule, on pourrait dire qu’il est l’homme qui a fait du globe terrestre son bureau. Né en 1982, cet écrivain-géographe n’a jamais caché son goût immodéré pour les chemins détournés et les régions dont personne ne parle jamais. Très jeune, il multiplie les aventures qui font rêver autant qu’elles donnent froid aux pieds : traversée à cheval de la Mongolie, Chine à vélo, randonnées tibétaines... Autant dire que ses années étudiantes ne ressemblent pas exactement à une sage préparation à la vie en entreprise.
Diplômé en géographie, Cédric Gras décide rapidement que sa zone de confort sera définitivement à l’est du rideau de fer. Après un mémoire à Omsk, ville sibérienne où même les thermomètres rêvent de vacances au soleil, il file à Vladivostok enseigner le français à des étudiants russes. Direction ensuite Donetsk, en Ukraine de l’Est, où il dirige l’Alliance française de 2010 à 2014, aux premières loges d’un conflit qui secoue l’Europe jusqu’à aujourd’hui. Cédric Gras n’est pas un témoin de l’histoire, il vit dedans : l’ex-URSS devient son terrain de jeu, son laboratoire d’idées, et très vite son obsession littéraire.
Ses récits naissent alors naturellement de ces expériences : dans Vladivostok, neiges et moussons (2011), il raconte la Russie du bout du monde. Avec Le Nord, c’est l’Est (2013), il explore une Russie arctique à la fois immense et confidentielle, tandis que L’Hiver aux trousses (2015) l’emmène à travers une Russie automnale qui ne semble jamais vouloir finir. Cédric Gras aime mélanger les genres : ses livres combinent poésie, géopolitique et anecdotes où se devinent l’ironie douce-amère d’un écrivain au regard affûté.
En 2016, il franchit une nouvelle frontière littéraire en s’essayant au roman : Anthracite plonge dans l’univers sombre et poussiéreux du Donbass minier, directement inspiré de son vécu ukrainien. Finaliste du prix de Flore, le livre confirme que Cédric Gras sait aussi faire jaillir la fiction des réalités les plus dures.
Son obsession pour l’espace postsoviétique le mène jusqu’aux confins glacés de l’Antarctique russe, expérience extrême qu’il relate dans La Mer des Cosmonautes (2017). L’écrivain-voyageur se double d’un écrivain-explorateur, passionné par les paysages spectaculaires, qu’ils soient faits de steppes infinies, de glaciers menaçants ou de montagnes indomptables. Son style sobre, jamais tape-à-l’œil mais toujours précis, traduit cette sensibilité particulière : Cédric Gras ne veut pas seulement décrire, il veut toucher, émouvoir, faire réfléchir.
Cette fascination pour les histoires dissimulées, les destins en marge et les territoires négligés structure toute son œuvre. Qu’il explore la mer d’Aral asséchée dans Les routes de la soif (2025) ou les sommets maoïstes dans Alpinistes de Mao (2023), Cédric Gras raconte les mondes en crise avec une poésie et un humanisme engagé.














